Bénévoles : « Une leçon »

Ils s'appellent Jeannette, Marie-Louise, Agnès, France, Fernande, Michelle, ou Bernard. Ils sont retraités, actifs, sans emploi. Ils sont quelques-uns de ces dizaines de bénévoles qui accueillent, écoutent, soulagent, revigorent. Qui proposent un café, patientent auprès des malades, distraient les enfants, distribuent des livres. Qui s'assoient au bord d'un lit, amènent un journal, partagent une prière, hébergent les familles…

Les volontaires constituent une poutre maîtresse de la charpente du Centre, un serviteur généreux de sa vitalité. Leur reconnaissance a éclot dans une douce et progressive intégration, a poussé dans une juste agrégation aux fonctions soignant - « que ce fut difficile, au début, de leur faire admettre que nous ne venions pas nous substituer à eux ! » se remémore, amusée, une bénévole. « Aujourd'hui, notre parfaite entente et la confiance que nous avons nouée fondent notre utilité. C'est au prix e ce clair positionnement dans le service que nous sommes compris par les patients » -, s'est épanouie jusqu'à les rendre indispensables. Loin de leurs coreligionnaires anglais dont l'implication a - aussi - pour dessein de remblayer les abysses creusés par les incuries, la décomposition, l'iniquité du système de santé, et leur confère un niveau de responsabilité considérable - démesuré ? -, les bénévoles du Centre Léon Bérard circonscrivent leur mission à l'apport d'un « petit plus ». Dans le cadre extrême de ce lieu, ce modeste écot prend vite valeur de considérable dotation. « Nous dérivons les angoisses » résume Michelle Coumert. Appelée à prendre la responsabilité de l'Association des Bénévoles du Centre Léon Bérard, cette mère de quatre enfants délaisse depuis dix ans chaque semaine pour quelques heures son cabinet d'orthoptiste et converge rue Laënnec. Là, elle retrouve ces patients qui fertilisent son « inestimable expérience » et dont l'abnégation, le courage, les victoires irisent son « amour de la vie ».  A l'instar de Marie-Louise, qui a perdu son mari, ou de Fernande, dont la nièce fut atteinte, c'est souvent dans une confrontation intime ou familiale au cancer que les bénévoles cimentent leur engagement, forts d'un apprentissage qui leur permit aussi d'évaluer les carences et d'identifier les attentes des malades. Les motivations sont simples. S'occuper de l'autre, donner de ce temps dont il mesurent mieux que d'autres la préciosité, importer dans le bâtiment un peu de la vie qui anime l'extérieur… Leur vocation est plurielle, tentaculaire, qui, dans une discrétion « absolue » et une confidentialité « totale », invite le patient tour à tour à exorciser, confier, recevoir, à conjurer, esquiver, souffler, rebondir, à libérer son agressivité, sa révolte, pour riposter, contre-attaquer, et se mettre debout… Un exutoire, dans lequel bourgeonne et grandit une relation longue, intérieure, parfois intense, même puissante. « Privilégiée ». Qui appelle à être maitrisée, savamment dosée entre les extrémités nuisibles de l'immixtion et de l'imperméabilité, de l'emphase et de la tiédeur. Parfois aussi un rôle de médiation, afin de rapporter à une infirmière un courroux, une impatience fondés, ou d'alerter l'équipe psychologique de la détresse soudaine d'un patient.

