La Suisse refuse de lutter contre la spéculation sur les denrées alimentaires

Le peuple suisse était appelé aux urnes dimanche 28 février pour se prononcer sur quatre référendums. Parmi les initiatives soumises au vote, une proposition envisageait d’interdire les opérations financières spéculatives se rapportant à des matières premières agricoles et à des denrées alimentaires. Le non s’est imposé à 59,9 %.
Le "non" l'a emporté à 59,9 % lors du référendum.

Œuvrer contre les famines au plan mondial. Telle était l'ambition d'une des quatre votations proposées au peuple suisse, le 28 février. Précisément, celle-ci demandait une interdiction des paris en bourse sur les marchandises agricoles.

Avec un taux de participation d'environ 63 %, ces votations fédérales suisses ont connu leur plus forte participation depuis 1992, date du scrutin sur l'adhésion de la Suisse à l'Espace économique Européen. L'initiative a finalement été rejetée par 59,9 % des votants.

Longtemps relégué au second plan, le débat contre la spéculation des denrées alimentaires a pris de l'ampleur du côté suisse. Cette consultation pourrait bien réveiller les esprits, engendrer des modifications dans les cantons favorables, faire bouger le Parlement et entraîner, malgré tout, un encadrement législatif plus strict suite à l'entrée en vigueur au 1er janvier de la Loi sur l'infrastructure des marchés financiers (LIMF).

50 % de la spéculation sur le blé transite par la Suisse

"Les deux crises alimentaires de 2008 et 2012 auraient pu être évitées car elles étaient une conséquence de la spéculation", martèle Muriel Waeger, vice-présidente des Jeunes socialistes suisses (JSS), à l'origine de cette question aussi technique que politique qui avait rassemblé quelque 140 000 signatures pour être déposée à la Chancellerie fédérale. L'initiative avait été rejetée au Parlement il y a un an, pour être ensuite présentée au peuple.

"C'est un certain type de spéculation que nous remettons en cause : le fait de revendre pour modifier artificiellement les prix sans avoir accès à la matière première", explique la jeune élue avec, à l'appui, une étude réalisée en 2010 par la Banque Mondiale établissant une relation entre les activités des fonds indiciels et le prix des denrées.

La Suisse est une place financière des plus importantes par où transite la moitié de la spéculation sur le blé et 30 % de la spéculation alimentaire mondiale.

"Il fallait donc mettre un holà car si l'économie fonctionne, c'est avec des limites à ne pas dépasser. C'est une question morale qui a toute sa place dans un pays qui a été le berceau des revendications humanistes."

Force est de constater que le thème a touché de nombreuses personnes, bien au-delà du clivage droite-gauche. Fait rare, des organisations non politiques ont également pris position en faveur de l'initiative, à l'image de l'Armée du Salut ou Terre des Hommes.

Lire aussi : Sortir du nucléaire, un enjeu central pour la Suisse

"C'était une bonne idée, qu'aurait pu mener à bien la petite Suisse dans un marché international", juge Aurélie, une habitante de Montreux. "Montrer l'exemple, renchérit le Fribourgeois Cédric, c'est surtout une question d'éthique." Un avis que partage Samuel Bendahan, économiste et député socialiste au Grand conseil vaudois.

Une initiative d'une "naïveté déconcertante"

Mais ces restrictions auraient-elles pu avoir un impact et assouplir la situation de la faim dans certains pays ? Parmi les opposants, il est clair que l'effet n'aurait pas existé - du moins de manière durable - et certains jugent même ces moyens d'une  "naïveté déconcertante".

Pour Thomas Pletscher, membre de la direction d'Economiesuisse -Fédération des entreprises suisses (équivalent du Medef hexagonal), il s'agissait d'un "faux instrument" pour arriver à un but louable :

"Des études montrent que la spéculation a un effet plutôt stabilisateur et que les variations de prix sont davantage une question de temps ou de facteurs qui influencent la production."

L'organisation, qui représente les intérêts de l'économie dans le processus politique, explique que l'effet majeur de la spéculation est d'agrandir le volume des transactions et ainsi alléger la sécurisation contre la variation des prix. En clair : plus il y a de participants à un marché, plus le processus fonctionne.

"L'initiative n'aurait eu pour effet que d'assister à une délocalisation des transactions de Genève vers Dubaï ou Singapour, ajoute Thomas Pletscher, et même si la Suisse avait voulu initier une démarche, il n'est guère imaginable que les différentes places dans le monde ratifient ces règles douteuses."

Hansjörg Walter, conseiller national de l'Union démocratique du centre (UDC), agriculteur et ancien président de l'Union suisse des paysans, estime lui aussi que ce n'était pas le bon instrument pour combattre la faim dans le monde. Selon lui, d'autres préoccupations priment, comme le savoir-faire technique, l'accès au marché ou la possibilité de se couvrir contre une mauvaise récolte.

Un avis que ne partage pas Charles Bernard Bolay, paysan à Grenolier et président du syndicat agricole Uniterre.

"Le secteur agroalimentaire a aujourd'hui été envahi par des boursicoteurs qui ne savent absolument pas à quoi ressemble un épi de maïs ou une graine de soja", explique-t-il dans une lettre ouverte.

