CEVA : une locomotive sans wagons ?

La future liaison ferroviaire entre Genève et Annemasse baptisée CEVA est appelée à révolutionner le paysage économique transfrontalier. D’ici son lancement programmé en décembre 2019, nombre d'écueils devront être levés. Côté Suisse, le volet financier et le schéma infrastructurel font l’objet de contestations, en France l’insuffisance des moyens octroyés et la responsabilité de la SNCF, « coupable », de négliger le réseau, sont stigmatisées. À quand le bout du tunnel ?
Le CEVA reliera Genève et Annemasse.

La construction du RER du Grand Genève est lancée. Ce chantier au coût de 1,41 milliard
d'euros (dont 234,2 pour la partie française) reliera, en décembre 2019, les gares
d'Annemasse et de Genève, en visant le report d'une partie des 550 000 déplacements quotidiens entre la zone frontalière française et la ville suisse.

Jusqu'à présent, ces trajets s'effectuent largement par la route engorgée de part et d'autre de la frontière par les 90 000 travailleurs frontaliers qui franchissent, chaque matin, la frontière pour se rendre à leur travail dans le canton de Genève. Des déplacements qui ne font qu'augmenter...

« Les projections démographiques laissent supposer que ce dynamisme n'est pas prêt de s'arrêter, observe Gabriel Doublet, maire de la commune frontalière de Saint-Cergues, vice-président à l'Assemblée régionale du Genevois français (ARC Syndicat mixte), et d'Annemasse Agglo. Notre territoire s'en sort bien, donc nous attirons. Comme Genève construit trop peu, des Suisses ne parviennent plus à se loger dans le canton. Ils viennent donc s'installer de ce côté de la frontière. »

Sentiment anti-frontalier

Cet afflux de population se traduit le matin et en fin de journée par des bouchons routiers qui parsèment la cuvette lémanique et conduisent à dégrader la qualité de son environnement. « Nos taux de pollution sont comparables à ceux de la vallée de l'Arve dont on entend parler plus souvent », souligne Gabriel Doublet. Ces points noirs contribuent-ils à alimenter le sentiment anti-frontalier côté Suisse ?

« Je suis convaincu que le rejet des frontaliers par une partie de la population helvète est lié avant tout aux nuisances apportées par les transports routiers, affirme Jean-François Besson, secrétaire général du Groupement transfrontalier européen (GTE). Lorsque vous voyez passer 10 000 voitures devant votre portail, cela crée des tensions ! »

« Le CEVA doit permettre de faire tomber un certain nombre d'a priori culturels, renchérit Patrick Mignola, vice-président délégué aux Transports à la région Auvergne Rhône-Alpes. Nous serons tous gagnants en termes d'échanges économiques, touristiques et culturels. »

Attendu depuis 135 ans

Pour construire le CEVA (pour Cornavin - Eaux-Vives - Annemasse, les deux gares genevoises et la gare française qui seront reliées), la Suisse et la France ont déjà réussi à surmonter les difficultés rencontrées par le passé pour collaborer sur des infrastructures concrètes. Des partenaires des deux pays (autorités politiques et compagnies de chemins de fer) se sont entendus pour connecter leurs réseaux ferroviaires entre Genève et Annecy.

Il faut dire que le projet initial date de... 1881. La vitalité des échanges en zone frontalière aura fini par permettre au projet de se concrétiser théoriquement en décembre 2019, après quatre années de travaux. Les 16 kilomètres de ligne ferroviaire du CEVA connecteront alors les réseaux suisses et français, se félicite la SNCF dans un dossier de presse publié au printemps, mais refusant tout autre commentaire. À la mise en service du CEVA, ce sont 230 kilomètres de lignes et plus de 40 gares qui seront connectées dans un rayon de 60 kilomètres, et toucheront une population d'un million d'habitants.

Gare Eaux Vives / CEVA


La gare d'Eaux Vives (Crédits : CEVA)

Ce réseau étendu, dénommé Léman Express, sera alors un vrai RER de métropole internationale. La connexion du CEVA avec le réseau ferroviaire secondaire d'Annemasse jusqu'à Bellegarde, Annecy et Saint-Gervais pourrait alléger la pression immobilière en zone frontalière, précise Jean-François Besson : « Cela pourrait encourager à s'installer plus loin dans l'arrière-pays. »

Capacité d'irrigation

Mais pour que le Léman Express atteigne sa promesse de routes moins engorgées, d'un immobilier moins inflationniste, d'un air moins pollué, encore faudra-t-il que certaines conditions soient réunies.

« La clé sera la capacité d'irrigation côté français pour amener le plus de personnes possible en gare d'Annemasse, assure Jean-François Besson. Ce sera déterminant. Cela suppose des liaisons ferroviaires nombreuses et de qualité entre Annemasse et les autres villes du département. »

Or, la métropole internationale du Grand Genève risque bien de ne pas trouver de connexion avec ses territoires périphériques. C'est la crainte de l'Association rail Dauphiné Savoie Léman (ARDSL). « Le CEVA est un projet absolument essentiel, structurant, attendu, sur lequel de nombreux acteurs politiques et associatifs se sont battus depuis une dizaine d'années, avance Claude Brasier, son président. Nous sommes persuadés que la fréquentation sera au rendez-vous, mais il ne faut pas se contenter d'un projet au rabais ! »

Une offre déjà déficiente

« Comment la SNCF sera-t-elle capable de rehausser son offre de trains alors qu'elle ne cesse d'en supprimer depuis dix ans ? se demande Claude Brasier. En Rhône-Alpes, la compagnie de chemins de fer (la SNCF, NLDR) supprime des trains en raison du manque de mécaniciens, y compris en Haute-Savoie où l'offre est déjà rachitique. »

Contrairement à la Suisse, où les trains sont réputés arriver à l'heure, la qualité du trafic actuel côté français laisse à désirer. « Dès qu'un train rencontre un problème, un effet domino se fait sentir sur l'ensemble du réseau, constate le président de l'ARDSL. Les Suisses prévoient des trains de réserve qu'ils font partir dès que l'un d'eux est en retard. »

En Haute-Savoie, certaines lignes de TER connaissent des trous de quatre heures en journée, observe-t-il. Même la ligne reliant actuellement Genève et Bellegarde, dans l'Ain, subit des restrictions, malgré sa fréquentation par les frontaliers. En 2015, Lyria, la société détenue aux trois quarts par la SNCF, a commencé à supprimer des arrêts du TGV reliant Genève à Paris.

