Peur sur le risque

L'application du Principe de Précaution assène un coup supplémentaire à la logique du « risque». Unanimes, économistes, sociologues, professionnels du management constatent son repli dans la société et dans les entreprises. Cruel paradoxe au moment où la survie de ces dernières et la concurrence mondiale exigent d'être « en » risque.

Le risque est-il encore vertueux ? Sociologues, universitaires, professionnels du management, DRH, scientifiques, tirent la sonnette d'alarme : notre société a peur du risque. « La crise française est intellectuelle et morale, et se traduit par une coupure avec ce qui fait les chances du XXIème siècle, au premier rang desquelles figurent les libertés : de penser, d'agir, de se déplacer, de communiquer. Ce nouveau monde a sa part de dangers mais regorge aussi de formidables opportunités. La France fait le choix de se recroqueviller. Elle a peur de ce monde, et préfère au risque de l'affronter celui de s'en isoler. Ainsi elle décourage toute prise de risque individuelle. L'aversion au risque est désormais maximale » dissèque l'avocat et essayiste Nicolas Baverez. Les peurs, la précarité, l'instantanéité, l'individualisme, exhortent au repli vers la sécurité, voire à une claustration. Et même, depuis la constitutionnalisation en 2004 du Principe de Précaution, emprisonnent dans une anticipation excessive et aveugle du risque, qui dépasse très largement le champ environnemental et pénètre les états d'esprit. Pour une issue avant tout déresponsabilisante. « Notre société ne socialise pas au risque, examine David Courpasson, professeur de sociologie et de sciences politiques, directeur de la recherche d'EM Lyon. Elle fonctionne sur une double création : celle du statut et de l'identité, par définition figés, et celle des élites, qui enferme le champ des possibles et des espérances. Ce cadre dissuade totalement de se mettre en risque ». Jusqu'à même délégitimer le risque. Le fléau, exacerbé par la mondialisation des images et de l'information qui abolit la distance avec les sujets de peur - terrorisme, catastrophes -, et consolidé par un reflux du courage politique, a contaminé nombre d'entreprises. Au-delà des risques qu'elles savent engager quotidiennement pour assurer leur simple pérennité, elles sont complices - souvent malgré elles - de la logique de rétention, de préservation, et importent et reproduisent les mêmes spectres qui envahissent la société : peurs de perdre l'acquis, de reculer, de disparaître. Peurs du progrès, de l'innovation, des technologies, et de l'inconnu. Peur de ne pas maîtriser. Peurs du lendemain et de la mort.

Vivre

Des peurs et une dégradation de la relation au risque auxquelles le déclin spirituel concourt. Christian Thuderoz, professeur de sociologies à l'INSA, assure que l'absen¬ce de spiritualité dissuade « de faire de sa vie un risque », et encourage à se réfugier dans un matérialisme et un consumérisme « qui vont rassurer au mieux notre vie ter¬restre ». « Le devoir de restituer, d'être en dette est caractéristique des individus qui considèrent que la vie est une offrande. Ils veulent se mettre à la hauteur, et sont enga¬gés à davantage risquer » complète François Guery, professeur de philosophie à l'Université Lyon 3. La foi et l'inspiration générale des valeurs évangéliques cisèlent un cadre sécurisant et rassérénant qui favorise la prise de risque. « C'est parce que je me sens accompagné que je sais oser dans l'exercice de mon métier, où que j'ai pris les risques de quitter une entreprise dont je ne partageais plus les valeurs et la stratégie, de traverser quinze mois de chômage, de refuser des propositions en insuffisante adéquation avec mes aspirations. La doctrine sociale de l'Eglise invite les croyants à prendre le risque de bâtir et de créer » confie Benoît Deligny, directeur des ressources humaines d'Astra Plastiques. De son côté, l'effroi du vide, davantage propre aux agnostiques et aux athées, paralyse les uns, et chez d'autres déclenche un grand appétit d'entreprendre, de remplir l'existence. Avec pour fantômes la boulimie et la déraison lorsque le comportement devient « à » risque et met « en » risque des innocents, qu'ils soient l'environnement, les consommateurs, ou les salariés. Qu'il soit motivé spirituellement ou non, l'attrait du risque épouse une même quête de sens pour son existence. « Etre en risque, c'est vivre. C'est vouloir être vivant et aimé, dans un milieu social qui considère le risque comme un élément de reconnaissance et de différenciation » résume Dominique Steiler, directeur du Centre « développement personnel» de Grenoble EM. « C'est aimer la vie plus que d'autres, c'est s'aventurer, aller au-devant de ce qui est. Un cheminement vital dans la construction de l'individu, puisqu'il y apprend maturité » complète François Guery.

Le bon curseur

Tout, dans la société et dans les entreprises, est régi par le binôme sécurité/insécurité. Le point d'équilibre oscille d'ailleurs dans l'histoire, au gré des représentations de la reconnaissance ; dans l'entre-deux guerres, intégrer la fonction publique, populairement synonyme de non prise de risque, constituait un sésame bien supérieur à celui qu'incarnait le patronat privé. Cette reconnaissance diffère sensiblement selon les métiers ; celle du technicien est conditionnée à la sûreté et à la régularité de sa tâche, quand celle du dirigeant est proportionnelle à la dimension des risques qu'il entreprend. « Ne serait-ce que pour justifier sa rémunération » souligne Dominique Steiler. Il n'y a pas de règle pour maîtriser la multitude d'antagonismes auxquels le dualisme du tandem expose. Chaque individu tâtonne, pour établir le « bon » curseur qui circonscrit l'ampleur des besoins sécuritaires nécessaires - outre spirituels : professionnels, personnels... - à une « mise en risque ». Au plan macro-économique, la «flexsécurité » danoise, qui combine flexibilité de l'emploi et sécurisation de l'individu, trace une voie séduisante. A l'inverse, la stabilité de l'emploi - et affective, particulièrement chez les entrepreneurs - peut sculpter le socle à partir duquel l'individu se met en risque dans l'exercice de son métier. La précarisation même de la société peut être pour partie vertueuse en érigeant le risque au rang de norme. Capitale est aussi la qualité de sa relation personnelle au stress, dont la prise de risque est génératrice. « Mais pas plus qu'autrefois, assure Dominique Steiler. Aujourd'hui on prend moins de risques vitaux. Le paysan qui traverse la forêt ne risque plus d'être attaqué par un loup. En revanche, il est confronté quotidiennement à des prises de risque sociales, moins visibles, moins palpables, que la société est incapable d'évacuer». « On ne peut pas accumuler tous les risques. Il faut créer des modèles, notamment managériaux, tout à la fois rassurants pour la personne et encourageants de prises de risques professionnels » réclame Philippe Pastre, directeur associé du cabinet de gestion des ressources humaines BPI. A chacun de déterminer celui qui lui correspond.


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