Chefs et restaurants gastronomiques des joyaux fragiles

Juillet–Août 2003. Fini le temps des cuisiniers débonnaires. L’époque est au business. Et la corporation n’échappe pas aux logiques expansionnistes et financières. Propulsés au rang de star, traqués quotidiennement par les critiques gastronomiques, les clients, et les journalistes qui ont le pouvoir de « faire » et de « défaire » leur image et leur entreprise, les grands créateurs culinaires sont aujourd'hui embarqués dans une « machine » médiatique.
Triplement étoilé, le chef Bernard Loiseau s'était donné la mort en février 2013. ©Richard Damaret/Rea

Sacralisés ou dégradés par le seul jugement de la « bible » Michelin qui hiérarchise une activité pourtant artistique et subjective, ces chefs de cuisine et d'entreprise ont accepté une vassalité qui tour à tour sert et meurtrit, autant leur personne que leur société. Certains succombent à l'inverse. Le drame de Bernard Loiseau, que son épouse Dominique accepte de commenter jusque dans les plus délicates appréhensions, apporte à ce lien de duplicité et à cette servitude une résonance significative. Acteurs de l'économie a investigué auprès de chefs simple, double, et tripe étoilés Michelin, auprès des observateurs privilégiés - banquier, psychiatre, universitaire - pour comprendre : qui sont ces artistes devenus dirigeants d'entreprise ? Quelles ambitions poursuivent-ils ? Que sont-ils prêts à vivre au nom de la consécration critique et médiatique ? Comment, humainement et professionnellement, encaissent-ils « l'humiliation » d'une rétrogradation ? Derek Brown, directeur du « Guide rouge », répond aux conclusions de l'enquête.

 

Jusqu'au désespoir

 

Il y a quatre mois, sa mort à endeuillé la France. La dramaturgie de l'acte et la popularité du chef ont irradié bien au-delà du microcosme de la gastronomie, réservé à quelques poignées de cuisiniers, de journalistes, de critiques et à un cercle restreint de consommateurs privilégiés ou passionnés. La disparition de Bernard Loiseau, notamment par la forme qu'elle prit et par les mystères - et les rumeurs - que l'absence de « testament » suscite, a cristallisé les fragilités de cette profession hors normes, de ces entreprises et de ces grands chefs mondialement réputés. « Désormais, on comprend mieux votre métier » ont confié des clients à Anne-Sophie Pic, chef du restaurant éponyme de Valence. Course aux investissements, endettement, personnalisation, disproportionnée sur le chef, compétences en management et en gestion limitées, médiatisation parfois effrénée, égotisme et dérapages mégalomaniaques. Et bien sûr « poids » et pouvoir des guides. Ou plutôt « du » Guide rouge, édité par la société Michelin, et dont la diffusion - 550 000 exemplaires dans le monde selon la direction - et la légitimité auprès des chefs eux-mêmes étouffent celles de ses concurrents. « Il est le seul qui sait récompenser à la fois une cuisine « classique  moderne » et une création extravagante ; il distingue la « bonne » cuisine, sans l'orienter » estime, de son antre de Vonnas, Georges Blanc.
Au premier rang des « outsiders », GaultMillau, happé par la spirale de la concurrence qu'il tente d'exercer sur le Guide rouge et qui, affaibli par une valse de directions - quatre en six ans - et une diffusion très inférieure, avance une ligne éditoriale erratique et, parfois, quelques « coups » pour exister médiatiquement. Derniers en date, publiés dans l'édition 2003, la rétrogradation de deux points de Bernard Loiseau, et surtout la propulsion au rang de la perfection - 20/20 - de Marc Veyrat dans son restaurant La Ferme de mon père, à Megève. Michel Troisgros, pourtant consacré dans cette même édition « chef de l'année », ne masque pas son scepticisme sur le mode d'évaluation. Dans une diatribe que Dominique Loiseau elle-même juge « déplacée » et motivée avant tout par leurs discordes personnelles avec le guide, Paul Bocuse et Jacques Pourcel - le patron du Jardin des Sens, à Montpellier, également puni de deux points par le guide, a publié une lettre d'une grande virulence au nom de la Chambre syndicale de la Haute cuisine française qu'il présidait alors -, se sont emparé du drame de leur confrère pour fustiger le pouvoir du GaultMillau. Le débat fut lancé. Mais aussi vite clôt. Sans doute parce que la profession, morcelée en courants claniques, désassemblée par la mise en concurrence de personnalités artistiques et sensibles, et désunie en dépit de l'unité qu'elle exhibe ostensiblement devant les caméras, n'était pas capable de s'attabler. Surtout parce que la relation que les chefs étoilés ont établie avec le Guide Michelin est extraordinairement complexe.