Prudence

Le volontariat se soumet ici à des règles qui conditionnent le contentement de l'intéressé et balisent son efficience. Comprendre l'autre, « et vite. Rater son entrée auprès d'un patient, et tout est fini. Il n'existe pas de cession de rattrapage ». Etre vigilant, car dans cet environnement qui démultiplie l'acuité de chaque émotion et de chaque nouvelle information médicale, le plus infime dérapage comportemental ou verbal se hasarde à une interprétation exacerbée, bien sûr parfois injuste, mais toujours respectable et compréhensible. La plus anodine des paroles résonne là d'un écho particulier. « Les « Comment ça va ? » de notre vie quotidienne lorsqu'on salue notre voisin ou notre collègue de travail peuvent appeler ici des réponses bien différentes… Agir parmi ces malades nous apprend à être surpris par les propos ». Ecouter, souvent silencieusement. Prohiber toute réplique péremptoire et docte, exclure tout jugement. Savoir aborder et « se laisser » approcher. « Des bénévoles possèdent naturellement cette faculté de donner au patient l'envie de les rejoindre » ; d'autres en sont démunis, s'attristent, se laissent consumer par les sentiments d'inutilité et d'échec. « C'est le moment pour eux de partir. Car outre la peine qu'ils s'infligent, ils menacent d'affecter leur interlocuteur » assène Michelle Coumert. Témoigner d'une grande prudence, notamment dans les répliques aux interrogations qui portent sur le traitement, un médecin ou un pronostic, qui sollicitent une analyse, un jugement. Rejeter la tentation de hiérarchiser - notamment dans l'échelle des âges - la souffrance, l'épreuve de la maladie.  Laisser sur le perron de l'établissement ses contrariétés personnelles. « C'est parfois difficile ». Mais aussitôt, le regard complice d'un soignant, une moquerie sympathique sur l'humeur, un encouragement à se ressaisir, « et hop, tout repart. Nous n'avons pas à porter sur nos épaules toute la misère du monde ; mais nous n'avons pas non plus le droit de laisser nos problèmes personnels aliéner notre relation avec les patients ». « Partager » ces derniers entre bénévoles, afin d'échapper aux guêpiers de l'accaparement, de l'exclusivité du lien, et d'échapper à un emprisonnement toxique pour chacun des duettistes. Or la tentation est grande, ensemencée dans le terreau des confidences, parfois très intimes, d'où peuvent surgir la cristallisation d'une histoire, l'exhumation d'un récit, d'un drame anciens qui placent l'écoutant sur un piédestal et le rendent essentiel. Pour ces raisons, le prolongement des échanges au dehors du centre et au-delà de la maladie est fortement découragé, presque proscrit.  Raisonner « groupe », qui préserve le bénévole de la solitude, garantit son équilibre émotionnel assiégé par les drames et les joies, et qui assure au patient une cohérence des propos fondamentale pour l'aider à rebâtir sa stabilité et à ériger de nouveaux repères. Accepter qu'un malade, qu'on a accompagné quelques heures chaque semaine pendant de longs mois et avec qui une affection profonde a pu prospérer, décède en son absence, précipitant l'écoutant dans une béance. Savoir aussi observer, sentir, palper, et sagement se retire lorsque face à une douleur particulière, « nous sommes impuissants. Nous devons alors reconnaître notre inutilité et nous en aller ».

« Lieu de vérité »

