EMLYON : le big bang

Bernard Belletante, nouveau directeur général d'EMLYON dévoile sa stratégie « de rupture » pour propulser l'établissement « acteur global » sur un échiquier des business schools en pleine révolution, numérique, pédagogique, territoriale. Il annonce doubler le chiffre d'affaires d'ici 2020. L'école en a-t-elle les moyens, financiers et humains ? Et du socle consulaire auquel elle est cimentée, peut-elle prétendre devenir une « marque mondiale » ?

Acteurs de l'économie : Voilà cinq mois que vous êtes aux commandes d'EMLYON, que vous aviez quitté en 2002, alors adjoint de Patrick Molle et à la tête de la Grande Ecole. Ces dernières années, EMLYON a traversé plusieurs tempêtes, en premier lieu de gouvernance et managériales. Dans quel état, notamment social, avez-vous (re)trouvé l'établissement ?

Bernard Belletante : J'ai découvert une « maison » qui a su conserver les bons réflexes d'une excellence interne, préserver les valeurs fondatrices, et gérer l'essentiel. Les salariés sont en attente de grandes orientations mais manifestent une réelle confiance, et le chaleureux accueil qu'ils m'ont réservé a permis de bâtir la première vision stratégique de l'école de manière extrêmement rapide.

Vous faites l'objet d'une audacieuse comparaison avec l'exécutif national : « Enfin un vrai patron » (comme Manuel Valls après Jean-Marc Ayrault), « malheureusement » sous une tutelle défaillante (la Chambre consulaire versus François Hollande) et dont « l'état de grâce est désormais passé ». Place donc à la présentation de votre plan stratégique : quels en seront les axes majeurs ?

Ce plan stratégique vise moins à répondre aux problèmes de l'établissement qu'à l'armer pour faire face avec succès aux enjeux qui sont en train de métamorphoser le secteur. Avec la CCI de Lyon et les acteurs de la gouvernance, nous partageons un même « méta objectif » : EMLYON doit exercer un rôle primordial d'attractivité mondiale du territoire. Et pour cela, doit être un acteur mondial dans sa propre industrie. Pour y parvenir, trois grands challenges doivent être relevés.

Le premier est celui de la globalisation. Une business school doit être bien plus qu'internationale - exportation de formations, échange d'étudiants, etc. - : elle doit être globale, c'est-à-dire produire et déployer son savoir-faire hors de son territoire. Le second porte sur la révolution digitale. Notre filière connait une inédite remise en cause de ses fondements : jamais dans son histoire le bouleversement n'avait été d'une telle rapidité et d'une telle ampleur. Sur quel socle s'était-elle construite ? La capacité à diffuser du savoir, à faire assimiler des connaissances aux étudiants, à sanctuariser la valeur du diplôme. Or désormais le savoir est gratuit, la contribution des écoles à cette assimilation est contestée, et la valeur d'un parchemin délivré par l'Etat est reléguée derrière le principe, dominant, de réputation.

Bernard Belletante

Troisième enjeu clé : maintenir et même élever la performance dans un contexte disruptif de ressources financières. Le temps où les chambres de commerce subvenaient copieusement, est révolu ; nous quittons un modèle semi-public pour un modèle d'autonomie financière. Autre performance que nous devons développer : celle dite sociale et sociétale. Elle interroge notre responsabilité au quotidien, comme par exemple dans la crise financière de 2008. A notre niveau, n'y avons-nous pas contribué par le contenu de certains enseignements ? Former les futurs dirigeants d'organisations implique de les sensibiliser aux problématiques du long terme, et exige de notre part d'être exemplaire dans ce domaine. Enfin, pour devenir acteur mondial, nous devons devenir une marque mondiale - à ce jour en France seules l'Insead et HEC peuvent la revendiquer.

Ce plan stratégique, quelles carences doit-il combler et quels atouts doit-il consolider ?