 

De moins à plus 40 %

 

Les premières répercussions sont économiques. Et elles sont considérables, en « montée » comme en « descente ». Aucun des établissements simplement référencés, 1 étoile (ils sont 407 en France), 2 étoiles (72), ou 3 étoiles (25) n'élude ce qu'il « doit » au Guide rouge, dont le rayonnement et la crédibilité garantissent la fréquentation, élargissent la typologie de la clientèle ) dans un mouvement concentrique qui, de local, gagne la région, puis l'Hexagone, enfin s'internationalise au fur et à mesure de l'élévation dans la hiérarchie -, justifient auprès des banques les besoins d'investissements, et donc agissent automatiquement sur le volume d'activité. Chaque promotion assure un gain de chiffre d'affaires d'au moins 15 %, parfois plus si la médiatisation est substantielle et récurrente. Ainsi, Guy Lassausaie (Chasselay) a enregistré un bond de 35 % puis le 15 % dans les deux années qui ont suivi l'obtention de sa première étoile. Christian Têtedoie (Lyon) évoque la « régularité nettement plus grande de la fréquentation » et Philippe Gauvreau (La Rotonde à la Tour de Salvagny) insiste sur le « panier moyen » du client qui, à prix strictement identiques, a crû de 25 euros.  Mais la rétrogradation est, elle aussi, significative. Cette fois cruellement. - 15 % chez Michel Chabran, - 8% à la Poularde. Quelques chefs pronostiquent une chute de 30 % si la 3ème étoile est retirée. Bernard Loiseau lui-même évaluait dans un tel cas l'effondrement de l'activité à « 40 % ». « Or les frais généraux mensuels, chez moi de plus de 100 000 euros, ne bougent pas » fait remarquer Gilles Etéocle, patron de la Poularde.  Les retentissements ne se limitent pas à la fréquentation de l'établissement. Alors que le jugement des guides conditionne la réputation du chef et donc son attractivité sur le « marché » lucratif des accords de consulting et de promotion de marques, que vaut pour un fabricant de plats cuisinés d'associer son identité à celle d'un chef triple étoilé dégradé à grand renforts de presse ? Sans compter qu'auprès des clients béotiens, il faut convaincre que la perte d'une étoile ne signifie pas l'affadissement de la prestation et que le prix des plats ne peut être contracté... Bref, la punition et la fragilité sont incroyables, qui démontrent l'irrationalité de cette capitalisation excessive sur le nom et sur la notoriété 'un seul individu, le chef. Quelle autre entreprise, pourtant pas mieux structurée et organisée, risque une telle déflagration de son chiffre d'affaires si son Pdg décède ou est évincé ? Cette incarnation constitue, aux yeux de Georges Blanc, « la force autant que la faiblesse de nos entreprises », dont l'âme et l'image s'éventent après le départ du chef. Les célèbres maisons Chapel - malgré le talent du chef Philippe Jousse -, Pic - avant que la fille de Jacques, Anne-Sophie, en prenne la direction - ou Point - tombée en décrépitude jusqu'à sa reprise par Patrick Henriroux - en témoignent. Que deviendra le « temple » de Collonge-au-Mont d'Or lorsque Paul Bocuse partira ?

