Et si la Banque de France disparaissait ?

Annoncé au sein de la Banque de France à l’automne dernier, un nouveau plan social – le quatrième en quinze ans – vise à supprimer des postes pour atteindre un effectif de 9 800 agents d’ici deux ans, contre 11 690 en 2016. Cette restructuration, dénoncée par les organisations syndicales, s’inscrit dans un contexte de changement inédit pour l’institution. Au point de faire resurgir une interrogation qui a accompagné chaque tournant de son histoire : quel est l’intérêt de la BDF ? Et si, demain, elle devait disparaître, quelles en seraient les conséquences ? Ses compétences seraient-elles récupérées par le secteur privé ?
(Crédits : Laurent Cerino / REA)

À plus d'un titre, la Banque de France tient du paradoxe. De nombreux Français connaissent son existence, mais peu sont capables de détailler son rôle. À l'origine privée, puis nationalisée, l'institution a ensuite conquis son indépendance vis-à-vis du gouvernement avant de passer sous tutelle européenne.

Enfin, alors que le franc a été remplacé par l'euro à partir de 2002, la BDF continue de battre monnaie, la France étant comme l'Allemagne l'un des plus importants "producteurs" de devises pour l'Union européenne, avec 2,3 milliards de billets en euros fabriqués et livrés en 2016.

Au début du XIXe siècle, avec l'appui de Napoléon Bonaparte, alors premier consul, un groupe de négociants et de banquiers fonde la Banque de France, une société privée par actions. Les 200 plus gros actionnaires - d'où l'expression "les 200 familles qui gouvernent la France" - se constituent en assemblée générale.

L'objectif : soutenir la reprise économique au lendemain de la Révolution. En 1806, Napoléon, devenu empereur, place à la tête de la BDF un gouverneur et deux sous-gouverneurs désignés par décret étatique. À partir de 1848, l'établissement acquiert le monopole de l'émission des billets de banque.

Un siècle plus tard, en 1945, la banque centrale devient propriété de l'État, qui récupère ses actions. Cinquante ans après cette nationalisation, la signature du traité de Maastricht marque un nouveau bouleversement. En intégrant l'Union économique et monétaire européenne, la France réforme l'institution afin de lui assurer une plus grande autonomie. À partir de 1998, l'instauration de l'euro va transférer une large part de ses pouvoirs à la Banque centrale européenne (BCE).

La BDF est donc l'un des piliers du système monétaire européen - la zone euro -, qui regroupe 19 États membres de l'Union, mais conserve également des missions au sein de l'espace national. Aujourd'hui, elle est chargée de la stratégie monétaire, elle veille à la stabilité monétaire et, enfin, elle assure un certain nombre de services à l'économie (auprès des particuliers et des entreprises, et en tant que "banquier de l'État").

Vers une décentralisation

Si les grandes orientations monétaires européennes sont fixées par le conseil des gouverneurs à Francfort, siège de la BCE, elles s'appuient d'abord sur des informations tirées des marchés nationaux et transmises par les différentes banques centrales nationales. Et leur mise en application, décentralisée, est assurée par ces mêmes banques centrales.

Ainsi, "la Banque de France participe à l'exercice des prérogatives de la BCE. Elle fournit à l'eurosystème un certain nombre d'éléments d'analyse, de surveillance des marchés bancaires et financiers, en lien avec l'organisation de la stratégie monétaire, telles la fixation des taux de change, des taux d'intérêt, l'élaboration de la balance des paiements. C'est en cela que la mission de stabilité financière n'est pas totalement gérée par la BCE", explique l'économiste Christophe Blot, spécialiste de la gouvernance de la zone euro à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Les banques centrales sont apparues pour centraliser les moyens de paiement, désignant une unique monnaie légale dans chaque pays, et devenant les seules institutions autorisées à émettre ces monnaies.

"Le processus européen a rendu la situation plus complexe, mais la disparition des banques centrales n'est pas pour tout de suite. À l'origine de la BCE, il y a l'idée qu'elle assume toutes les fonctions des banques centrales nationales, or, nous en sommes encore loin", estime Virginie Monvoisin, économiste spécialiste des questions monétaires et financières, et enseignante à Grenoble École de Management (GEM).