EMLYON est une belle école internationale mais elle n'est pas encore une école globale. Son activité demeure fortement concentrée sur Écully, et le campus de Shanghai a encore pour vocation principale d'accueillir les étudiants français ; l'objectif est donc de recruter des participants non français à l'extérieur de la France. Le cosmopolitisme du corps enseignant (plus de 40%), certaines expertises de niveau mondial, et la singularité de programmes comme IDEA (Innovation, design, entrepreneurship et arts, développé avec Centrale Lyon) nous y aideront.

Dans le domaine du numérique, nous ne sommes ni en avance ni en retard. Isolément des actions de grande envergure ont été menées, mais elles n'ont pas été inscrites dans une politique générale. Celle-ci est absolument indispensable. Une fois les systèmes d'information redéfinis et les processus d'apprentissage - unités de temps et de lieu - décomposés puis reconstitués, elle pourra impacter chaque programme. D'importants investissements y seront consacrés, et la qualité de l'innovation qui caractérise la pédagogie actuelle crédibilise l'ambition.

Enfin, en matière de performance financière, l'établissement va retrouver le chemin d'une croissance et d'une rentabilité qu'il n'aurait jamais dû quitter.

Mais comment allez-vous procéder ? En 2013, le rapport de la Chambre régionale des comptes prédisait trois sombres années à venir. Raréfaction des subventions publiques, diminution drastique des contributions consulaires mais aussi des entreprises fragilisées par l'environnement économique, demandes élevées d'investissement pour contre-attaquer après cinq années atones : « Où trouvera-t-il les moyens de ses ambitions ? », s'interrogent les salariés...

Je n'ai aucun souci ! EMLYON est comme une belle Ferrari qui n'aurait pas roulé à pleine vitesse. Ces dernières années elle s'est peu développée. Cette stratégie a eu au moins une conséquence positive : la trésorerie est confortable, et nous allons donc en investir une partie sur les trois prochains exercices pour relancer la dynamique et financer les relais de croissance. Et je prends même l'engagement de dégager un autofinancement significatif à partir de 2017-2018. Pour cela, nous allons doubler le nombre d'étudiants sur certains programmes traditionnels, exploiter au mieux l'offre bachelor nouvellement créée à Saint-Etienne, créer des campus à l'international en distanciel et présentiel.

Nous allons également explorer d'autres voies, comme l'ouverture des masters spécialisés en format part time pour les adultes, l'intensification de notre activité sur Paris... Ainsi nous doublerons le nombre consolidé équivalent full time d'étudiants d'ici 2020, et notre budget annuel aujourd'hui de 53 millions d'euros atteindra les 100 millions. Et n'oublions pas que grâce au support numérique, nous entrons dans une logique de rendement croissant : le nombre d'enseignants ne progressera pas de manière proportionnelle à celui des étudiants.

EM LYON

Ces dernières années, la stratégie internationale s'était polarisée sur la Chine, au détriment d'autres opportunités. Travaillerez-vous à rééquilibrer le centre de gravité des coopérations et des enracinements internationaux ?

Rééquilibrage mais aussi accélération. Notre stratégie se concentrera sur les pays émergents, véritables relais de croissance, suivant une diagonale Shanghai - Sao Paulo. En Chine, nous allons partager un campus avec un partenaire local, créer des programmes - BBA et MBA - pour les autochtones, développer les partenariats avec les entreprises. Dès 2015, nous allons tester des programmes, très innovants, en Afrique francophone : finis les cours statiques, place aux modules de blended learning au sein de campus éphémères qui accueilleront les étudiants une semaine après cinq autres de travail préparatoire individuel. Puis ce sera au Moyen-Oient (attractif pour les Indiens) et, pour 2018, du continent nord-américain que nous aborderons forts du soutien d'une fondation locale dévolue aujourd'hui aux projets de startups.

Historiquement, l'entrepreneuriat a constitué le socle identitaire singulier de l'école. Aujourd'hui, pas un seul établissement de renom ne le revendique pas. Comment espérez-vous relancer une dynamique de différenciation ?