 

Dégradation professionnelle et humaine

 

La résonance du Guide Michelin n'est pas confinée au seul volet économique. Parce qu'il est LA référence, il constitue pour chaque membre de la profession plus qu'un phare ; il est la preuve de son talent, la reconnaissance de sa créativité, la promotion ou l'expulsion, brutales, au sein d'un cénacle de plus en plus restreint et prestigieux au gré de l'élévation dans une hiérarchie formée de castes. Il est aussi l'origine des bonheurs et des tourments les plus vifs. Chaque nouvelle édition annonce chez les uns une excitation, chez les autres une angoisse, chez certains parfois même les deux appréhensions. « La tension monte et se fait de plus en plus perceptible dans les semaines qui précèdent la publication » résume Georges Blanc. Le Guide Michelin, dont les inspecteurs examinent chaque table dans l'anonymat, affirme établir sa notation sur la seule prestation culinaire et entretient un absolu silence sur les critères. L'occultation d'éléments de jugement factuels exacerbée par l'obligatoire ingérence d'une part de subjectivité chez les enquêteurs construit une opacité qui participer certes  la magie, au mystère du jugement, et à la sacralisation des plus prestigieux chefs. Mais lorsque la sanction de la rétrogradation est prononcée, la méthode apparaît terrible. Et contestable. C'est d'abord par le biais d'une dépêche AFP que les établissements apprennent la sentence, empirée par son instantanéité et sa brutalité... Le sentiment d'être méprisé et même trahi est alors immense chez ces restaurateurs qui reconnaissent « tout devoir » au Guide et qui, parfois depuis plusieurs dizaines d'années, ont écrit, comme le rapporter Gilles Etéocle, « une histoire d'amour » et ont édifié « une relation de partenaires ». Autre protestation, la double absence d'avertissement en amont de la sanction et de justification en aval. Impossibilité est donc faite à ces hommes dans leur double fonction de cuisinier et de chef d'entreprise de rectifier les erreurs que le mutisme du juge ne permet pas d'identifier... Alors, à la « remise en question » qu'autorise toute sanction expliquée se substituent le doute et la peur qui terrassent les croyances des créateurs culinaires déjà fragilisées par l'obscurité du jugement lorsqu'il était positif. Car la confiance en le Guide est telle qu'une sanction est assimilée à un recul de leur compétence. « Or, plus que dans beaucoup d'autres métiers, nous avons besoin d'être tirés vers le haut pour avancer. La rétrogradation casse cette confiance. Il est très difficile de la restaurer et de remonter » observe Patrick Henriroux, chef deux étoiles de la Pyramide, à Vienne. L'insécabilité entre la cuisine « notée » et le chef capte la reconnaissance et la lumière médiatique sur ce dernier bien plus que sur l'établissement. Ainsi, si la gloire polarise - injustement - sur une seule personne les mérites d'un couronnement permis par toute une équipe, ce phénomène incarnatif a pour danger - tout aussi inique - de concentrer sur cette même personne les ravages occasionnés par la rétrogradation. Impossible alors de répartir l'opprobre. « Il faut être psychiquement très solide pour encaisser un tel choc émotionnel » estime Martine Foray, enseignante à l'Institut Paul Bocuse. Car l'humiliation est double : la rétrogression signifie que le chef cuisine « moins bien ». Et le fonctionnement hiérarchique insinue qu'il cuisine « moins bien que les autres ».  La dégradation n'est pas seulement personnelle et factuelle. Elle est aussi humaine. La défiguration éclate avec violence aussi bien devant la famille, le personnel de l'entreprise, les clients, les médias, que la profession. Ainsi, de toutes parts, le chef est abîmé, endommagé, déshonoré. Mutilé. « Contrairement à la Légion d'Honneur, aux César, aux Molière, ou aux Victoire de la Musique, qui sont attribués définitivement, les récompenses Michelin ne sont que temporaires et peuvent être retirées. C'est d'ailleurs ce qui fait leur crédibilité. Mais lorsqu'on est sanctionné, on perd la face devant tout le monde. L'impression est donnée que tout ce qui a été construit est bon à jeter aux orties. On comprend mieux les dépressions et les crises cardiaques qui suivent parfois les annonces » décortiques Patrick Henriroux. Comble de l'inféodation et de la domesticité « schizophréniques » qui vassalisent les restaurateurs au Guide rouge, les chefs punis n'ont qu'une quête : reconquérir ce qu'on leur a retiré. Cette subordination et cette servitude, que Michel Chabran qualifie de « masochistes », asservissent à une obsession, terrible et perverse : séduire et convaincre de nouveau celui qui est bourreau afin de recouvrir pour soi-même et aux yeux de l'aéropage le lustre, la dignité, la reconnaissance étranglés... « Nous sommes des dingues que le Guide rend encore plus dingue » s'amuse le chef de la Poularde. « Pour s'en sortir, il faut savoir être joueur » poursuit son confrère de Pont de l'Isère.