Une pétition et la mobilisation des élus locaux ont poussé le président de la SNCF Guillaume Pépy à concéder le maintien de la desserte de Bellegarde, « sous réserve de stabilité à moyen terme de ses coûts d'infrastructure sur l'axe Paris-Genève », écrit-il dans un courrier adressé en mai à Sophie Dion, députée Les Républicains du Mont-Blanc. Mais les arrêts supprimés ne seront pas rétablis. Contactée par Acteurs de l'économie-La Tribune, la SNCF indique que la décision sur le cadencement définitif du Léman Express n'a pas encore été prise. « Nous devons nous exprimer avec nos partenaires, répond Marie-Anne Maire, directrice de la communication SNCF Voyageurs à la direction régionale TER. Nous sommes seulement opérateurs sur les trajets. »

Une infrastructure obsolète

Et même si la SNCF parvenait à mettre suffisamment de trains ponctuels en circulation, l'obsolescence de l'infrastructure ferroviaire haut-savoyarde - hors CEVA - semble rédhibitoire si d'importants travaux ne sont pas engagés d'ici 2019.

« Il faut moderniser l'ensemble du réseau ferroviaire en Haute-Savoie, affirme le président de l'ARDSL. Entre Annemasse et Annecy, on repère une voie de croisement tous les six kilomètres. Ce n'est pas adapté à un trafic moderne. »

Et ce n'est pas le seul point noir... « La vallée de l'Arve est traversée par une voie unique : les installations ferroviaires n'ont pas évolué depuis les années 1900, tonne Jean-Marc Peillex, maire de Saint-Gervais. Accélérer un cadencement nécessite des infrastructures qui le permettent. Aujourd'hui, la théorie prétend accélérer le cadencement, tandis que la réalité montre la difficulté à y parvenir. » Difficile ou impossible?

« Ce serait possible... mais la SNCF n'a aucune volonté de le faire puisque les terrains nécessaires pour passer en double voie ont été vendus, affirme l'élu. Leur volonté d'améliorer le réseau ferré en vallée de l'Arve est une belle chimère. Seuls les enfants peuvent y croire. On nous supprime le train de nuit, la moitié des TER sont des autocars. Si l'on continue à ce rythme, sans travaux d'infrastructures, le CEVA ne servira qu'à Genève. Le reste de la Haute-Savoie n'aura fait que payer un équipement quasiment suisse. »

Le coût des deux kilomètres de CEVA qui se trouvent en territoire français est de 234 millions d'euros, comprenant la construction de l'ouvrage et la restructuration des gares d'Annemasse et du Chablais (financés par l'État, la Région, le département de Haute-Savoie et les agglomérations d'Annemasse et du Chablais).

« Un grand illusionniste »

Le maire de Saint-Gervais pointe le responsable : « Le président de la SNCF est un grand illusionniste. Il ne s'intéresse qu'aux grandes lignes et aux grandes métropoles. Aujourd'hui, on met quatre heures pour relier Saint-Gervais à Lyon... Dans le même temps, vous pouvez faire un aller-retour entre Paris et Lyon en deux heures ! » Jean-Marc Peillex ne croit pas que des travaux puissent être réalisés à temps.

« Le contrat de plan État-Région ne prévoit que quelques centaines de milliers d'euros pour financer l'étude de modernisation de la voie, mais pas un centime pour faire les travaux d'ici à 2020 », constate-t-il.

Qu'il s'agisse de mettre davantage de trains en circulation ou de financer des travaux supplémentaires, la possibilité de voir le Léman Express irriguer efficacement la Haute-Savoie dépend avant tout du financement qui sera injecté dans le réseau, ajoute Claude Brasier. « Le contrat de plan État-Région 2015-2020 prévoyait le financement du CEVA et l'aménagement des gares, mais les autres aménagements étaient renvoyés au contrat de plan suivant », répond Patrick Mignola.

Contexte budgétaire

Or, l'enjeu n'est pas seulement le CEVA, mais bien le Léman Express. Des lignes de TER vont devenir des lignes de RER. Certaines verront le trafic doubler. Avant de préciser :

« Je suis prêt à investir davantage sans attendre 2020. Il faut renforcer la robustesse et la fiabilité des trois lignes d'accès au CEVA (Bellegarde, Annecy, Saint-Gervais, NDLR). Et nous prendrons tous les moyens nécessaires pour cela. »

Dans quel délai ? « Des études seront rendues en septembre, et nous mobiliserons des financements dès l'an prochain. Je ne veux pas attendre 2019 pour que l'on se rende compte que des retards ont été pris à Bellegarde, à Annecy et à Saint-Gervais, qui déstabiliseraient l'ensemble du service apporté aux voyageurs. »

« Nous savons que le contexte budgétaire est difficile pour les collectivités locales, y compris pour la Région. La SNCF maîtrise mal ses propres coûts ? Où la Région trouvera-t-elle les ressources pour financer ce saut d'offre ? », s'interroge tout de même Claude Brasier.

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