« C'est l'apparat »

Seul objet qui, en public, semble justement faire l'unanimité sur la légitimité « patronale » de Bertrand Millet : son bilan à la tête de Bailly-Comte.

« Il est incontestable », résument Jean-Paul Mauduy ou Bruno Lacroix. Les chiffres sont d'ailleurs imparables : de 1986 (date de sa nomination comme Pdg) à 1999 (date de vente), le chiffre d'affaires de ce fabricant de matières plastiques pour automobiles basé à Genay est passé de 15 à 90 millions d'euros et les effectifs de 200 à 700 salariés. Et pourtant... Au sein de l'entreprise germent de stupéfiantes critiques. Syndicalistes, cadres intermédiaires, dirigeants, actionnaires dressent un tableau étonnamment uniforme. Et acerbe. Bertrand Millet y apparaît certes « sympathique, affable », mais aussi « arrogant, hautain, inaccessible » ; son « courage » et sa « fiabilité » sont mis en doute, jusqu'à souligner sa « fuite de certaines responsabilités ». Une personnalité distincte de celle de son père, Jean, auquel il succéda en 1986. Celui-ci demeure dans la mémoire collective comme « un très grand patron, social, innovant, charismatique », qui orienta l'activité de l'entreprise, au départ liée à rhodia, vers le secteur de l'automobile. «  Le père, c'était un industriel. Le fils, c'est l'apparat » tranche Bernard, recruté en 1969 nommé directeur industriel dans les années 80 puis, par le nouveau propriétaire, directeur général jusqu'à sa retraite en 2004.

 

Au paternalisme du père, « sincère, humain, strict, franc », aurait succédé celui de son fils, davantage caractérisé par la possession, l'égocentrisme, la vassalité. La mise en cause de ses compétences aurait entamé sa crédibilité et sa légitimité. « Nous ne le considérons pas comme un patron » résume Jean-Pierre Garreau, qui fut Pdg de la société SNPI rachetée par Bailly-Comte en 1997 puis éphémère directeur général du groupe. « L'autoritarisme » évoqué pour qualifier son management traduisait-il une impuissance à s'imposer par la voie naturelle des compétences - de stratège, de technicien, de manager - ?  « Il pensait que sa posture sociale et sa double situation d'héritier et de patron suffiraient. Il n'était pas l'inspirateur ou le chef d'orchestre. Il connaissait la technique, ne plongeait jamais ses mains dans le cambouis, n'allait pas voir les clients », observe un ancien cadre commercial. Lequel se remémore les remontrances du responsable achat d'un grand constructeur automobile auquel il avait présenté son Pdg : « Si vous voulez travailler avec nous, ne le ramenez pas en rendez-vous ! ».

 

« Absence de vision »

 