 

Lacérée par les jalousies

 

Cette méthode qui compartimente et hiérarchise apparaît d'autant plus contestable qu'elle porte sur une activité de création et d'art. Or quels autres arts se laissent juger de la sorte ? Aucun. S'est-on un jour essayé à estimer Rubens « supérieur » à Vermeer, Tintorret « meilleur » que Bellini, Goya « au-dessus » de Zurbaran ou Velasquez, Renoir « plus fort » que Manet, Beckmann « inférieur » à Dix ou à Music ? Ce fonctionnement comparatif contamine les clients qui se laissent conditionner et qui vont estimer « tel 3 étoiles supérieure à tel 3 étoiles », juger la promotion de celui-ci ou la rétrogradation de celui-là « inconcevables »... Ce raisonnement est d'autant moins approprié que, comme le souligne David Sinapian, époux d'Anne-Sophie Pic et directeur de l'établissement, les critères de mesure, le degré de compétence culinaire, et le dessein des consommateurs - par ailleurs de plus en plus exigeants et de mieux en mieux avertis - diffère sensiblement de ceux des inspecteurs. « Le client vient chercher avant tout un souvenir d'exception. Et son évaluation prend en considération des éléments, parfois inconsciemment, qui ne peuvent pas être confrontés d'un établissement à l'autre. Etre ainsi toujours comparé peut être déséquilibrant ». Or la mémoire du même week-end passé sous la pluie claquemuré dans la chambre à patienter jusqu'au diner ou sous le soleil au bord de la piscine n'est pas le même pour l'invité qui, de toute façon ne pourra s'épargner de projeter son souvenir sur d'autres et sur le jugement du guide. Cette réalité comparative n'épargne bien sûr pas le corps d'une profession dont la confraternité, autrefois exemplaire, s'est lézardée en partie - mais pas seulement - dans le prisme de la méthode de jugement des guides qui, malgré eux, mettent en concurrence des établissements, des talents, des types de cuisine, et exacerbent les rivalités entre chefs. Lorsqu'il est rétrogradé en 2002, Gilles Etéocle se souvient de ces « petits cons » qui se sont réjouis, et MichelChabran a pu compter « sur les doigts des deux mains » ceux qui l'ont secouru. « Tout le monde s'embrasse. Mais c'est un milieu d'hypocrisies et de lâchetés ». Georges Blanc stigmatise une corporation infectée par les jalousies, assombrie par les verdicts parfois « cruels » sur la personnalité ou la prestation des confrères. Ce microcosme apparaît sclérosé dans son étroitesse et par quelques grappes d'inspecteurs, de journalistes, de chefs qui font et défont les réputations, et nourrissent les malveillances verbales. « Toute réussite est jalousée. C'est particulièrement le cas dans notre activité, et Bernard Loiseau en savait quelque chose. Chaque fois que la réussite est affichée, on reçoit des coups. Peut-être faut il mieux cultiver la discrétion. Je me rassure en me persuadant qu'on ne jette des pierres qu'aux arbres qui donnent des fruits ». Dans la seule région lyonnaise, où cohabitent - dans la fragmentation des chapelles - un « 3 étoiles » (Paul Bocuse), trois « 2 étoiles » (Léon de Lyon, la Rotonde, l'Auberge de l'Ile), neuf « 1 étoile », et quelques « ex-étoilés » encore réputés (la Mère Brazier, la Tour Rose), cette réalité concurrentielle est particulièrement aiguë. Pourtant, peut-on comparer des créations, des méthodes, des inspirations aussi différentes que celles de Jean-Paul Lacombe, de Philippe Gauvreau et de Nicolas Le Bec (Cour des Loges) ?

