Fibre optique en Savoie : panier de crabes et accusations multiples après la résiliation de la DSP

Après la soudaine résiliation de la délégation de service publique décidée par le conseil départemental de la Savoie, jusqu'alors accordée à Axione, filiale de Bouygues Energie, pour le développement de la fibre optique sur le territoire, les accusations se multiplient entre les différents acteurs du dossier. Entre "négligences", "manque de transparence" ou de "concertation", tentative de négociations et soupçons de conflit d'intérêts, ce dossier brûlant - qui devait engager environ 133 millions d'euros d'argent public - n'a pas encore révélé tous ses secrets. Mais la parole de chacun des acteurs permet d'éclaircir certains points.
Hervé Gaymard est pointé du doigt par le président de Soréa.

Lors d'une séance au conseil départemental de la Savoie, fin octobre, son président Hervé Gaymard clouait au pilori l'entreprise Fibréa, un opérateur de fibre optique basée en Maurienne, filiale de la société d'économie mixte locale Soréa.

Le président du conseil départemental de la Savoie expliquait la résiliation de la DSP qui liait le département à Axione, filiale du groupe Bouygues Energie, par la mauvaise foi qui aurait animé Fibréa depuis la signature de la DSP en juillet 2016.

Hervé Gaymard accusait Fibréa de déséquilibrer la DSP en continuant à poser de la fibre optique, alors que depuis 2016, c'est Axione qui devait avoir la mainmise sur la pose en zone rurale dans le département.

Absence de consultation officielle

Mais la version de M.Gaymard est balayée par le président de Soréa, Marc Tournabien, également maire (DVG) de Saint-Julien-Montdenis. Celui-ci commence par pointer le fait qu'il aura fallu six ans de travaux pour arriver à cette DSP. Durant ce laps de temps, voyant que le dossier de la fibre optique n'avançait pas au niveau départemental, les maires des huit communes regroupés au sein de Soréa ont décidé de créer Fibréa afin d'être certains de voir leur territoire être équipé assez vite.

"Nous nous sommes substitués au département qui ne bougeait pas beaucoup, explique-t-il, sachant que le délégataire serait tenu de louer notre réseau."

Soréa étant une SEM chargée de distribuer l'électricité en Maurienne, Fibréa pouvait ainsi facilement utiliser les connaissances et les techniques de sa société mère pour ses propres travaux de pose de fibre optique.

Quand le département conclut la DSP avec Axione, Fibréa attend d'être consultée officiellement, comme l'exige la législation européenne, avance Marc Tournabien. Cette consultation "78-f" n'a jamais eu lieu, pointe l'élu, qui qualifie l'attitude du département de "négligente". Et si Fibréa avait été consulté, l'entreprise aurait alors présenté son plan de déploiement précis sur trois ans, dit-il.

Manque de visibilité?

Fibréa a prévu de déployer 875 kilomètres de fibre optique en Maurienne et à proximité, confie l'élu. Fin octobre, l'exécutif départemental affirmait avoir seulement connaissance de 250 kilomètres déployés au moment de la signature de la DSP, et avoir appris depuis que Fibréa en serait à 400 ou 500 kilomètres... sans savoir où s'arrêterait Fibréa.

D'après M.Tournabien, si une consultation avait été effectuée en bonne et due forme, Axione aurait alors pu tenir compte de ce plan pour avoir la visibilité nécessaire à son propre déploiement. C'est justement cet argument du manque de visibilité pour Axione qu'ont avancé Hervé Gaymard et Annick Cressens, élue départementale en charge du déploiement du numérique, pour jusitifier la résiliation de la DSP.

Contactée par Acteurs de l'économie à ce sujet, Annick Cressens n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Quelle consultation?

C'est Yves Sarrand, le directeur général des services de la collectivité départementale qui l'a fait. Questionné sur les modalités de la consultation, M.Sarrand a dit être
"atterré"
 par la question, rejetant une nouvelle fois la responsabilité de la résiliation de la DSP sur Fibréa. Il n'a pas voulu confirmer si cette consultation 78-f, qu'il qualifie de "machin", a été omise. M.Sarrand affirme que Fibréa a été consulté, sans dire concrètement comment cela a été fait.

Pourtant, cette consultation est prévue par la législation européenne. Et les 133 millions d'euros d'argent public qui devaient être versés dans le cadre de la DSP ne justifient-ils pas une réponse précise?"Je ne vais pas répondre à ça", coupe M.Sarrand, avant de critiquer l'état de santé financière de Fibréa.

De son côté, Marc Tournabien enfonce le clou. "Fibréa n'est qu'un prétexte", assène l'élu mauriennais. Le département s'est aperçu que la DSP lui coûtait bien trop cher pour un déploiement bien trop lent, poursuit-il. "Il lui fallait une bonne raison pour invoquer une résiliation", dit-il.

Un déploiement prévu

Ce prétexte est évident aux yeux de l'élu mauriennais, qui cite l'amalgame que M.Gaymard et Mme Cressens auraient fait au sujet du congédiement de deux dirigeants salariés de Fibréa cet été. Le 27 octobre, M.Gaymard disait que les élus mauriennais s'étaient fait tromper par les deux ex-dirigeants.

