Centre Léon Bérard : le monde de l'extrème

Plongée dans un monde de l’extrême, où près d’un millier de salariés cohabite avec la souffrance, serpente entre guérison et disparition, se construit dans la rencontre de patients mis à nu. Un millier de médecins, d’infirmières, d’aide-soignantes, de chercheurs, d’administratifs composent une entreprise hors norme.

L'établissement surprend. Et impressionne. Une architecture novatrice, une façade en verre, deux pièces d'eau qui bordent l'arrivée, de larges puits de lumière qui inondent l'entrée. Un espace d'accueil clair, un mobilier épuré, des canapés tournés vers des écrans de télévision. Un kiosque à journaux, une cafétéria et quelques tables disposées en terrasse. Aux murs, des tableaux, et un maillot jaune du Tour de France dédicacé par le quadruple vainqueur Lance Armstrong. L'air est lavé des effluves nauséabondes qui habituellement empestent ce type de lieu. Le particularisme « humain » de ce décorum épouse celui de la maladie traité et des répercussions émotionnelles qu'elle colporte. Ici, ni entorse, ni clavicule fracturée, ni pneumopathie. Encore moins de maternité.

Rien, absolument rien n'est bénin.

Car c'est exclusivement de cancers que les patients sont atteints. De ces tumeurs qui immergent chaque malade dans une oscillation permanente entre la vie et la mort et qui charpentent son quotidien d'un nouveau glossaire où « rémission », « guérison », « victoire », ferraillent face aux « chimiothérapie », « radiothérapie », « effets secondaires », « séquelles », « récidive », « douleurs ». Et « disparition ». Auprès de ces six mille patients accueillis chaque année veillent neuf cents salariés. Médecins, chercheurs, infirmiers aide-soignants… Tous, praticiens de l'oncologie, se confrontent, parfois depuis plusieurs décennies, à la souffrance et à la mort. Tous, comme le résume l'aumônier du Centre, exercent un travail «  extraordinaire dans l'ordinaire des jours ». Cette exclamation de Bernard Devert concentre toute la singularité d'une activité « extrême », écartelée par les sentiments les plus contraires, et dont les symptômes de sa friabilité ont pour nom de « burn-out ». Cet anglicisme désigne un syndrome, nourri par la cohabitation quotidienne au pire, qui corrode et produit une profonde usure, physique et morale, dont les manifestations, la gravité, la durée, et la récurrence varient fortement d'une victime à l'autre.

Burn out

Un spectre qui rôde, guette chaque soignant. Henri Sebban, anesthésiste, se remémore. « C'était un an après mon arrivée ». Indiciblement, il s'est épuisé. Ecorché. Puis rongé. Assommé d'entendre et de prononcer chaque jour les pires nouvelles, prisonnier des drames, encerclé par une prolifération ininterrompue de cas, brisé d'être l'exutoire d'hommes et de femmes ligotés par le désarroi, abruti de soigner des gens que la maladie oblige à penser sans cesse à la mort, commotionné par cette somme vertigineuse d'individualités, de traitements, de tourments dont « aucun » n'est anodin. La spirale, celle aussi de la culpabilisation de ployer quand le mal a choisi l'interlocuteur. « Je devenais cancerophobe ». La tumeur l'envahit. L'asphyxie. « Je la voyais partout ». Elle contamine même ses enfants. « Ma femme, qui travaille en hématologie au Centre, avait elle aussi connu cette épreuve ». De longues semaines plus tard, il commence à se rétablir, à se réparer. « Plus philosophe, plus fort. J'avais appris à mieux me protéger sans toutefois déraper vers le cynisme ou l'insensibilité ». L'enjeu de l'apprentissage est bien là : accueillir et circonscrire des drames considérables sans jamais les vulgariser, sans jamais parvenir non plus à les apprivoiser. Sa consœur Gisèle Chvetzoff lutte. « Il faut faire preuve d'une vigilance extrême. Et ne jamais oublier que pour le patient son cas doit être unique alors qu'il est pour nous un au milieu de plusieurs. Mais ce n'est pas toujours évident ». Christophe Bergeron, responsable du service pédiatrie, est placide. Chaque décès est « d'une telle violence » qu'il annihile naturellement toute banalisation.