 

Loiseau plus que Chirac

 

La « mécanique » Michelin est ainsi constituée que chaque récompense fait croitre l'activité du restaurant et l'ambition du chef, dès lors animé d'une seule quête : conquérir l'étoile supplémentaire ou se maintenir à la 3ème. L'enjeu est de « contenir » ce vœu afin qu'il ne déborde pas au point de mettre en péril une entreprise que la publication de chaque nouvelle édition du Guide peut faire brutalement vaciller. Or, en dépit des dénégations de la direction du Guide Michelin qui affirme « être capable de consacrer 3 étoiles un établissement qui sert sur des nappes Vichy », les restaurateurs suspectent que l'engagement de certains investissements conditionne le jugement des inspecteurs. « Dans l'hiver qui a précédé ma rétrogradation, j'ai failli refaire la cuisine. Coût : 0,75 millions d'euros. Si j'avais réalisé cet investissement, j'aurais déposé le bilan dans les mois qui suivaient » fait remarquer Gilles Etéocle. « Nous pratiquons un métier de générosité et d'affectivité dont l'objet premier est de donner du plaisir au client. Le chef qui détient une étoile veut nécessairement « donner plus », pour le client mais aussi pour sa propre reconnaissance, et autant pour essayer de conquérir une récompense supplémentaire que pour satisfaire une clientèle d'autant plus exigeante que le restaurant est coté. Il faut savoir canaliser cette générosité » analyse Philippe Gauvreau, chef de la Rotonde. L'ensemble de ses confrères interrogés affirme « maîtriser » cette ambition afin qu'elle ne précarise pas l'entreprise. Les affres de Pierre Gagnaire à Saint-Etienne ou de Marc Veyrat à Annecy, pour n'évoquer que des tables rhônalpines, rappellent que ces allégations n'ont pas toujours été réalistes. Patrick Henriroux dissèque la problématique. « Une étoile, c'est la Formule 3 ; 2 étoiles, la Formule 3000 ; 3 étoiles, la Formule 1. J'estime avoir ni les moyens, ni l'envergure, ni le potentiel, ni les équipes pour obtenir ce fameux sésame. Et je ne suis de toute façon pas prêt à engager les risques, la pression autant financière que médiatique, qu'exigerait une telle ambition dont la réalisation nous exposerait à une fragilité, à une dépendance aux guides, et à des pressions que je ne veux pas supporter et que je ne veux pas imposer à mon entourage. J'ai d'ailleurs prévenu le Michelin que m'accorder la consécration suprême serait un cadeau empoisonné. Je préfère figurer parmi les bonnes écuries 2 étoiles qu'être une petite cylindrée 3 étoiles. Ne pas se brûler les doigts, consolider l'édifice, faire plaisir aux clients et se faire plaisir : voilà mon crédo ». Quitte à apparaître « insuffisamment » ambitieux même parmi un personnel « qui lui, a pour quête ultime la troisième ».
Consubstantielle des promotions du Guide rouge, la « machine » médiatique, qui s'ajuste sur l'annonce des promotions et qui fixe la lumière et les strates sur des personnalités d'artistes à l'ego, à la détermination, à la fragilité déjà singuliers. Le « carton » des deux couvertures successives de Paris-Match consacrées à la mort de Bernard Loiseau (selon son épouse « 700 000 puis 850 000 exemplaires contre 600 000 pour la précédente », pourtant occupée par le tandem Chirac/de Villepin en pleine pré-guerre en Irak, chiffres que la direction de l'hebdomadaire a refusé de confirmer) atteste d'une starisation aux yeux de beaucoup excessive. Starisation dont Marine Foray affirme qu'elle s'est propagée chez les jeunes de la profession au point de conditionner le parcours de certains ou d'initier des vocations. « N'oublions pas que nous ne sommes que des aubergistes. Certains cuisiniers se retrouvent dans une élit et dans un monde qui ne sont pas les leurs, et dans une mécanique qu'ils ne maîtrisent pas » prévient Patrick Henriroux. La brutalité de certaines éruptions médiatiques ne laisse en effet pas le temps d'apprivoiser et de domestiquer une « machine » implacable. « La chute est d'autant plus violent que la médiatisation a été rapide et artificielle » rappelle Guy Lassausaie. Le drame Loiseau - « mes amis du show business » aimait-il clamer - semble d'ailleurs agir comme un spectre, et ne laisse pas impavide une profession interpelée par la fascination qu'exercent sur elle le Guide Michelin et les médias, entremêlés dans un pouvoir et une dynamique qui servent aussi généreusement ses intérêts. Un phénomène d'emprisonnement qui perturbe Michel Troisgros. « Le malheur de Bernard interroge avant tout sur cette relation avec les médias. Bernard s'était fragilisé à s'être trop livré à l'encensement comme aux critiques. Nous devons être très vigilants car face à l'obstacle, qu'il soit économique, médiatique ou critique, notre personnalité, empreinte de spontanéité, de générosité, et aussi d'irrationalité, s'expose de manière d'autant plus fragile que nous sommes ni préparés ni formés. C'est en relativisant le succès et en étant très humbles que nous pouvons nous protéger des dérives de mégalomanie, de jouissance, d'euphorie tout à fait compréhensibles auxquelles cette starisation nous risque ».