Marc Tournabien réfute totalement cette version, précisant que Fibréa a respecté le plan de déploiement convenu avec le conseil d'administration de Soréa. L'élu précise que leur congédiement est dû à une utilisation non autorisée des ressources de Fibréa à l'intérieur de l'entreprise, mais qu'il n'est en rien lié à un quelconque déploiement "en douce" de la fibre en Maurienne. "Ils ont utilisé des ressources dans notre dos, mais la légitimité à déployer la fibre était réelle", assure le président de Soréa.

Quant à l'argument avancé par l'exécutif départemental selon lequel la concurrence s'est avivée depuis juillet 2016 parmi les opérateurs, il fait sourire Marc Tournabien. L'élu préfère s'interroger sur le pourquoi d'un tarif conclu à un prix aussi élevé entre le département et Axione, seul opérateur ayant finalement postulé pour la DSP. "Au bout de six ans de préparation d'une DSP, on se retrouve avec un seul candidat... ce n'est pas la meilleure issue pour une mise en concurrence", lâche Marc Tournabien.

Secret des affaires

Et l'élu balance : puisque les intercommunalités participent à hauteur de 32 millions d'euros au plan de déploiement départemental - soit le même montant que celui versé par le département - , elles auraient souhaité prendre connaissance des annexes financières de la DSP afin de connaître le détail du prix conclu avec Axione. "Quand on demande 32 millions à des collectivités sans leur accorder de droit de regard, je me pose des questions", martèle-t-il.

Or, vendredi 27 octobre, l'exécutif départemental avançait que ces annexes ne pouvaient pas être rendues publiques afin de respecter le secret des affaires. Toutefois, Marc Tournabien dit qu'il s'était entendu avec Hervé Gaymard pour que celui-ci confie les annexes financières de la DSP à un "tiers de confiance". Celui-ci aurait ainsi pu s'assurer des conditions financières de la DSP. Et "cela aurait permis de connaître les marges d'Axione sur la DSP, pointe M.Tournabien. Or, cette personne de confiance n'a jamais reçu les documents."

Contacté par Acteurs de l'économie à ce sujet, Hervé Gaymard n'a pas répondu.

Un médiateur privé de document

Là encore, c'est son directeur général des services, Yves Sarrand, qui nous a répondu. "Les annexes auraient été transmises à ce tiers si cela avait été nécessaire durant la médiation entre le département et Fibréa, précise M.Sarrand. Mais la médiation a échoué sur les sujets de fond. »

Cette version est contredite par Marc Tournabien: « c'était bien dans l'idée de départ que le médiateur ait accès à ces documents », assure-t-il.

Ce médiateur était Didier Simonnet, directeur général de la Société française du tunnelotier du Fréjus (SFTRF). Au printemps dernier, il tente de renouer le dialogue entre le département de la Savoie et Fibréa. M.Simonnet confirme qu'il était prévu que les annexes financières lui soient transmises. "Je les ai demandé, mais je ne les ai pas eu", précise-t-il. Avant de tempérer aussitôt: "pour moi, ce n'était pas un élément fondamental puisque l'essentiel était que les deux parties se parlent à nouveau".

M.Simonnet souligne qu'un accord financier était même devenu proche... jusqu'à l'été, quand les dirigeants salariés de Fibréa ont été congédiés. "Cela a tout perturbé le temps de retrouver une gouvernance chez Fibréa", détaille-t-il.

Mais alors, le département n'aurait-il pas pu attendre que Fibréa embauche de nouveaux dirigeants pour sceller cet accord ? La réponse a été donnée par les analyses faites par le conseil départemental sur la possibilité ou non de faire cet accord, avance M.Simonnet.

Le 27 octobre, Hervé Gaymard et Annick Cressens affirmaient que trop de temps avait déjà été perdu, et que le coût de la résiliation allait en augmentant au fur et à mesure que le temps s'écoulait. Ils ajoutaient qu'un avenant à la DSP risquait d'être attaqué en justice par les concurrents d'Axione.

De son côté, Marc Tournabien assure que la question Fibréa n'était qu'un prétexte : "le département a résilié pour remettre sa DSP d'aplomb autant financièrement que du point de vue légal."

Conflit d'intérêts ?

Les annexes financières devaient notamment révéler la marge prise par la filiale de Bouygues dans le cadre de la DSP. En juin dernier, le site Lanceur.fr, publié par Lyon Capitale, mettait en avant le coût élevé du déploiement de la fibre optique en Savoie.

L'article de Mathilde Régis soulignait également l'arrivée de l'épouse de M.Gaymard, Clara Gaymard, au conseil d'administration de Bouygues un peu plus de deux mois avant la signature de la DSP entre le département de la Savoie et Axione.

"Les dates sont très surprenantes et un conflit d'intérêts paraît manifeste entre le président du conseil général, Hervé Gaymard et son épouse, Clara Gaymard, qui est membre du conseil d'administration de Bouygues, qui sous- traite les parties travaux à sa filiale Axione, pointait alors Stéphane Sacquépée, coréférent de l'association Anticor dans le Rhône. Surtout, le coût ramené à la prise est trois fois supérieur aux chiffres observés un peu partout en France, notamment par rapport à des départements qui ont pourtant les mêmes caractères topographiques."

Dans le même article, M.Gaymard avait réfuté les accusations de conflit d'intérêts.

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