Le droit de pleurer

L'antidote ? Chaque soignant le compose, pour lui-même. Quelques uns distancient leur relation, au risque de s'emmurer. D'autres, ont contraire, gonflent leur « investissement » émotionnel. La plupart tracent un chemin médian, souvent erratique. « On a le droit d'être triste » sourient les surveillantes générales Anny Talon et Marie-Agnès Bourg. « Et de pleurer » poursuit Maïté Castaing, surveillante du service pédiatrie. Parfois la confrontation à cette « mono-maladie » étourdit. Et étouffe. Car la chronicité et la fréquence des échanges accroissent chaque jour un peu plus l'intensité, voire l'intimité de la relation. Déstabilisent. Et rendent éternel le dilemme : jusqu'où le soignant doit-il s'investir ? « Comment, par exemple à l'égard d'un enfant, voulez-vous contenir votre relation ? Je ne crois pas au dosage. Il est par contre vital de savoir se ressourcer ». Se revitaliser pour qu'à chaque nouvel effritement riposte un redressement. Une reconstruction. Voilà pourquoi ses collaboratrices sont désormais dissuadées d'accueillir chez elles le week-end les enfants qui ont pour seul refuge le Centre. « Sinon, c'est l'usure assurée ».

Pas de cuirasse

Les soignants, en fonction de leur dispositions physiques, de leur équilibre affectif, des raisons de leur engagement, s'escriment à ne pas se cuirasser. Dans l'expérience, la succession des rencontres et des souffrances, ils essaient d'édifier une protection qui n'affadit pas leur sensibilité, n'assèche pas leur mission d'une de ses plus précieuses richesses : la rencontre avec l'autre. « Le métier meurt lorsqu'au nom de la lutte contre le burn-out on décide de s'éloigner du patient » confient le professeur Michel Rivoire, chirurgien spécialiste du foie, et Didier Frappaz, qui pratique la neuro-oncologie pédiatrique et adulte. Chaque parcours témoigne de nuances et de tentatives, parfois vaines, de repérer cet équilibre, précaire, qui garantit tout à la fois la santé morale du soignant et la qualité de son lien avec le malade.

Dissiper son propre malaise

Des dispositions pour aussi dissiper son propre malaise à l'égard du cancer, et sustenter sa confiance. « Sinon, comment espérer adopter une attitude rassurante auprès des patients ? » s'interroge Henri Sebban. Si la pratique de l'oncologie échoue à exorciser la phobie, le côtoiement quotidien aide à démythifier la maladie. Chaque heure du soignant est pensée « cancer ». « On sait que demain on peut être à la place du patient. Cette confrontation nous permet de mieux vivre ». Mais pas de domestiquer son émotion lorsque celui qui part rappelle, notamment par l'âge, un proche, un enfant. « C'est toujours aussi insoutenable ». Parfois, la tentation de renoncer s'infiltre, grignote. Aussitôt chassée par la rencontre de ce nouveau malade qui, au bord du précipice, « demande ». Evincée par « l'authenticité » d'un métier que Didier Frappaz estime purgé des « faux-semblant », des tromperies, par l'intensité d'une « vocation » qu'Henri Sebban assimile au « SAMU médical. La dimension humaine est si prégnante qu'on n'endort pas de la même façon un malade d'un cancer et une personne dont le bras est fracturé ».
Chez Jean-Paul Guastalla, que la fonction d'oncologue-médical place au carrefour de toutes les étapes de la maladie, vingt années passées au Centre Léon Bérard n'ont pas édulcoré les émotions. « La joie d'une guérison ou la peine d'une rechute sont aussi grandes ».  Particulièrement exposé, le personnel infirmier, que la proximité physique, dense, longue, avec les malades vulnérabilise davantage. Sans doute est-ce pourquoi à la motivation débutante de « guérir » se substitue progressivement celle de « prendre soin ». Michel Rivoire n'oublie pas les aides, brancardiers, personnels d'entretien. Au contraire de lui, « privilégié qui a choisi un métier vécu avec passion » et qui peut se réfugier derrière cette liberté pour se ressourcer, ils affrontent la souffrance et la mort malgré eux et sans préparation ». Et pourtant, de ce lieu des extrêmes, peu de soignants veulent partir.