Certes « bon et rigoureux gestionnaire », « l'insuffisance de sa vision et de son ambition » aurait fait manquer des opportunités de développement et aurait gaspillé « le formidable potentiel » de l'entreprise. « Bailly-Comte était une pépite. Mais, pour lui donner son éclat, il fallait d'autre motivation que le seul tiroir-caisse : de l'audace, de l'entrepreneurship, de la stratégie. Trop d'immobilisme a fini par me lasser, comme par décourager d'autres jeunes, pleins d'énergies et d'idées », résume Denis Boidard, qui fut responsable du laboratoire R & D jusqu'en 1991. Les compétences managériales de Bertrand Millet sont aussi compromises. A la tête d'un comité de direction pléthorique de huit personnes, il réclamait « systématiquement » des décisions collégiales. Une gestion inertielle prise officiellement au nom d'une volonté - « très respectable » précise Jean-Louis Penot, directeur de production - de ne pas être « tout-puissant ». Peut être aussi symptomatique de ses incompétences et de ses difficultés d'arbitrer comme d'endosser certaines responsabilités. « Il ne comprenait pas que nous n'ayons pas d'avis sur tout, même sur problématiques pour lesquelles nous étions nous-mêmes incompétents » remarque Jean-Louis Penot, chez Bailly-Comte de 1968 à 2004.
Les critiques sur la personnalité de Bertrand Millet ont une résonnance professionnelle. Eric Archer, qui fut directeur financier de 1979 à 2000, repère un « fossé » entre les propos et les actions, entre ce qu'il voulait paraître et ce qu'il réalisait, entre «  les discours officiels, empreints de social, de respect, de générosité, et les actes. Il admet très difficilement la contradiction, qu'il assimile très vite à une attaque personnelle ». Jean-Pierre Garreau se remémore les « deux seuls jours de grève de l'histoire de l'entreprise, très durement vécus par l'équipe de direction. Le premier soir, Bertrand partit en fin de journée, croisant sans s'arrêter les piquets de grève. Il accentua l'agressivité des salariés que nous dûmes calmer au cours de longs débats nocturnes... ». Pascale Souzy, élue FO, stigmatise l'esprit « féodal, seigneurial » de son ancien patron.  « Il était aimable, charmant, mais il donnait l'impression d'avoir peu de considération pour nous, simples ouvriers, et d'appartenir à une autre classe, même à une autre époque. Contrairement à son père ou à Jean-Bernard, qui allaient toujours à notre devant, lui s'échappait et refusait la confrontation. Il n'allait pas au charbon ». L'architecture même de l'entreprise est retenue : « son bureau était dans la poupe du navire, complètement désolidarisée du reste des salariés, comme pour afficher ostensiblement sa position de chef. Cette usine était son couronnement autant que son isolement » fait remarquer Denis Boidart. Pascal Chaillon, jeune technico-commercial de 1988 à 1991 - devenu ensuite Pdg d'une société de 100 salariés -, est acide. « Je me demande s'il aime les gens. A ses yeux, on semblait ne pas exister et être réduits, même l'encadrement intermédiaire, à de simples exécutants. Il ne met pas en valeur ses collaborateurs mais est dans l'attente d'être toujours valorisé ». « Les autres ne semblent pas l'intéresser. Ce qui lui importe prioritairement, c'est de paraître » renchérit un ancien cadre. Ces particularismes comportementaux auraient eu des répercussions sur la stratégie de l'entreprise. «  A ses yeux, elle devait demeurer fournisseur de «  1er rang » (on livre les constructeurs automobiles en direct). Car c'était « noble ». On ne pouvait pas travailler pour des sous-traitants, quand bien même ce n'était pas incompatible et cela aurait pu nous ouvrir de nouveaux marchés ».

 

Méprisant ou maladroit ?

 

Est-ce par arrogance ou maladresse, par cynisme ou par candeur qu'au cours d'une même semaine, Bertrand Millet informe le Comité d'entreprise du gel des salaires et gare sur le parking de l'entreprise sa nouvelle Porsche ? Jean-Pierre Garreau s'interroge : s'il a toujours su se placer sur les bonnes vagues, est-ce par chance indécente, par habile opportunisme, par intelligence des situations ? «  Il y a une évidence : sous sa présidence, le groupe a bondi. Sa part dans ce succès existe nécessairement ». L'une des réponses réside dans la faculté de Bertrand Millet à « bien s'entourer. Il a pu compter sur des personnalités et des compétences fortes. En « foutant » une paix royale à ses adjoints, peut-être avait-il trouvé la quintessence du management » sourit Jean-Pierre Garreau. Ce qui soulève un autre « mystère » : « Par quel tour de force » a-t-il mobilisé autant de gens de valeur autour de et pour lui, en dépit des défaillances humaines et managériales rapportées par ses mêmes collaborateurs ? Jean-Pierre Garreau estime « qu'il a su faire valoir sa naïveté qui le rendait attachant et nous faisait le pardonner ». Il était le « grand garçon » qu'on a envie de « paterner » et qu'on absout. On lui reprochait une attitude « d'enfant gâté ». Mais peut-être, dans sa situation, n'aurais-je pas été différent ». Pour Eric Archer, Bertrand Millet « n'est pas machiavélique ». Mais il est suffisamment « mystificateur » pour tenir devant un auditoire extérieur en discours qu'il n'appliquera pas en interne. Et, poursuit un ancien cadre, pour donner l'illusion qu'il est à l'origine d'un succès industriel en réalité produit par son équipe.
« Nous insistions pour qu'il recrute un directeur général. Mais il était incapable de déléguer » constate Jean-Bernard. Il en « éreinta » plusieurs en quelques années. Par incapacité à lâcher la part, inévitable, des responsabilités et de légitimité, qui « assurait son aura. Les personnes susceptibles de lui faire de l'ombre étaient mises à l'écart » explique un ancien  cadre dirigeant. C'est ainsi que le directeur industriel Jean-Bernard, considéré unanimement comme « le véritable artisan du développement de l'entreprise », fut « placardisé » deux ans avant la cession à ITW - « en l'évinçant, peut-être Bertrand avait-il voulu « tuer » le père » examine Jean-Pierre Garreau. Avant d'être « réhabilité » par le nouveau propriétaire, et, en trois ans, de tripler la marge du groupe à chiffre d'affaires équivalent... « Jean a métamorphosé l'entreprise. Si on avait eu un tel capitaine plus tôt, nous serions allés plus loin » observe Jean-Louis Penot.