Paul Bocuse peut présenter ses recettes dans Elle, les lectrices ne se mettront pas à imiter le chef ! Aucune grande école ne peut revendiquer notre bilan : un incubateur qui a créé 1 250 entreprises dont 1 000 demeurent vivantes et continue de porter jusqu'à 100 projets chaque année, un savoir-faire, une pédagogie, et une mise en réseau uniques, le lancement du premier MOOC destiné au sujet, un leaning lab et un fab lab dans le sillage d'IDEA dédiés aux projets de création d'entreprises. Et même un professeur, Alain Fayolle, premier non english speaking native président de l'Academy of management section entrepreneurship. L'entrepreneuriat est donc bien dans notre ADN : reste à mieux le faire savoir en interne comme à l'extérieur.

Quels objectifs quantitatifs et qualitatifs fixez-vous aux équipes dévolues à la formation continue ?

Formation continue versus formation initiale : tout ça doit appartenir au passé. Nous ne sommes plus dans le schéma, figé, du jeune diplômé qui dix ans plus tard est « envoyé » - horrible vocable ! - se former par un employeur soucieux de dépenser son budget ad hoc. Nous sommes entrés dans l'ère de l'apprentissage permanent. Sommes-nous capables de proposer des parcours d'apprentissage grâce auxquels les entreprises repèrent très tôt des étudiants appelés ultérieurement à poursuivre leur parcours chez nous ? Pourquoi ne proposerions-nous pas aux recruteurs de nos jeunes diplômés un crédit de formation de 100 heures sur les trois années suivantes ? Ecoles et entreprises sont liées par une même préoccupation : le développement permanent des compétences.

Bernard Belletante

La possible adoption à terme d'un enseignement exclusivement anglophone en serait le symbole ultime : la transformation de l'école réclame-t-elle la mutation de son ADN originel ? Comment allez-vous procéder pour ajuster l'établissement aux codes internationaux - et uniformisateurs - des business schools sans dissoudre l'identité ?

La pratique des langues étrangères est un sujet clé, qui agite la communauté. Comme dans beaucoup d'autres industries, la notre est dictée par l'anglais. Il est impératif que chaque collaborateur le maîtrise totalement, tout comme il est indispensable de promouvoir chez les étudiants la pratique impeccable de l'espagnol et celle, même imparfaite, du chinois ou de l'arabe. Porter l'établissement vers la globalisation passe par cette exigence. En revanche, le français demeure notre langue de communication dès lors que tous les intervenants d'une réunion le pratiquent.

Et cela ne changera pas : substituer l'anglais au français comme langue de travail, si tout le monde parle français, signifierait succomber à une homogénéisation stupide et détruirait une partie de ce qui fait notre richesse. Accréditations Equis, AACSB et AMBA : EMLYON répond à tous les grands codes académiques internationaux. Là où en revanche nous devons progresser, c'est dans le domaine des codes professionnels, qui sont les marqueurs des partenariats avec les entreprises non françaises.

L'un de vos chantiers les plus déterminants et urgents est celui d'une organisation limpide, efficace, structurée, à même de se substituer à celle, chaotique et quasi anarchique, qui prévalait depuis plusieurs années. Comment la concevez-vous ?

En vigueur depuis le 1er septembre, je l'ai construite autour des grands enjeux stratégiques. La direction global affairs est en charge de la globalisation, la direction académique regroupe les métiers ad hoc - avec pour objectif de placer l'innovation numérique au centre de l'activité et de la pédagogie -, une troisième direction est responsable de la performance et se concentre sur l'ensemble des ressources, matérielles et immatérielles. Une direction talents et identités a été créée ; préférée à la traditionnelle DRH, elle a pour responsabilité de développer les talents chez les étudiants comme chez les collaborateurs et d'en nourrir l'identité de l'école.

Enfin, une direction entreprises est née, sorte de guichet unique pour les entreprises et qui doit permettre de nouer avec elles de nouvelles relations. Toute cette organisation vise à passer d'une éducation par les stocks (d'étudiants, de diplômes, de livres, de salles de cours, de professeurs...) à une éducation par les flux.

Pour réussir votre mission, au plan personnel sur quels atouts vous appuierez-vous, quelles faiblesses devrez-vous corriger ou palier ?