 

Improbable domptage

 

L'enjeu est de gérer subtilement cette exposition sans qu'elle embastille dans un raisonnement servile et dual propre à déstabiliser l'équilibre et les repères du chef. Choqués par l'acte « qui nous a fait beaucoup réfléchir », David Sinapian et Anne-Sophie Pic apprennent à tempérer l'impériosité de la réussite professionnelle et à « penser un peu aussi à nous, alors qu'auparavant nous étions intégralement dévolus à notre maison. L'obtention de la 3ème étoile, si elle représente bien sûr un objectif prioritaire, ne doit pas être le résultat de certains sacrifices, notamment familiaux. Vivre exclusivement pour elle et pour le restaurant peut être source de déséquilibre, autant au plan personnel que dans les risques de dérives professionnelles. D'autant plus que trop espérer fait gonfler l'amertume lorsque le but n'est pas atteint ». Philippe Gauvreau demeure en recherche « permanente » de cet « équilibre » qui conjugue ambition professionnelle et préservation de l'intégrité personnelle et familiale. « A l'égard des médias, tout est question de dosage ». La sujétion semble d'autant mieux circonscrite que l'image véhiculée projetée est fidèle à la personnalité du chef, que la critique n'est pas « achetée » ou simplement « inspirée » et compromise par quelques week-ends offerts à la famille du journaliste, et que la stratégie des médias est pérennisée. Peu réputé pour son aisance oratrice, Georges Blanc a fait l choix de pratiquer essentiellement du « réceptif » et d'ancrer sa communication sur la diffusion de « produits » - ouvrages... - plus que sur la séduction des caméras. Beaucoup cherchent aujourd'hui à se cuirasser des répercussion scabreuses d'une médiatisation dont pourtant tous ont grand besoin. La famille, première victime du suicide de Bernard Loiseau, apparaît, dans un mouvement de balancier fortuit, comme le refuge et la muraille, comme le remède le plus approprié pour gérer les dégâts que commet cette exposition quotidienne au feu nourri des critiques projetées par les clients, la presse, et les guides. « Le couple et les enfants nous rappellent qu'il sont l'essentiel de notre existence et que rien, absolument rien ne justifie que nous les mettions en péril ou que nous les sacrifions. Ils sont la meilleure des parades aux tentations mégalomaniaques qui menacent tous les grands chefs médiatisés » considère Patrick Henriroux, adoubé par Christian Têtedoie qui, « aussi » au nom de sa foi, « a pour ambition première de voir grandir les enfants ».