 

Indifférence

 

Le départ de Bertrand Millet de Bailly-Comte, en 2000, avait été soudain.  « J'incarnais une période révolue, celle de la croissance, de l'association du personnel, de l'action. Il y a rupture. Et on ne gouverne pas à deux patrons » justifie l'intéressé. Repositionné par son nouvel employeur au développement à l'international, Bertrand Millet fut « remercié » et partit un vendredi soir. Sans un bruit. « Sans rien dire à personne ». Il me remit une lettre qu'il me demanda de lire au personnel. Ce que je fis le lundi. Il en espérait des retours. Il n'y en eut pas » explique Jean-Bernard. « Il n'a pas laissé de regrets, mais de l'indifférence » corrobore Jean-Louis Penot. Un an plus tôt, il avait vendue l'entreprise. Pour des raisons patrimoniales, familiales, financières, mais aussi stratégiques. « Nous n'avions pas d'autre choix ; nos clients nous demandaient d'accompagner « physiquement » leur développement à l'international. Nous n'en avions pas les moyens », explique Bertrand Millet. Selon Eric Archer, cette cession fut pour lui « une délivrance », les décisions d'investissements et de stratégie devenant de plus en plus complexes et transformant le plaisir en préoccupations. « Il était dépassé par le développement de l'entreprise » complète Jean-Bernard.
Bertrand Millet a-t-il seulement été à sa place dans cet univers industriel ? Jean-Louis Penot en doute. Et parle de « double gâchis. D'abord pour l'entreprise, car avec son potentiel, la conjoncture, et les savoir-faire internes, on aurait pu la mener aussi loin que les Plastic Omnium, 
Mecaplast et  autres MGI Coutier. Mais aussi pour lui, car je pense qu'il aurait pu s'épanouir et exprimer ses qualités davantage ailleurs. Il aurait fait un excellent gentleman farmer. Il doit être très heureux dans son domaine viticole ». Un ancien partenaire de chasse confirme que cette sympathie était « éclatante » lorsqu'il était immergé en pleine nature.

 

Le Medef « décrédibilisé »

 

A l'aune d'un tel tableau, la fonction syndicale de Bertrand Millet déconcerte ses anciens collaborateurs. Un ancien cadre, aujourd'hui directeur industriel d'une multinationale de 1700 salariés, juge « inouïe » qu'un « tel » dirigeant représente le patronat lyonnais.  « Mais il peut-être une excellente marionnette qui savent flatter son égo et peuvent alors obtenir beaucoup de lui :  peut-être cela convient-il au Medef ». « J'aime l'entreprise. Je suis un patron. Le syndicat devrait être représenté par un homme de terrain, qui a démontré qu'il était un manager et un visionnaire, qui a aimé ses collaborateurs et a su les entraîner, qui a donné le cap, sécurisé et dynamisé, qui a fournit su sens au travail ; c'est une désolation de la voir ainsi présidé », assène Pascal Chaillon.

 

« J'ai vu Bertrand Millet évoluer à la tête d'une entreprise ; il n'a pas la légitimité à incarner les bâtisseurs d'entreprise. Si sa contribution au Medef égale celle à son entreprise, on peut se faire du souci... », estime Denis Boidard. « Peu de gens occupe une telle fonction avec un «  tel » parcours ; peut-être est-ce la marque d'une qualité. Mais je comprends : Bertrand donne l'illusion qui les proche des autre... il avance, de manière consensuelle, ce qui profite autant à l'organisation qu'à lui-même. Tout le monde est gagnant » observe Jean-Pierre Garreau.  Jean-Louis Penot tempère :  « Homme du monde, affable, très sympathique, sa bonne présentation et son sens de la communication peuvent suffire à faire de lui un bon président du Medef. On peut-être efficace dans sa fonction de patron des patrons sans pour autant en être représentatif ». Est-il bien alors « le bon profil » pour revitaliser le Medef et pour exaucer le vœu de Jean-Paul Mauduy, qui exhorte l'organisation patronale à « reconsidérer sa façon de faire pour se régénérer et remobiliser ses troupes » ?

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