Entreprise hors normes

Dans cet établissement, tout, de la nature de l'activité ou du statut à celle des métiers, des relations humaines, et de l'organisation, est singulier.

Un directeur-médecin, Thierry Philip, - seuls les centres anti-cancéreux échappent aux sempiternelles promotions d'énarques et de hauts fonctionnaires - dont la double identité - et activité - professionnelle, permet de décompartimenter l'entreprise, de rompre les clivages traditionnelles entre publics médical et administratif, et de considérer « prioritairement » l'enjeu médical. Il est des « leurs, donc crédible ». « Les gains de cette proximité professionnelle avec le personnel soignant profitent aussi aux patients » explique Anny Talon et Marie-Agnès Bourg, surveillants générales. Autre originalité, un accort RTT très ambitieux, qui a instauré la semaine de quatre jours et 32 heures en échange 'un baisse de rémunération de 5,13 % pour le personnel non médical. « Un dispositif excellent dans le fond, car il permet aux soignants exposés à tant de pression, notamment psychologique, de mieux récupérer. Mais catastrophique dans la forme, car les sous-effectifs obligent par exemple les manipulateurs à effectuer en un temps réduit presque la même charge de travail qu'auparavant » analyse Christian Carrie, médecin radiothérapeute. Troisième particularisme, une importante capacité de réactivité entrainée par une équipe administrative réduite - seulement une dizaine de cadres - et une organisation plutôt limpide architecturée en trois sections : recherche, soins, hôtellerie. Enfin, un statut hybride, PSPH - établissement Privée participant au Service Public Hospitalier - qui juxtapose les vertus du service public sur celles du privé. « On nous demande un peu plus de rendement que dans le public, moins que dans le privé » observe Agnès Bourg. Cette voie médicale rend le personnel « responsable » des dépenses, conscient des impératifs de gestion, mais le maintient dans son approche humaine et non quantifiable de sa mission, et le préserve des raisonnements mercantiles incompatibles avec la vocation de service public. Henri Sebban anesthésiste, le sait mieux que d'autres. Après quatorze années passées dans une clinique privée, il a fait le pas. Il ne regrette rien. Au Centre, il peut s'occuper de « tout le monde, sans choisir ». Au cœur des progrès techniques et de la recherche, penché sur des cas « techniquement » passionnants, autorité à s'investir « autrement »  (enseignement), enfin affranchi de la mentalité avide et de réflexes malsains - « je commençais de vivre un compteur dans la tête, obsédé par ce que me rapportait chaque patient endormi » -, l'intérêt professionnel et humain de son métier a considérablement crû. Ici, il peut demeurer « une heure de plus » auprès d'un patient aspiré dans une détresse. « Je lui dois bien çà ». Michel Rivoire renchérit. Conscient du coût du service (près de 1000 euros/jour pour chacun des 26 lits) de chirurgie dont il a la responsabilité, il se réjouit du « droit » de demeurer « quinze heures consécutivement sur un cas. Cette richesse, c'est celle du public ». Leurs émoluments ? Environ 5 500,00 euros par mois.

Des fonds sévèrement encadrés

Fondé deux ans après la promulgation de l'ordonnance de 1945, Léon Bérard constitue l'un des vingt centres anti-cancéreux français. Présidé par le Préfet de région, il réunit cent médecins, trois cents infirmiers et aide-soignants, cent chercheurs, cent techniciens, trois cent salariés de terrain qui se partagent la responsabilité de 1300 lits - 200 dans le bâtiment, les autres dispersés dans d'autres établissements ou à domicile -. 90 % des 60 millions d'euros du budget annuel sont issus de la Sécurité Sociale, 5 % des recettes subsidiaires (livraison à d'autres établissements des plateaux-repas cuisinés au Centre…), et 5 % des dons - destinés à la « non recherche », leur affectation est décidée par une commission mixte de médecins, d'infirmiers, et de patients - et de legs - après acceptation par le Conseil d'administration et conformément aux vœux du conseil scientifique -. Presque la totalité de ces derniers est vouée à la rémunération des personnes qui travaillent ç la recherche de « transfert », celle qui porte sur la carte d'identité des tumeurs, les nouvelles drogues, les techniques de radiothérapie ou de chirurgie. Une recherche qui « se rapproche de l'homme » et s'intercale entre la recherche  « fondamentale », labellisée par l'Inserm ou le CNRS, et la recherche « clinique », qui s'intéresse notamment aux traitements non standards. Considéré comme l'un des dauphins de Villejuif et figurant parmi les six établissements hospitaliers - sur un total de cinq cents examinés - accrédités « cinq étoiles » dans le cadre de l'ordonnance Juppé de 1996, le Centre Léon Bérard est en prise directe avec l'industrie pharmaceutique et à la commercialisation de produits, est exposé aux collusions. Thierry Philip n'élude pas. « Nos partenaires industriels sont soumis à des règles : l'approbation de tout nouveau protocole par la direction, et l'interdiction absolue du moindre contrat entre eu et les médecins. Mais ne les diabolisons pas. Ils sont essentiels. C'est aussi grâce à ces accords que nos patients peuvent bénéficier gratuitement et avant les autre des nouvelles drogues ».