Je repère vite et à l'avance les évolutions stratégiques de notre industrie et de celles qui l'environnent. Je suis un tueur de dogmes, et ne suis jamais autant déterminé et imaginatif que lorsqu'on m'affirme qu'« ici ce n'est pas possible », que « là on ne peut rien faire ». Je suis également très curieux, et observe beaucoup, car on apprend en premier lieu des autres. A « Je pense donc je suis », je préfère « Nous partageons donc nous sommes ». Enfin, je suis absolument intransigeant au plan éthique. Pour ces raisons, je suis impatient et peux être rigide.

Je suis un entraîneur : je définis la stratégie mais aussi écoute les troupes pour l'affiner, l'amender, in fine l'enrichir. Et je sais changer d'avis. Mais lorsqu'il faut agir, je prends mes responsabilités.

Bernard Belletante

L'accomplissement de votre plan stratégique repose sur deux pieds : managérial et financier. Le corps social vous attend comme le Messie, mais il est usé, fataliste, voire résigné et même découragé par les vicissitudes passées. Pire, il a tendance à cultiver une défiance systématique pour le changement. Les mêmes sont à la fois séduits et inquiets par votre style « extrêmement déterminé, tout entier vers l'accomplissement, tranchant voire autoritaire ». Bref, la prudence et la résistance cohabitent avec l'espérance et la détermination...

J'ai été à l'écoute de chacun de ceux qui a souhaité en discuter de vive voix. Cette vision, je la portais en moi au moment de mon arrivée, mais elle est partagée et s'est enrichie au sein de l'équipe de direction, unanimement mobilisée pour explorer ces nouveaux territoires et porter la révolution éducative.

Quelle méthode comptez-vous employer pour remobiliser cette communauté, hétérogène, indépendante, et culturellement indocile ? Par exemple, vous engagez-vous à accorder le droit de vote aux deux représentants - personnels administratif et enseignant - qui siègent au conseil d'administration et ainsi à « reconnaître » un corps social que Patrick Molle avait placé sous l'éteignoir ?

Il n'appartient pas au directeur général de décider si les salariés peuvent ou non avoir le droit de vote. A chacun son métier et ses responsabilités, et en l'occurrence c'est à la gouvernance qu'incombe une telle décision...

Certes, mais vous avez une opinion, et elle pèse de manière décisive dans les arbitrages...

Et bien je ne suis pas favorable à ce droit de vote. Je suis administrateur d'entreprises, et dans les très rares d'entre elles qui accordent un droit de vote aux salariés, j'ai vu se multiplier les procédures, les « conseils stratégiques », les réunions de préparation, bref une lourdeur administrative et organisationnelle inadaptée à notre configuration et à nos enjeux. D'autre part, je me suis engagé à rencontrer les principaux collaborateurs après chaque CA, les représentants des salariés qui y siègent peuvent me solliciter avant la tenue desdits CA, et je tiens le CE régulièrement informé des orientations. Le CA n'est pas le lieu d'arbitrage des possibles oppositions entre direction et collaborateurs, il est celui où l'on détermine les orientations stratégiques. Voilà comment je conçois une gouvernance respectueuse, mobilisatrice et efficace. Ceci dit, convaincu du dialogue social, je m'adapte à toutes les situations.

Des enseignants et des salariés sont inquiets quant aux répercussions sociales de votre plan de redressement. Certains mêmes comprennent que leurs compétences ne sont plus adaptées aux exigences nouvelles. Sont-ils condamnés ?

La France est un pays d'inquiets, il n'est donc pas anormal qu'à EMLYON des salariés le soient également ! Ces collaborateurs ont conscience que leur industrie connait un profond bouleversement, et je comprends leur fébrilité. L'enjeu pour eux et ma propre responsabilité de patron, c'est de faire en sorte que cette inquiétude devienne motrice. La confiance en est la clé de voûte. Chaque salarié, et particulièrement chaque professeur, doit savoir que notre stratégie lui réserve une place, dès lors bien sûr qu'il adhère au projet. Nous sommes arrivés à la fin du modèle monolithique de l'enseignant-chercheur sommé d'exceller en recherche, en pédagogie, en entreprise, en anglais, etc... EMLYON sera la première grande école à transformer le métier de professeur.