Pour pouvoir exercer, une banque commerciale doit notamment détenir un compte dans la banque centrale du pays. C'est cette dernière qui fait office de "caisse de compensation" lors des échanges monétaires entre banques commerciales. "On a nécessairement besoin d'un organisme pour régir ces transactions", souligne la chercheuse.

Un rôle que n'assure pas la BCE : "C'est bien le problème de l'euro : c'est pour ça qu'il s'agit d'une monnaie incomplète", considère Virginie Monvoisin. À l'origine de cette carence, la disparité des systèmes bancaires entre membres de l'eurosystème.

Taille variable des établissements, statut public ou privé : chaque pays a ses spécificités.

"Jusque-là, malgré l'informatisation, le système monétaire européen a fonctionné en préservant les particularités des différents marchés nationaux, des différentes places financières", retrace Patrice Baubeau, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris-Nanterre, spécialiste de l'histoire comparée des banques et auteur de Le Salariat bancaire : enjeux sociaux et pratiques de gestion (Presses de Paris Nanterre, 2009).

"Mais la première des orientations de la BCE, rappelle-t-il, c'est d'aligner les instruments et d'uniformiser les pratiques. Cette logique bureaucratique de concentration des normes est en cours."

À quel horizon pourrait-elle aboutir ? "Cinq ans, pas beaucoup plus loin", estime le chercheur, qui pointe une situation actuelle "un peu indéterminée, entre relation ascendante et descendante, avec un mélange de fédéral et d'interétatique".

"Il n'est même pas certain, si l'intitulé changeait et que la Banque de France devenait une succursale française de la BCE, que l'impact soit si important", considère-t-il.

Une perspective que tempère Christophe Blot : "Le choix de la décentralisation dépend des avancées de l'intégration politique en Europe. Si l'intégration politique devait se renforcer, il y aurait peut-être un retour sur cette décentralisation. Mais l'Europe n'est pas un État fédéral et n'atteindra sans doute jamais ce stade." L'économiste perçoit également la Banque de France comme un filet de sécurité non négligeable à l'heure des "-exit ": "La crise récente a montré que l'idée d'un retour en arrière n'est pas complètement impossible", souligne-t-il.

Si la fin de l'euro devenait une option réelle, la Banque de France demeurerait, plus qu'une béquille, une structure immédiatement opérationnelle.

Dimension symbolique

Au-delà des enjeux de l'eurosystème, la disparition du principe d'une banque centrale nationale renvoie au free banking, qui ne fait plus de différence entre les banques de premier rang (centrales) et celles de second rang (commerciales) dans un même marché monétaire.

Toutes accèdent alors au droit d'émission. La régulation de ce système se fonde en théorie sur une saine concurrence entre les établissements et sur la méfiance légitime des usagers à l'encontre des moyens de paiement. "C'est un système qui a fonctionné, mais qui a rapidement abouti à une situation chaotique", note Patrice Baubeau.

Car dans ce schéma, aucun mécanisme institutionnel ne vient garantir la convertibilité des différentes monnaies émises :

"Le free banking découle d'une vision très libérale. L'argument en sa faveur est celui de l'efficacité : les mauvaises banques vont disparaître, seules les bonnes resteront, explique Christophe Blot. Or l'histoire montre qu'il a donné lieu à une succession de crises, de faillites et de ruées bancaires."

En témoigne l'expérience des États-Unis, qui ont fini au début du XXe siècle par unifier leur système après l'épisode de panique de 1907. Le pays s'est doté en 1913 d'une banque centrale (la Réserve fédérale, la "Fed"), ce qui contribuera ensuite à en faire la première puissance monétaire mondiale.

Renoncer à la Banque de France pourrait enfin être assimilé à l'abandon d'une forme de souveraineté :

"C'est une institution chargée de notre histoire", souligne Christophe Blot.

"La monnaie possède une forte dimension symbolique, abonde Virginie Monvoisin. Aujourd'hui, nous assistons à une multiplication des outils bancaires, avec les monnaies locales, les monnaies dématérialisées ou privatisées, tel le bitcoin, or nous n'avons jamais autant parlé de souveraineté en matière d'économie. C'est le roman national que l'on retrouve à travers la Banque de France."