De cette énumération de bornes, il apparaît que la plus essentielle est la certitude « qu'aucun bénévole n'est indispensable ». La conscience de ce postulat se dresse comme le plus infranchissable des remparts face aux menaces « d'envahissement émotionnel » auquel chaque volontaire s'expose. Bien sûr, parfois il pleure. « Mais alors nous ne sommes plus utiles. L'enjeu s'acquiert avec le temps, est de canaliser son émotion et ne pas se laisser submerger par la douleur ». Quelques-uns dérapent, dépassés par leur sensibilité, piégés par l'envergure des drames, enchainés par le partage excessif d'un désespoir, effondrés par la vue d'un stigmate trop vive, d'une déformation physique insupportable… Alors ils parlent, interpellent la cellule psychologique, cette fois pour parer leurs propres défaillances, se soulager, être secourus. « Ainsi nous désamorçons ». Des motivations inadaptées aux perspectives de récoltes, une attente disproportionnée génératrice de frustrations, une stabilité personnelle insuffisante qui, projetées sur l'intensité de l'engagement, n'ont dépilogue que l'aggravation… l'apprentissage du métier a convaincu Michelle Coumert, responsable du recrutement des bénévoles, de savoir décliner des candidatures, autant pour les épargner que pour préserver les patients.  Ces volontaires ne confinent pas leur action aux seuls patients. Infirmières, hôtesses d'accueil, aide-soignants, personnel de ménage - « n'oublions pas qu'ils sont les premiers, le matin, à rencontrer les malades » - les réclament aussi. Simplement une présence. Un réconfort ou une digression. Une oxygénation. « Nous sommes là pour brouiller les cartes » sourit Michelle Coumert. Les bénévoles ne cachent pas qu'au-delà de « donner » ils viennent aussi « recevoir » des luttes, des cris, des doutes, des histoires, des personnalités, du courage, de la pugnacité, des failles, des pleurs, des conquêtes des malades. « Ce centre est avant tout un lieu de vie, de guérison », où chaque volontaire est livré  à ce danger « qui fait prendre la dimension de tout ce que l'on réalise ». Dans leur bouche, des souvenirs « merveilleux », des confessions empourprées : « transformés dans l'échelle des valeurs prioritaires de la vie », « expérience inestimable », « apport considérable d'affection et d'encouragement », « les enfants nous apprennent à vivre ». « Une leçon ». Aucun d'entre eux ne s'extrait indemne. Mais tous y recueillent une important source d'équilibre personnel, un luxuriant gisement de ressources dans lequel ils puisent pour résoudre leurs propres interrogations, résorber leurs propres défaillances. Accoupler un sens à leur existence.  Ce sens, Bernard Devert n'en était pas en quête lorsque l'évêque de Lyon lui proposa l'aumônerie du Centre, en 1994. Mais neuf années de dialogues et de témoignages dont « l'extraordinaire » intensité n'a jamais fané l'ont déplacé des sillons creusés antérieurement pour l'aiguiller vers une « invitation à la naissance de la véritable personne qui est en chacun d'entre nous ». Ce prêtre singulier, ordonné tardivement et mieux connu pour son implication au sein de la fédération Habitat et Humanisme qu'il a fondée en 1977, avait pour motivations originelles de participer à une double mémoire, celle « créatrice d'avenir »et celle de son père qu'il avait accompagné dans la maladie. La somme « considérable » d'émotions, d'interrogations, de confessions qu'il a cueillies auprès des centaines de patients et de familles écoutées - « surtout » la nuit, qui dilate les angoisses - lui a appris à chahuter ses convictions, à ébranler ses certitudes. Cet espace « d'inquiétude » qui pulvérise l'image, démaquille et démasque, est aussi un lieu de « vérité » sur soi et sur les relations entre les hommes, qui confère à chacun « l'opportunité » de « découvrir » son propre et vrai visage, d'explorer « ce qui en lui est grand », de révéler d'insoupçonnées énergies, de dévoiler une « force créatrice pour le respect de la vie ». Ces rencontres ont mené Bernard Devert à de « grande amitiés ». Mais aucune d'entre elles ne s'étend au-delà du décès ou de la guérison, parce que la magnificence des dialogues partagés agraferait toute post relation à « la banalité », et parce que la pudeur appelle l'effacement, « afin que la vie continue. Simone Weil disait d'ailleurs : Dieu ne peut aimer en moi que ma capacité à m'effacer. Comme lui, le créateur s'efface pour me permettre d'être ».

« Maintenant, je sais où je vais »