La métamorphose de notre chaîne de valeurs - compétences, action, sens - et la révolution numérique permettent d'ouvrir la porte à de nouveaux savoir-faire mais aussi de réorienter d'actuels collaborateurs vers des domaines, comme l'action learning, où ils épanouiront encore mieux leur talent. Ceci au profit des auditeurs, de l'établissement, et bien sûr d'eux-mêmes. Pour autant, soyons clair : ma responsabilité n'est pas de rassurer, elle est de tracer la voie. Après, chacun est libre de l'emprunter ou non.

Le Financial Times vient de publier son ranking 2014 des « masters en management ». EMLYON dégringole de la 11e à la 20e place. « Le juste aboutissement de plusieurs années de déclin », résume un enseignant. Finalement, une telle claque n'est-elle pas bénie ? Le corps social n'a plus d'autre choix que de rallier sans conditions votre plan stratégique...

Personne ne peut se réjouir d'un tel décrochage. Mais ce témoignage d'un professeur n'est pas faux, et ce déclassement illustre l'urgence du « retournement » que nous devons opérer.

Dans un contexte financier aussi contraint, comment pensez-vous attirer les professeurs correspondant aux nouvelles ambitions, notamment internationales, de l'école ?

Le poste « enseignants » figure, comme d'autres, dans les charges d'exploitation. Et cette ligne comptable, j'aurai les moyens d'ici les quatre prochaines années de l'augmenter substantiellement, puisque nous procéderons à l'embauche d'une quarantaine de professeurs chercheurs, instructeurs ou superviseurs. En 2020, l'établissement emploiera 180 à 190 enseignants.

Certes, bien sûr, les « stars » qui émargent au-delà de 150 000 €/an (et peuvent culminer à 300 000 €) ne feront pas partie du plan de recrutement. Pour autant, nous ne manquerons pas d'arguments pour convaincre de grands noms de nous rejoindre. La nature, l'envergure, l'épaisseur, et la singularité d'un projet à la fois entrepreneurial et qui fait sens, sont « aussi » déterminantes au moment de choisir une affectation. Un professeur est un artiste, sensible à l'environnement socio-économique, désireux d'améliorer son employabilité, et engagé pour une période limitée. Notre projet peut séduire les plus brillants et même les convaincre à des sacrifices financiers temporaires.

A la lumière de son comportement passé - gestion ubuesque du « cas » Molle, échec du recrutement de Philippe Courtier, flottements liés à la désignation temporaire d'un Bruno Bonnell novice dans la profession et légitimement contraint par ses autres engagements -, des moyens financiers en régression irréversible qu'elle alloue à l'école, et d'une compétence contestable dans votre domaine d'activité, la tutelle consulaire a-t-elle encore lieu d'être ?

Je suis extrêmement pragmatique là-dessus. Celui qui paye pilote. Or la CCI représente une part considérable du budget, et donc est totalement légitime dans sa responsabilité tutellaire...

Certes, elle déleste l'établissement du loyer, mais sa subvention annuelle directe n'est plus que de 3 millions d'euros. Cette part consolidée pèse aujourd'hui 12% du budget, mais d'ici 2020 seulement 6%. Vous affranchir de cette tutelle ne serait donc plus une chimère...

La Chambre régit l'établissement depuis sa naissance, et elle honore des engagements financiers déterminants. Elle prend des risques, exerce avec rigueur et fidélité sa responsabilité de « prêteur en dernier ressort », et nous nous sommes accordés sur la vision. Bien sûr, des sujets aussi capitaux que l'évolution juridique de l'école peuvent être abordés, mais pour l'heure nous sommes en phase.

EMLYON deviendra de plus en plus une entreprise, et il ne doit qu'à elle-même d'être indépendante de la Chambre. Mais les mêmes salariés qui réclament le départ de la Chambre sont-ils prêts aux engagements voire aux sacrifices consubstantiels ?