D'après le cultivateur, vouloir fondre l'agriculture dans un modèle ultralibéral est hors-sujet. Et d'ajouter :

"Pour nous paysans, il faut rappeler le bon sens : on ne joue pas avec la nourriture, ni dans l'assiette ni en bourse".

Faire pression sur le Conseil fédéral

Au final, ce sont quelque 1,92 million de bulletins "non" qui ont été déposés dans les urnes, contre 1,29 million de "oui". En Suisse romande, c'est le canton du Valais qui a été le plus hostile, avec 63,9% de rejet alors que les Genevois ont repoussé le texte à 54,5%.

Tous les cantons ont voté contre, sauf le Jura et Bâle-Ville, qui se sont prononcés respectivement à 50,5% et 50,4% en faveur de l'initiative. "Nous allons pouvoir proposer des mesures au sein de ces cantons et poursuivre notre démarche par petits pas", projette Muriel Waeger, qui se dit heureuse du résultat et d'avoir pu placer le débat au centre des discussions.

Et si les JSS ne reproposeront pas l'initiative, il n'est pas impossible que celle-ci soit à nouveau déposée par l'une des 40 organisations que constitue "L'alliance contre la spéculation sur les denrées alimentaires".

"L'objectif est désormais de faire réagir le Parlement, pour que soit prise en considération l'opinion de 40 % des Suisses", ajoute la vice-présidente des JSS.

Pas d'interdiction mais davantage d'encadrement

Les traders pourront donc continuer à spéculer sur les denrées alimentaires mais, malgré le rejet de l'initiative, leurs pratiques devraient être davantage encadrées depuis l'entrée en vigueur au 1er janvier de la Loi sur l'infrastructure des marchés financiers (LIMF).

Celle-ci permet d'adapter la réglementation des infrastructures des marchés financiers et de la négociation des dérivés à l'évolution du marché et aux normes internationales en incluant à la fois des dispositions prudentielles et un ensemble de règles applicables à la négociation de valeurs mobilières et de dérivés. De quoi combler des lacunes juridiques et permettre au Conseil fédéral de limiter la taille d'une position nette qu'une personne peut détenir sur les matières premières.

L'application attend cependant l'aboutissement de lois similaires aux USA et dans l'Union européenne. Pour Economiesuisse, pouvoir introduire de telles limites de position aux places boursières n'est qu'une option pour être compatible avec le cadre international, tandis que les Jeunes socialistes ne sont pas optimistes sur une réelle amélioration avec ces mesures... Aux instances internationales, donc, d'empoigner le sujet .

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Commentaires 10
à écrit le 10/03/2016 à 19:39
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La Suisse c'est son fameux couteau suisse et ses boîtes a musique pour le reste c'est à vomir...

à écrit le 10/03/2016 à 19:05
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De toute façon un retour vers des parcelles locales plus petites produisant mieux est inévitable n'en déplaise aux spéculateurs dont le modèle basé sur la surproduction (avec épuisement des ressources) est en bout de course. Pour accelerer les choses...

le 11/03/2016 à 17:43
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L'évolution vers des produits plus respectueux de l'environnement et de la santé est vraiment souhaitée par les consommateurs, et si le marché existe bel et bien il faudra bien que les investissements financiers se positionnent dessus, au besoin avec...

à écrit le 10/03/2016 à 18:57
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C'est affligeant comme certains voient ce pays comme un pilleur de ressources/patrimoine, pourvoyeur d'armes mais qui souhaite rester neutre en général . Un pays qui fait de son mieux pour s'enrichir sur le dos des autres! Bref, cela n'excuse rien ma...

à écrit le 10/03/2016 à 15:28
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Oui, la proposition d'interdiction de la spéculation sur les produits agricoles a été rejetée. C'est à l'Europe de mettre la pression sur cette spéculation suisse, comme elle l'a fait sur le secret bancaire. C'est normal que les suisses défendent ...

à écrit le 10/03/2016 à 15:27
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Il faut savoir que si les marchés ne peuvent pas s'ajuster sur l,économie alors le risque de pénurie ou d'excédent sont difficilement maitrisable. L'anticipation des marchés permet d'ajuster les niveaux de production. Donc les Suisses ont eu raison d...

le 10/03/2016 à 17:50
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@BERN "L'anticipation des marchés permet d'ajuster les niveaux de production." Ce que vous énoncez, en clair c'est "du foutage de gueule". L'anticipation des marchés nourrit la spéculation, certainement pas les niveaux de production.

le 11/03/2016 à 17:29
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@VALBE89 Ben pas forcément, les marchés se positionnent souvent avant les charrues des agriculteurs. Une poignée de dollars se positionne plus rapidement que les besoins de l'infrastructure. Et les influx financiers permettent de stimuler les inves...

à écrit le 10/03/2016 à 15:22
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Le peuple Suisse, gavé par l'argent des grandes fortunes de ce monde fuyant le fisc de leurs pays respectifs, soit disant humaniste et progressiste se fout que des peuples affamés à cause entre autres de leur permissivité excessive, meurent du faim d...

à écrit le 10/03/2016 à 15:11
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C'est dans la droite ligne de ce à quoi nous a habitué ce pays, laisser la morale et l'éthique au placard lorsque ça rapporte gros: un pays qui a ponctionné les recettes fiscales de ses voisins pendant des décennies, un pays numéro 1 dans la spéculat...

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