Ici, chaque histoire envahie d'une « noble et imposante » densité, lui a enseigné les langage des larmes - bien sur celles du désespoir, aussi celles de la « paix intérieure » - et le « miracle » du regard, empli de « bienveillance. Personne ne vit pour rien ; et je me laisse guider par ceux dont l'existence est en finitude ». Ainsi, cette épouse, qui s'épanche pendant la préparation de la célébration funéraire. « Ces mois m'ont convaincue de casser les représentations que j'avais de moi-même, d'être enfin vraie ». Son mari et elle étaient séquestrés depuis des décennies dans un secret. Encore célibataire, il s'était substitué à son frère, alors chargé de famille, qui tué à son frère, alors chargé de famille, qui pilotait leur voiture lors d'un accident qui cause la mort d'un cycliste. Pour cet acte dont il endossa la responsabilité, il fut emprisonné. Sans jamais divulguer la vérité. « Aujourd'hui je peux enfin la crier, clamer son extraordinaire dévouement, faire reconnaitre sa témérité, et dire ma fierté ». Ou encore ce cinquantenaire, fils de SS, qui après trois semaines d'échanges quotidiens parfois âpres, se réconcilie « avec lui-même, sait enfin qui il est » et, au crépuscule, de susurrer : « je sais maintenant où je vais ». OU bien cet homme d'apparence frustre, qui en même temps laisse ses larmes perler et son sourire irradier, pour confesser : « je viens d'apprendre que la vie a un sens ». Ou encore cet étudiant ingénieur, rasséréné et impatient parce que dans quelques heures « il saura »… Léon Bérard est un lieu d'une humanité et d'une tendresse « incroyables » qui l'a aidé, de remises en question coriaces, parfois inextricables, en enrichissements parfois extatiques, à innerver sa spiritualité. « Je ne crois plus comme avant ». Lorsqu'il pénètre des souffrances ou des douleurs vertigineuses, notamment celles des enfants, Bernard Devert ne cite plus Dieu « innommable ». De son vocabulaire, il a chassé quelques mots. Parmi eux, « la puissance », pollueuse. « Dieu n'est pas puissant. Car s'il l'était, laisserait-il de telles atrocités ? ». D'autres au contraire s'enhardissent, s'emplissent « d'une nouvelle force », et aiguillonnent vers une autre dimension. Notamment la fragilité - « Dieu est incroyablement fragile » -, qu'il décrit métaphoriquement comme un chemin étroit, sinueux, cahoteux qui permet « d'être plus humain », comme le temps de la « remise en cause », comme le creuset de nombreux « regrets », du culpabilisations, de peurs dont il est l'auditeur et que sa mission ambitionne de « briser. Je me souviens de cet homme dont l'épouse venait juste de partir, trois semaines après avoir accouché. Il prend par l'épaule le médecin lui-même éploré. Et lui confie : si je comprends ben, vous êtes aussi fragile que moi. Continuez ce que vous faites, vous nous donnez de l'espérance »… Un lieu de « doutes », de déstabilisations, de chavirement, plein de ces brèches qui « ouvrent à un mystère », obstrué « lorsqu'on est installé ». Un lieu « d'aventures et d'interpellations », qui indique d'écarter l'artifice, le superflu, et de se réserver à l'essentiel. « Du puits, on ne reste pas au bord ». On plonge, on investit le plus infime recoin de la plus modique anfractuosité, on descend « au fond du fond de son cœur, du fondamental ». Là, émulsive foisonne cette « générosité » qui démontre « qu'en chacun  d'entre nous » existe une humanité souvent ensommeillée, mésestimée, agressée, qui malheureusement patient jusqu'à la plus terrible des épreuves pour vivre, ressusciter, se répandre. « Bernanos disait : « j'ai entendu le craquement de l'âme. Terrible, ce craquement. Mais terriblement merveilleux ». Je suis un écoutant de ce bruit de l'âme qui, paradoxalement est silence ».  Bien sur, Bernard Devert s'est parfois emmêlé, très profondément, dans son introspection. Combien de fois a-t-il pu vouloir reculer, même renoncer, pour simplement réapprendre à respirer et se ressourcer ? Mais comme ce chirurgien qu'il croise une nuit au chevet d'une jeune fille qui justifie sa présence par un « je lui dois bien çà », il s'est amarré à ce bâtiment et aux existences qui lui donnent corps, tout à la fois blessées par la plus intolérable des détresses, exposées à la mort, et promotrices de sensationnels témoignages de vie. 

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.