Fabriquer le vivant : à quel prix ?

Avec les biotechnologies, l'homme est devenu capable non seulement de modifier le vivant, mais aussi de fabriquer des morceaux de vivant artificiel, Pour bâtir un tel développement, il faut un nécessaire équilibre éthique entre différentes sphères scientifique
Thierry Magnin, recteur de l’université catholique de Lyon

En 2010, le chercheur Craig Venter annonça à grand renfort de publicité, sur le site web de la célèbre Revue Nature, avoir « créé la première cellule vivante synthétique »  (en fait une cellule naturelle de bactérie, activée par un génome artificiel). Cette annonce « choc » symbolise l'entrée dans une nouvelle ère de la fabrication du vivant, tant au niveau du laboratoire que de l'industrie, avec de très prometteuses applications en médecine comme dans le domaine de l'énergie et des matériaux, sur fond d'une compétition économique effrénée. La course au brevet bat son plein, avec une question de fond : a-t-on le droit de breveter du vivant ?

Biologie de synthèse

A l'époque des biotechnologies modernes, l'homme est en effet capable non seulement de modifier le vivant, mais encore de fabriquer des morceaux de vivant artificiel, comme des virus, des fragments d'ADN ou des génomes de bactéries. Certains pensent même à « la vie artificielle » ! La « biologie de synthèse » est ainsi en plein développement dans les laboratoires, surtout depuis qu'elle opère à l'échelle du milliardième de mètre (nanomètre), bénéficiant alors de la « convergence » entre nanotechnologies, biotechnologies et technologies de l'information-codage. De multiples possibilités de fabriquer du vivant s'ouvrent alors et on parle de manufacture moléculaire et de nouvelle bio-ingénierie.  

Questions d'éthique

Comme à chaque fois que l'on touche au vivant (du végétal à l'humain), mais encore plus quand on le fabrique, de grandes questions d'éthique surgissent, à la croisée de l'éthique des nouvelles biotechnologies et de l'éthique de leur économie. Si, comme le dit le philosophe Paul Ricoeur, l'éthique est le mouvement même de la liberté qui cherche une vie bonne, dans la sollicitude envers autrui et dans un juste usage des institutions sociales, un vrai travail de recherche en éthique, directement couplé au développement des nouvelles biotechnologies, s'avère vital, si je puis dire ! Ces « technosciences » d'aujourd'hui (on fait de la science à partir de productions technologiques, ce qui renversent les perspectives de la science classique et lie encore plus science et industrie)  modèlent notre rapport à la nature, au monde et à nous-mêmes.  Autant de questionnements à la croisée des sciences biologiques et de la philosophie, sur fond d'économie et de droit.

Bénéfices-risques

Au niveau de la célèbre balance entre bénéfices et risques, des questions de biosécurité se posent : que se passe-t-il si les nouveaux microorganismes fabriqués s'échappent dans la nature et mutent ? De plus, à l'époque où l'on est capable de fabriquer de nouveaux virus particulièrement dangereux, comment envisager la « biosureté » devant les menaces terroristes ? Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre, nous rappelle le philosophe Hans Jonas dans son « Principe Responsabilité ».  On peut aussi questionner les buts poursuivis lorsqu'elles sont appliquées à l'humain.  Le but avoué des nouvelles technologies du vivant est notamment de repousser les limites de l'humain (réparer mais aussi « augmenter » l'homme dans ses capacités musculaires et cérébrales), ce qui n'est pas nouveau en soi dans l'histoire. Mais jusqu'où « surpasser les limites humaines » et à quel prix ? Est-ce pour une humanisation ou est-ce une fuite devant la finitude humaine, un déni de la mort et de la contingence de l'homme ? C'est justement sur le « pouvoir d'être soi-même » que le philosophe Habermas évalue l'impact des biotechnologies. Des actes « chosifiant » (introduire ces nouvelles technologies dans l'homme) affectent à la fois le pouvoir que nous avons d'être nous-mêmes et notre relation à autrui. Se retrouve ici l'habituelle et redoutable question de la limite, jusqu'aux visées transhumanistes sans limite.  

Rapport au vivant

C'est enfin le rapport au vivant et à la vie qui est modifié. La biologie de synthèse remet en question nos repères entre le naturel et l'artificiel, entre le vivant et l'inanimé et interroge nos responsabilités dans la génération de nouveaux êtres biologiques. Le vivant sera-t-il fonctionnalisé, « chosifier » dans une vision « utilitariste » ? Une certaine vision de la performance est ici soumise à la critique. La vie vaut-elle le coup d'être vécue selon les fonctionnalités/performances du vivant? « Qu'est-ce que la vie » et comment la respecter si elle apparaît comme un artéfact, surgissant d'une construction de l'homme?
Nous sommes alors convoqués à reconsidérer la différence entre la vie et les fonctions du vivant (du vivant au vécu) : les fonctionnalités du vivant doivent être distinguées (même si elles leur sont liées) de l'exercice de ces fonctions dans le vécu conscientisé en partie pour l'homme. Ainsi l'exprime le philosophe Michel Henry : La vie se sent et s'éprouve elle-même dans son intériorité invisible et dans son immanence radicale. Ce  « pouvoir de sentir »  correspond à l'expérience du « fait d'être soi » qui se traduit chez Michel Henry par le fait d'être un Soi. La vie est ainsi le mouvement invisible et incessant de venir à soi, de s'accroître de soi…

Equilibre des sphères scientifiques

L'éthique n'est pas là « pour faire peur », pour freiner le développement des sciences et techniques mais pour discerner ce qui va dans le sens de l'humain et rendre ainsi plus performantes les technologies modernes. Le défi de notre époque est la fondation d'un véritable développement durable. Pour bâtir un tel développement, il faut un nécessaire équilibre entre le progrès des différentes sphères scientifique, technique, économique, juridique, éthique, culturelle, sociale et politique. Cette coévolution générale appelle nos établissements d'enseignement supérieur à promouvoir une « culture ouverte interdisciplinaire» et une posture éducative qui allie « bienveillance envers les technologies et grande vigilance éthique ».  

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Commentaire 1
à écrit le 13/03/2014 à 16:09
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En laissant à l'homme les possibilités d'avancer ainsi sur le domaine de la création, Dieu chercherait-il un successeur pour achever sa miision ?

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