Mouvements citoyens : les garde-fous de la République

Ils traquent les détails dans les comptes des collectivités, dénoncent les marchés publics obscurs, soulèvent les incohérences des projets urbains ou veillent à la protection de l’environnement et du patrimoine. Avec peu de moyens, ces mouvements citoyens, souvent locaux n’hésitent pas à interpeller la justice. Au nom du respect de l’intérêt général.
Nous souhaitons que nos impôts soient bien utilisés.
"Nous souhaitons que nos impôts soient bien utilisés." (Crédits : DR)

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Lundi 4 décembre 2017, le tribunal administratif de Lyon a rendu une série de jugements condamnant la métropole de Lyon à rembourser la taxe d'enlèvement des ordures ménagères (TEOM), acquittée en 2013, 2014 ou 2015 selon les cas, à une douzaine d'entreprises implantées sur son territoire, dont HSBC et Auchan.

Au total, plus de 650 000 euros. Le même jour, ce tribunal a rendu une autre salve de jugements pour le même objet, en défaveur cette fois de Saint-Étienne Métropole : la collectivité a été condamnée à rembourser près de 330 000 euros à Leroy Merlin, Casino ou encore Ikea pour les années 2013 et/ou 2014.

"Ces vingt-deux jugements confirment notre position habituelle sur la taxe d'enlèvement des ordures ménagères", indique-t-on au tribunal, qui a déjà prononcé l'annulation des taux de la TEOM jugés trop élevés de 2011 à 2015 pour un montant global de plus de deux millions d'euros.

Si les entreprises ont pu soulever le lièvre en s'appuyant sur cette prise de position, c'est grâce au travail de fourmi réalisé par Contribuables actifs du Lyonnais (Canol), une association qui milite, depuis près de 18 ans, contre la hausse systématique des impôts et "le gaspillage de l'argent public". Canol est née quelques années après Contribuables associés, une association nationale qui prône "la chasse aux gaspillages et la maîtrise de la dépense publique en faisant pression sur le gouvernement, les parlementaires et les élus locaux pour un bon usage de l'argent public".

Lire aussi : Canol fustige l'achat par la Région de places à l'Open Parc de tennis

Très libérale, cette dernière revendique 350 000 membres et des actions à l'origine de la suppression récente du régime spécial de retraite des députés, de la réserve parlementaire ou du contrôle de l'indemnité représentative de frais de mandat des parlementaires. Sur le plan local, elle n'a pas de succursales, mais se nourrit d'un réseau d'associations indépendantes, comme Canol.

"C'est sur leurs sollicitations que j'ai eu l'idée de m'intéresser aux comptes publics. Avec une dizaine d'autres personnes, nous avons commencé par les communes du Nord-Ouest lyonnais, de Sainte-Foy-lès-Lyon à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or. Très vite, nous nous sommes rendu compte des disparités entre les dépenses alors que les besoins de chacune sont à peu près similaires", se souvient Michel Vergnaud, son fondateur.

Cet ancien cadre commercial et marketing de chez IBM, qui n'avait jamais eu le temps de s'engager auparavant - à l'exception d'une petite présence en fin de liste communale il y a 35 ans -, s'intéresse rapidement à toutes les collectivités du Rhône, y compris Département, Grand Lyon devenu Métropole et Région, car elle contribue indirectement aux différents budgets.

"Nous ne sommes pas des Pères fouettards. Nous ne cherchons pas à payer moins d'impôts, mais à payer juste. Nous souhaitons que nos impôts soient bien utilisés", avance Dominique Gaillot, responsable des relations presse et des réseaux sociaux, arrivé en 2012 dans la structure. "Cela remonte au moment de l'augmentation des impôts locaux. Un choc qui m'a poussé à m'engager", avance l'informaticien sexagénaire, qui a encore une petite activité de développement de sites web.

L'indépendance du retraité

Comme lui, ils sont désormais 1 411 adhérents (chiffres arrêtés à fin 2016) à soutenir le projet Canol, ce qui fait de la structure lyonnaise l'une des premières associations de ce type parmi les 35 recensées par Contribuables associés. En région, quelques initiatives émergent, à Givors (Givors contribuables), à Saint-Étienne ou en Savoie, mais elles restent souvent à l'échelle d'une seule commune.

Une trentaine de bénévoles, organisés par pôles de compétences, sont très actifs au quotidien.

"On adhère essentiellement par conviction. Dans un contexte général de crise, ce n'est pas le moment de jeter l'argent par les fenêtres", poursuit Dominique Gaillot.