Bousculé par une activité galopante

Pour autant, Léon Bérard n'échappe pas aux critiques. Pesanteur administrative. Parfois anachronisme et bégaiement dans le transfert de l'information entre services, dont les patients « jouent » pour arracher des informations. Segmentation des tâches, toutefois inévitable, qui hache le parcours du patient. Explosion de l'activité, qui a grimpé de 40 % ces cinq dernières années, excessive au regard des moyens. « Nous peinons à maîtriser ce flux, surtout celui qui porte sur les patients non programmés ». Considération insuffisante de la périphérie de la maladie (bien être, vitamines…). « Le spécialiste s'occuper de son cœur de métier, au risque parfois de négliger l'enveloppe. C'est pourquoi nous créons des postes de médecins généralistes - aujourd'hui ils sont quatre, j'espère bientôt neuf - dont la vocation est de s'occuper de tout ce qui n'est pas de la cancérologie ». Enfin, exigences parfois « exagérées » de rendement, susceptibles d'altérer la qualité du soin et que le patient, introverti dans sa détresse, peut mésestimer et considérer insolent. Notamment visé, le service de radiothérapie, qui cumule la froideur et l'impersonnalité des impressionnantes machines, le spectre des séquelles, l'effroi de l'erreur, même infime - d'angle de tir ou de dosage -, le rythme endiablé, contraignant, et hâtif des séances - une grappe de minutes, chaque jour, pendant six semaines -, l'exclusivité régionale - synonyme de grandes sollicitations : cent cinquante actes quotidiens -, et une rentabilité économique certaine qui convainc d'agir promptement. Chère à l'achat - 1,5 million d'euros pièce, hors construction du blocaus qui l'abrite -, chaque machine fournit en revanche des soins peu onéreux. Environ 4 500,00 euros le cout d'un traitement pour la prostate, « même pas le prix de certaines chimiothérapies palliatives » relève Christian Carrie, médecin radiothérapeute. Occupé par les médecins, des manipulateurs, et des physiciens, ce lieu terré sous le bâtiment vit d'une très haute technologie qui tout à la fois inquiète et rassure, fascine et apeure, et cimente une disjonction aiguë avec l'humanité que l'individu, menotté à son drame, appelle.   D'autres phénomènes, ceux-ci exogènes, viennent ombrer l'avenir de l'activité. Jacques Chirac a certes promu la lutte contre le cancer comme une priorité de son mandat. Mais les moyens manquent. « Vous rendez-vous compte que la Sécurité Sociale dépense plus pour l'homéopathie que pour la cancérologie ? Savez-vous que la France dénombre moins de scanners et d'IRM que la Grèce ? Résultat de cette dégradation du système de santé, nous sommes contraints de devoir arbitrer entre certains traitements chimiothérapiques et de prendre comme critère de choix non plus seulement l'efficacité mais aussi le coût » tempête Pierre Saltel. L'évolution de la société inquiète aussi. Esclave d'un vocabulaire domine par « le profit, l'efficacité, le rendement, l'individualisme », elle est livrée à la marchandisation et à la financiarisation de ses mécanismes qui empoisonnent les raisonnements - « L'échec est de moins en moins accepté. Tout le monde demande des résultats et des réponses, même là où on ne peut pas en donner » regrette Bernard Devert -, corrompent les mentalités - Pierre Saltel constate que les patients réagissent désormais « comme des consommateurs », irresponsables à l'égard des dépenses de santé, et n'hésitent plus les actes d'incivilité : « injures, coups » -, enfin menacent le fondement même de la santé publique : l'équité. Michel Rivoire pourra-t-il se féliciter encore longtemps de travailler dans un système qui a dit « non » à la médecine « de classe » ? 

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