La composition du conseil d'administration, dont 6 des 15 membres sont élus de la Chambre, les exigences « d'ancrage local » imposées par ladite Chambre, et la situation, à plusieurs égards médiocre, du microcosme institutionnel lyonnais, sont-elles à la hauteur des ambitions internationales de l'école ? Votre expérience à la tête d'Euromed et aux commandes de la fusion avec Bordeaux EM - qui a accouché de Kedge - a pourtant montré que vous ne portiez guère de patience aux pesantes lourdeurs consulaires...

Wait and see ! Je m'élève contre la tutelle non pas lorsqu'elle m'em..... mais quand elle hypothèque ou fait entrave à l'accomplissement d'une stratégie sur laquelle nous nous sommes entendus préalablement. Si c'est le cas, alors je prends mes responsabilités.

Bernard Belletante

Aspirez-vous au maintien de Bruno Bonnell à la tête du conseil d'administration ?

Oui. Aux commande d'Euromed, j'ai cohabité avec des présidents de CA qui étaient de grands patrons « salariés » - Jacques Pfister chez Coca-Cola, François Pierson n°2 d'AXA - ; avec le président de la CCI Emmanuel Imberton et Bruno Bonnell [Pdg respectivement de la Cotonnière lyonnaise et de Robopolis, Ndlr], je découvre le plaisir de travailler avec des entrepreneurs, patrons de leur propre société. Leur expérience et leur vision de la PME sont précieuses, et avec Bruno on est sûr de ne pas s'endormir ! Je sais que son passage a traumatisé certains, mais c'est parce qu'il posait les bonnes questions d'entrepreneur dans un établissement qui enseigne aux autres et doit cultiver pour lui-même l'esprit d'entreprendre. Il a aussi montré que le temps de l'entreprise n'est pas celui de l'académie, et là encore il a pu heurter. Mais il avait raison !

Autres exemples de la dépendance à laquelle l'école est tenue et de l'enjeu politique dont elle peut être l'otage : d'une part la reprise en 2013 de l'ESC Saint-Etienne, alors en faillite, et sa transformation un an plus tard en offre bachelor, d'autre part la volonté des directions consulaires contre celles des établissements concernés de fusionner EMLYON et Grenoble Ecole de management. Le corps enseignant était vent debout contre le projet stéphanois jugé peu qualitatif et qui fut imposé par la tutelle consulaire. Laquelle, selon nos informations, ne s'est toujours pas acquittée des compensations financières auprès d'EMLYON...

Au contraire de celle de Lyon, les CCI de Saint-Étienne et de Grenoble sont les propriétaires juridiques de leur école. Comment pouvez-vous les empêcher de proposer et de piloter des évolutions ? Et pourquoi les salariés de ces structures devraient s'y opposer ?

Certes, de nombreux diplômés et des professeurs d'EMLYON m'ont fait part de leur exhortation à renoncer au lancement du bachelor à Saint-Etienne, qui selon eux abîme l'image de marque de leur école. Comment, au XXIe siècle, peut-on entendre un tel propos ? C'est du racisme de bas étage. Par ailleurs, EMLYON a besoin de relais de croissance, et il s'agit là d'une belle opportunité pour se lancer sur un segment des bachelor jusqu'à présent délaissé mais que nos concurrents ESSEC, ESCP, ou Edhec exercent depuis longtemps. HEC Montréal en a même fait son socle. La série 1 discrédite-t-elle l'image de marque des véhicules haut de gamme de BMW ? Absolument pas, et l'hypothèse de travailler sur deux marques distinctes aurait été, dans notre cas, inappropriée. Entre « mourir pur » et « vivre bâtard », j'ai fait mon choix... Quant aux compensations financières, ne vous inquiétez, je sais comment les faire rentrer !

Le chantier de la fusion EMLYON - GEM est-il définitivement enterré ?