Car, pour rester libre, indépendante - et en adéquation avec ce qu'elle prône -, Canol ne perçoit aucune subvention publique ou privée. Elle ne vit que par les cotisations de ses soutiens (40 euros en moyenne), soit un budget moyen de près de 50 000 euros par an. Des convictions qui semblent d'abord toucher des retraités - seuls 40 % des adhérents sont des personnes en activité. "Nous devons faire des effort vis-à-vis des jeunes", concède Dominique Gaillot. Cependant, être retraité a certains avantages.

À commencer par le temps. "Réclamer les comptes, analyser les délibérations, suivre les projets demande beaucoup de temps. Ce n'est pas toujours compatible avec une activité professionnelle", avance Michel Vergnaud, qui, à 76 ans, n'est "plus que" vice-président, ayant passé une des mains à Charles Rossi.

Autre intérêt : l'indépendance.

"Retraité, c'est être libre de s'exprimer, de prendre le risque d'opposer aux collectivités des critiques constructives. Dans notre collectif, nous avons d'anciens syndicalistes, des dirigeants d'industrie ou de grand groupe. Ils auraient eu moins de liberté en activité", analyse Jean Murard, président de Déplacements citoyens, une petite association de 60 adhérents "motivés par l'intérêt général".

Elle s'intéresse aux questions urbaines, routières et de transport dans la métropole de Lyon et parfois au-delà, en lien avec des associations locales. L'ancien commissaire aux comptes, associé dans un cabinet privé, "n'aurait pas pu se permettre d'apparaître comme un citoyen aussi engagé aux yeux de ses clients".

Poil à gratter

Avec une cotisation de 20 euros par an, et un petit budget de 1 500 euros, l'association n'a pas hésité à s'attaquer au géant Sytral sur la question du prolongement du tramway lors de la construction du Groupama Stadium, à Décines (Rhône). Elle estime que l'intérêt général n'est plus respecté.

"Nous sommes pauvres mais libres, lance avec humour Jean Murard. Certes, l'exemple du stade montre que nous avons échoué. Mais il ne faut pas avoir la prétention de penser que nous avons un pouvoir illimité, même quand nous sommes Président de la République. Notre pouvoir n'est pas nul, il est juste faible. Nous n'avons pas la prétention de faire des miracles, mais si on peut infléchir certaines décisions, même à dose homéopathique, nous aurons fait notre part pour le collectif."

Depuis 1999, Canol a révélé plusieurs irrégularités, n'hésitant pas à saisir le tribunal administratif pour des subventions attribuées à des associations sans justifications ou besoins réels, à des entreprises pour créer des emplois non réalisés, pour des achats de places lors de tournois sportifs, pour le non-respect de la loi sur la RTT au département du Rhône, au Grand Lyon ou à Écully.

Ou pour dénoncer l'explosion du budget de construction du musée des Confluences. Intervenant d'abord en amateur, ces organisations se sont professionnalisées au fil du temps, ce qui leur a permis de mieux structurer leurs recours.

"Les associations, juridiquement parlant, progressent. Auparavant, elles avaient beaucoup plus de mal à accéder à un juge", analyse Sébastien Bracq, avocat associé chez LLC & Associés, spécialiste du droit public, membre de l'Association des avocats conseils des collectivités locales.

"Mais leur principal problème - valable pour les citoyens comme pour la défense de l'environnement -, c'est qu'on ne sait pas toujours ce qui les motive, poursuit celui qui a déjà défendu quelques dossiers contre, notamment, Canol. Elles se posent souvent en défenseur de l'intérêt général, sur des questions de principe, mais se contredisent parfois. En demandant l'annulation d'un contrat public, elles engendrent une série de coûts cachés supplémentaires qui sont parfois supérieurs aux montants dénoncés eux-mêmes."

"Certes, parfois, c'est symbolique. Mais si nous ne faisions rien, alors la loi ne serait pas valable pour tous", tranche Michel Vergnaud.

"On ne se fait pas de grandes illusions. Nous avons parfois l'impression que la grande famille administrative se surveille avec plus de bienveillance qu'elle ne le fait envers le contribuable", complète Jean Murard.

Ce juridisme - un attachement étroit au droit au sens strict sans autre considération - et le ratio actions engagées/bénéfices escomptés sont des reproches récurrents faits à ces différents mouvements. "On est libéral, admet Dominique Gaillot, nous faisons confiance aux individus et au marché." Pour certaines associations mises en cause, l'obligation de rembourser entraîne de vraies difficultés. "Sans contester l'idée que certaines attributions de subventions soient irrégulières, ces organisations pourraient se poser la question de l'utilité sociale du recours", avance l'avocat.

"Elles sont parfois un peu arbitraires ou dures dans leur analyse de certains secteurs, comme les systèmes de transport ou le système social. Il n'est pas toujours facile d'allier social et rentabilité", résume Yves-Marie Uhlrich, maire LR d'Écully, conseiller à la métropole de Lyon, ainsi qu'à la Région.