 

S'extirper de l'emprise

 

Autres remparts, l'enracinement local et la préservation d'une clientèle de proximité qui entrelacent l'établissement et son environnement dans une responsabilité mutuelle et une interdépendance que Michel Troisgros qualifie « d'essentielles ». « Elles rappellent que nous cuisinons pour tous, pour l'employé de banque de Vienne comme pour le célèbre chanteur, pour l'industriel qui marie sa fille comme pour les amis qui dépensent leur cagnotte de belote. 65 % de notre client !le est locale. Je ne suis pas prêt, au nom d'une 3ème étoile, à me couper de ces racines qui sont les fondamentaux de notre établissement et de sa culture. Mes origines paysannes, les valeurs qui m'on été enseignées, et mon éducation, me ramènent sans cesse à la raison » confirme son confrère isérois. Cette étroite prise avec le tissu local figure parmi les principaux recours pour maitriser la dépendance à des guides qui drainent un public essentiellement suprarégional et international. La conjoncture économique difficile, l'épidémie de pneumonie atypique et le mépris d'une partie des touristes américains pour la France (12 % de la clientèle de la Côte d'Or) et ses symboles en démontrent d'ailleurs l'utilité.
Certes, par conviction mais sans doute aussi par crainte de froisser Michelin, les chefs interrogés, unanimes, rappellent en substance que le Guide rouge est un « moteur, une motivation formidable pour le chef et son équipe », qui oblige à « se remettre en question, à inventer, à progresser, autant pour maintenir la récompense que pour espérer en gagner une nouvelle ». « Les règles du jeu sont connues et rien n'oblige à y adhérer. Si on décide d'être référencé au Michelin, il faut en accepter toutes les conditions, y compris les plus désagréables. On ne peut pas plébisciter le Guide lorsqu'il vous encense et le condamner lorsqu'il vous sanctionne » résument Georges Blanc et Patrick Henriroux. Tous, d'ailleurs, ne doivent pas oublier que le tandem Michelin/médias fait leur gloire et, pour certains, leur fortune. Pourtant, même si les vœux peineront à être exaucés face à l'appât, plus fort que tout, de l'attelage, l'heure est bien à contenir la dépendance, à retirer peu à peu leurs griffes profondément plantées, et à anticiper les dommages d'une rétrogradation que Michel Troisgros estime « de toute façon un jour ou l'autre inéluctable ». Les investissements considérables réalisés par Bernard Loiseau pour faire de sa « Côte d'Or » de Saulieu « un espace d'art de vivre » y concourent. Spa, piscines, confort maximal qui place l'établissement parmi les rares notes « pourpres » du guide Relais & Châteaux... « Tout cela participe à ce que les clients se rendent chez nous pour d'autres raisons que la seule cuisine. Cette diversification permet de répartir leurs sources de plaisir et de réduire la responsabilité de la 3ème étoile Michelin dans l'activité d'ensemble de l'établissement » comment Dominique Loiseau. Une analyse qui prend d'autant plus de sens qu'aucun autre chef que son époux n'était jamais apparu autant soumi et obsessionnellement assujetti au Guide rouge. « Depuis mes premières armes chez les Troisgros, matin midi et soir je ne pense qu'à une quête : la 3ème étoile » confessait-il. Expurgée de sa candeur, de sa motivation vengeresse, et de l'objet de l'attaque, la « sortie » sentencieuse de Paul Bocuse mérite la considération. Car la machine infernale du couple guides/médias n'est sans doute pas étrangère à l'acte désespéré de son ami. « Nous ne sommes plus maitres de nos entreprises » soupire Gilles Etéocle.


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