Non. Mais si la fusion est sans doute une condition de survie des écoles placées entre la 7e et la 12e places, les avantages qu'elle génère s'appliquent de manière moins évidente aux établissements majeurs. Rassembler les sup de co de Reims et de Rouen, de Nice et de Lille, de Marseille et de Bordeaux a du sens ; cette logique n'est pas aussi éclatante pour Lyon et Grenoble. En revanche, nous aurons besoin d'établir des partenariats solides. Ensuite nous verrons bien.

L'alliance avec l'Ecole centrale de Lyon a commencé de porter ses fruits, mais la dynamique est aujourd'hui au point mort, freinée par les problèmes de leadership d'EMLYON ces dernières années. Il est peu probable que la relance de ce chantier figure au sommet de vos - nombreuses - priorités...

Depuis mon arrivée, je consacre beaucoup de temps à IDEA, car cette formation concentre une grande partie de mes convictions : briser les carcans, quitter les logiques de linéarité aujourd'hui obsolètes, abattre les frontières entre les matières, libérer la créativité, mêler les disciplines pour regarder le monde dans sa globalité et être soi-même un acteur global de ce monde... Les étudiants peuvent citer instantanément les trois principales marques automobile, ils ignorent le nom des acteurs mondiaux des nanotechnologies. « Vous êtes du siècle passé », leur asséné-je.

J'ai proposé à la direction de l'Ecole Centrale un plan de développement, qui invite IDEA à irriguer nos programmes en France et à l'étranger. A l'image de Stanford, nous devons bousculer nos codes traditionnels et mêler à l'élaboration des process, non seulement professionnels du management et de l'ingénierie, mais aussi médecins, sociologues, philosophes, mathématiciens, artistes, etc... Pour autant, rien ne doit nous interdire de collaborer avec d'autres établissements que celui de Centrale Lyon. A condition que les possibles partenaires - INSA Lyon, Mines de Saint-Etienne - soient clairs sur leur stratégie : est-elle de site ou de groupe ? On ne peut imaginer de grands projets stratégiques qu'à la condition d'honorer la double exigence globale et territoriale.

Le modèle français des business schools est contesté. Dans ces colonnes en mai 2014, le président de la Conférence des présidents d'université, Jean-Loup Salzmann, espérait même la disparition du système des classes préparatoires. Ce modèle français est-il encore adapté aux aspirations des étudiants et aux exigences, françaises et internationales, des employeurs ?

Pourquoi « cracher » sur un système de business schools qui consacre l'excellence française dans le monde - sur les 8 500 établissements, seuls 65 détiennent la triple accréditation Equis, AACSB et AMBA et 20% d'entre eux sont français ! Notre système d'éducation des grandes écoles de management est unanimement plébiscité, notamment parce que ce sas préparatoire apprend à travailler vite et puissamment. Plutôt que de le fusiller, développons-le au contraire - y compris en corrigeant ses imperfections, notamment la rigidité et la reproduction qu'il sécrète. A quoi cette suppression des classes préparatoires chère à Jean-Loup Salzmann reviendrait-elle ? A gonfler les rangs universitaires de 7 000 étudiants supplémentaires et à alléger nos budgets d'une part inférieure à 20%. Le président de la CPU, sans doute las ou aigri de la réussite de notre modèle, ferait mieux de s'occuper de l'université : si je devais commenter l'ensemble de ses problèmes, je n'aurais plus de temps à consacrer à mon école...

Longtemps, EMLYON s'est ostensiblement mise en marge de l'Université de Lyon. La Communauté d'universités et d'établissements (COMUE) Lyon-Saint-Etienne est officiellement née le 16 juillet 2014, et EMLYON ne figure pas parmi les 11 établissements fondateurs. Votre propre ligne de conduite sera-t-elle aussi a minima ?

EMLYON avait exprimé sa volonté d'être membre fondateur, mais nous avons essuyé un refus...

Vous n'ignorez pas que votre prédécesseur s'était placé délibérément en marge du PRES qu'il jugeait indigne de l'école...