Des élus sous surveillance

Alors, coup d'épée dans l'eau ou véritable contre-pouvoir ?

"En tout cas, nous avons gagné, au fil du temps, une bonne crédibilité. Nous sommes considérés comme des gens sérieux, bien perçus par les élus, surtout ceux de l'opposition. Ils savent se servir de nos éléments", répond Michel Vergnaud avec un certain humour.

"Pour chaque dossier, nous recroisons les signalements avec des articles de journaux, nos analyses préliminaires... Ce type d'association produit donc des documents qui méritent notre attention", indique-t-on à la chambre régionale des comptes d'Auvergne-Rhône-Alpes qui ne les considère pas pour autant comme "d'authentiques lanceurs d'alertes" mais comme des citoyens avant tout.

"Ces associations sont indispensables dans notre société. Même s'il faut reconnaître que cela ne fait pas toujours plaisir d'être attaqué. Parfois, elles ont raison, parfois, non, mais la justice est là pour trancher. Ce qu'elles font remonter est souvent intéressant, tout comme leurs rappels à l'ordre réguliers", indique Yves-Marie Uhlrich dont la commune a été l'une des premières cibles de Canol il y a 15 ans.

Ces mouvements concentrent donc les attributs de contrôleurs, de garde-fous et de lanceurs d'alertes comme le conceptualisait le sociologue Francis Chateauraynaud dans les années 1990.

"Les multiples alertes que l'on voit se déployer aujourd'hui dans nos sociétés complexes ne sont que la forme actualisée de la veille qu'exerce toute organisation sociale sur les menaces qui pèsent sur elle. Dans ces processus, la notion de lanceur d'alerte désigne toute entité, personne, groupe, institution qui assume cette fonction d'alerte et qui cherche à faire reconnaître, souvent contre l'avis dominant, l'importance d'un danger ou d'un risque", rappelle-t-il lors de son intervention au Sénat en mars 2008 à la journée « Lanceurs d'alerte et système d'expertise ».

"Nos institutions manquent de contrôle de manière générale. La Cour des comptes fait des rapports, mais il n'y a pas de répercussions, pas de sanctions. Dans une entreprise, il y a toujours une unité qui contrôle les autres, juge sévèrement Michel Vergnaud, qui regrette cependant les difficultés récurrentes à obtenir des réponses. De plus en plus de collectivités évitent de nous répondre, nous obligeant à saisir la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada). Les délibérations sont de moins en moins lisibles et les gaspillages plus diffus et éparpillés, plus difficiles à traquer. Mais nos élus sont globalement compétents et honnêtes, mais ils manquent surtout de formation."

Néanmoins, la surveillance reste pour le moment bienveillante. "Nous sommes aussi dans le débat et le dialogue. Quand nous sommes favorables à certaines décisions, nous n'hésitons pas à les signaler", avance Jean Murard. Canol a même décerné des « Certificats de bonne gestion » à dix communes du Rhône, ainsi qu'à dix de la Métropole pour leur bonne gestion de première partie de mandat.

Une pause récréative avant la reprise de son bras de fer avec l'administration. Prochaines échéances : une surveillance accrue des marchés publics, un rapport sur le coût du social pour la métropole de Lyon - interrogée, l'institution n'a pas souhaité s'exprimer sur les initiatives de ces associations -, une action « en reconnaissance de droit » sur la question de la TEOM, qui, si elle aboutit, pourrait permettre aux contribuables particuliers de se faire rembourser la taxe versée en 2015 et 2016.

Une onde de choc qui aurait de lourdes conséquences pour de nombreuses collectivités françaises.

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Commentaires 5
à écrit le 22/04/2018 à 7:46
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Intéressant ! Existe t-il une entenne dans la Loire ? Merci

à écrit le 19/04/2018 à 19:27
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Il est temps que nous en faisions de même au niveau de cet administration qu'est l'UE de Bruxelles et qui n'a aucun compte a nous rendre!

à écrit le 19/04/2018 à 18:33
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Ca y est, vous commencez avec des articles réservés aux abonnés. Seul ceux qui ont les moyens et qui sont d'accord avec vous pouront lire les articles. Aucun intérêt. A quand la nécessité de créer un compte (data) pour commenter?

à écrit le 19/04/2018 à 16:43
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A noter que les mouvements citoyens sont tout aussi indispensables que la Cour des Comptes, ou que tout autre contrepouvoir à l'esprit critique. Tout comme les lanceurs d'alerte, les militants anti-corruption, les syndicats, associations de consommat...

à écrit le 19/04/2018 à 15:27
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Indispensables mouvements citoyens qui démontrent au final que nous pouvons parfaitement nous passer de dirigeants économiques et politiques puisque nous sommes particulièrement raisonnable, puisque l'instinct de survie nous interdit d'en vouloir nat...

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