Lire aussi : La gonette : la monnaie locale qui "pèze"

"Les romans ont toujours une fin, réagit Michel Ruimy, économiste et enseignant à Science-Po et à l'ESCP Europe. Nous en sommes à l'épilogue : la Banque de France s'est émancipée du roman national à partir du traité de Maastricht."

Ce changement d'époque ne légitime pas pour autant une privatisation des missions de la BDF : "Elle conserve malgré tout une forte légitimité et reste considérée comme pertinente en tant qu'institution publique", estime Christophe Blot. Ce que confirme Michel Ruimy : "Les Français n'ont pas une culture libérale, la banque centrale continue d'inspirer confiance dans la monnaie, d'être la garante de cette confiance des usagers."

Et, ajoute l'économiste, "le métier de banquier commercial n'est pas celui de banquier central, il y a certes des ressemblances, mais ce n'est pas si simple. Qu'est-ce qui relève du pouvoir régalien, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qui pourrait acquérir les compétences actuelles de la Banque de France ? Qui pourrait avoir une autorité assez forte sur les marchés pour arbitrer les dysfonctionnements ? Quels établissements pourraient être intéressés ? Quelle banque commerciale voudrait s'occuper d'une activité qui n'est pas forcément rentable ?"

Maillon indispensable

Ce questionnement vaut également à l'échelle européenne : "Il est difficile d'imaginer que des institutions privées puissent avoir ce pouvoir de contrôle, de supervision sur les différents organismes financiers au niveau de l'Europe, considère Patrice Baubeau. Cela suppose un pouvoir normatif, opposable, d'enquête et de mise en accusation : aujourd'hui peu envisageable. Les marchés ne sont pas tellement plus transparents qu'il y a trente ans, alors que beaucoup de produits financiers se sont développés dans le même temps. Cela justifie en soi l'existence d'une banque centrale forte." D'autant que, comme l'indique Christophe Blot, l'une des missions de la Banque de France - l'accompagnement du surendettement des particuliers et l'expertise sur les entreprises - continue de comporter une "notion de service public".

Ainsi, malgré les turbulences que connaît actuellement l'institution, elle demeure, comme ses homologues européennes, un maillon indispensable d'une philosophie monétaire commune : "Tant que la zone euro existe, la BCE existera, ainsi que les banques centrales nationales", souligne Patrice Baubeau. Mais cette "garantie" n'exempte pas pourtant la Banque de France d'un nécessaire saut technologique.

Quelques mois avant l'annonce du plan social, la vénérable institution détaillait dans son rapport annuel un plan stratégique baptisé "Ambition 2020". En 2016, un poste spécifique de "chief officer" a justement été créé pour prendre en main "en transversal la transformation digitale de la banque, en veillant au déploiement responsable d'outils numériques adaptés et à la diffusion de la culture du digital", explique le rapport de la BDF.

Engagement opportun ou sursaut tardif ? Réponse en 2020.

Rentable

Avec un statut à mi-chemin entre une entreprise privée et une institution publique, la Banque de France reverse la majeure partie de ses résultats à l'État, qui en est propriétaire, sous forme d'impôts ou de dividende. Pour l'année 2017, elle lui remettra cinq milliards d'euros. Le produit net des activités de la banque centrale a progressé de 5,7% l'année dernière, à 8,2 milliards d'euros, soutenu par les achats de titres de la Banque centrale européenne (BCE) et, dans une moindre mesure, par la croissance de la circulation fiduciaire. Quant à son bénéfice net, il s'affiche à 3,33 milliards d'euros en 2017. Ce qui en fait l'une des entreprises les plus rentables du pays.

Plan social

La Banque de France enregistre son 4e plan social en 15 ans. Les effectifs seront abaissés à 9 800 en 2020 contre 16 500 fin 2002. Une opération conforme à son plan Ambitions 2020 qui vise la réorganisation de ses structures et de son réseau territorial, notamment ses services aux entreprises et aux particuliers. Il passe par la fermeture de caisses et des regroupements régionaux.

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