Peut-être. Mais lorsqu'on change de femme, vous rappelle-t-on en permanence l'existence de la précédente ? Non. En l'occurrence, à notre démarche de ralliement fut objectée le fait que nous ne faisions pas partie du secteur public de l'éducation... Pour autant, nous adopterons une ligne de conduite simple : nous ne serons jamais absents de la COMUE. Nous pouvons lui apporter beaucoup, à condition que nous soyons considéré à notre juste valeur. Serons-nous opérateurs de doctorats que nous sommes tout à fait capables de délivrer ? Serons-nous associés à souscrire aux grands appels d'offres scientifiques ?

Pour autant, nous devons raison garder. Je ne crois absolument pas que la marque Université de Lyon se substituera à celles des établissements membres, et les vives tensions qui agitent certaines COMUE parisiennes témoignent que nous n'avons pas de leçon de gouvernance à recevoir des établissements publics.

Dans quelques semaines, vous publiez un essai consacré aux « ruptures dans le monde de l'éducation ». Qu'est-ce le contenu et la méthode pédagogiques devront mettre en œuvre pour armer les diplômés dans un contexte mondial formidablement disruptif en matières managériale, culturelle, professionnelle ?

Savoir, savoir faire, savoir être... parfois savoir devenir : c'est autour de compétences statiques que s'articule traditionnellement l'enseignement. Or, c'est la flexibilité que nous devons apprendre en premier lieu aux étudiants. « Au XXIe siècle, l'illettré n'est pas celui qui ne sait pas lire ou écrire, c'est celui qui ne sait pas apprendre, désapprendre, réapprendre ». Cette observation du futurologue américain Alvin Toffler résume l'enjeu auquel chacun est confronté dans un monde de ruptures protéiformes. Apprendre, désapprendre, réapprendre : toute personne, quelle que soit l'envergure de ses responsabilités, doit faire siennes cette réalité et cette exigence. Nous devons passer des certitudes à la double capacité de s'interroger et d'agir.

Bernard Belletante

Seconde compétence clé à cultiver : celle de répondre à la puissance exponentielle de l'outil informatique et du traitement des données qui dans les mêmes proportions accroit le point d'instantanéité et conditionne la faculté de réaction. Ceux qui sauront maîtriser le big data auront bien plus qu'une longueur d'avance. Troisième axe différenciant : la capacité de créativité. Uniquement en Inde, on dénombre 65 millions de diplômés Bac + 5, tous parfaitement formés aux techniques - et notamment celle du big data ou « computational power ». Que pouvons-nous apporter de plus à nos étudiants afin de leur assurer une singularité dans ce concert mondial ultraconcurrentiel de l'employabilité ? Quatrième exigence : savoir naviguer avec sagacité, discernement, et rapidité dans le flot d'une information surabondante, gratuite, et permanente, afin de déterminer son propre système de choix. La numérisation des 25 000 ouvrages qui composent notre bibliothèque y concourra.

A toutes ces conditions, qui ont en commun de casser les murs, les espaces, les certitudes, les linéarités de toutes sortes, il sera possible d'être un acteur performant, responsable, utile dans un monde multidimensionnel inédit. Ce sont ces compétences qu'EMLYON doit enseigner. C'est une formidable aventure.

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Commentaires 4
à écrit le 22/10/2014 à 20:22
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J'ose espérer que cette école n'aille pas tout droit vers une faillite retentissante mais c'est bien la direction qu'elle prend... l'EM Lyon n'est plus ce qu'elle était.

à écrit le 06/10/2014 à 0:09
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Rien d'innovant dans les axes présentés ci-dessus. Ce n'est pas une rupture puisqu'une école a déjà mis cette stratégie en place il y a quelques années maintenant : l'EDHEC.

à écrit le 04/10/2014 à 1:40
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Bravo pour cette nouvelle impulsion! Dans les langues "encouragées", je n'ai pas vu le Bresilien. Pourquoi?

à écrit le 02/10/2014 à 18:40
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Parmi ces compétences à développer, je pense à la théorie des systèmes et au role de l'énergie dans le développement de l'économie. Mais ce n'est peut être pas nécessaire de le rappeler.

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