« Un trésor. Une récompense »

L'énergie, l'espérance, ils les puisent dans la guérison - dont les statistiques de l'établissement révèlent qu'elles concernent 70 % des enfants, 60 % des femmes et 30 % des hommes -, dans l'essence même de leur mission : « tirer les gens vers la vie ». Et, symboliquement, dans la continuité de ces deux chambres dont les occupants connaissent des issues contraires. Aussi, dans la virtuosité technique, la vigilance du détail, la dynamique d'une spécialité qui figure parmi les plus entreprenantes et les plus novatrices. Responsable de l'unité psychologique médicale, Pierre Saltel identifie dans cette richesse professionnelle une parade « efficace » aux menaces de burn-out. Mais c'est aussi dans « l'inestimable » trésor des témoignages, des combats, du courage, de la pugnacité, des comportements des malades, que les soignants rassemblent le ferment de leur métier. Une « récompense ». « On recueille proportionnellement à ce que l'on donne » explique Maïté Castaing. « Mais pas seulement des patients. Aussi de la dynamique médicale, des parents, des enseignants qui font vivre l'école, des bénévoles qui font jours les enfants … ». Tous « reçoivent » des « leçons » et des « enseignements » de ces patients qui se « mettent à nu », dont l'épreuve déterre et cristallise un vécu profond, qui répercutent sur leur relation avec le médecin ou l'infirmière l'ensemble des investigations intellectuelles, spirituelles, émotionnelles, provoquées par leur combat.

Cohabiter avec le pire

Par cette cohabitation avec le pire, ils serpentent dans une forêt d'interrogations, d'interpellations, explorent leur âme, bâtissent leur existence. Les artifices sont expulsés. Les poussières et les souillures sont balayées. Les valeurs « vraies » sont fêtées. Parfois même le sens de la vie surgit ou ressuscite. « On réapprend l'essentiel. A entendre le chant d'un oiseau et à voir le soleil se lever » souligne Anny Talon. « Ils nous aident à nous révéler nous-mêmes. On constate un nombre infirme de suicides. Les malades nous apprennent que la force de vivre est plus grande que la peur de la mort. Grâce à eux, j'aime encore plus la vie » observe Henri Sebban. « Et croyez-moi, je ne m'énerve plus derrière un automobiliste qui tarde à démarrer au feu vert ! ».
Autant de particularismes qui réclament des compétences « humaines » précises. La « bienveillance », l'aptitude à maîtriser son émotion et son calme - « il faut être ni fragile, ni rigide » -, et l'empathie. « Cette faculté est fondamentale. Elle permet de démontrer au patient que nous comprenons ce qu'il vit, que nous savons ce qu'il va rencontrer, que nous l'aideront à amortir, à anticiper, à comprendre, et à gérer toutes les phases de révolte, de culpabilité, de découragement qu'il va traverser » examine Christophe Bergeron. Elle signifie aussi « pardonner » chaque écart verbal, parce qu'il traduit une souffrance, et s'interdire de juger. Savoir escorter vers la mort puis le départ, entourer la famille « prendre soin de l'autre » - écouter, parler, se taire - même dans la plus affreuse et interminable détérioration ; savoir payer « le refus d'un traitement » afin d'aider à déculpabiliser ; veiller à construire une vie privée « équilibrée »qui pare les retentissements, parfois considérables, d'une existence professionnelle enflammée qui s'ingère sans vergogne. C'est même là, dans l'embauche des médecins, que Thierry Philip, directeur du Centre, cerne la plus sensible de ses missions. « Parce qu'il n'étaient pas suffisamment armés, emplis d'une vraie valeur humaine, ou prêts à intégrer notre fonctionnement, j'ai dû renoncer à d'excellents médecins. Comme Aimé Jacquet avec Eric Cantona ».

Apprendre l'échec et la culpabilité

Au burn-out se greffe une autre menace : l'échec - qui concerne surtout les médecins, d'une part historiquement rétifs à l'incorporer à leur culture, d'autre part dont les échanges avec les patients sont plus rares, plus techniques, et plus responsabilisant que ceux du personnel infirmier -. Les échecs. Celui du décès. Celui de penser « qu'on n'a pas faire tout ce qu'il fallait. Terrible ». Celui du traitement « qu'on a prescrit et qui entraîne la mort alors qu'il aurait dû aider à vivre. On est seul face à ce constat. C'est si lourd à porter ». Celui de l'opération qui a échoué « et qu'on a réalisée sans pouvoir, face à sa conscience, fournir une réponse catégorique à la question : cet acte correspond-il aux besoins du patient, à ce qu'il attend, à ce qu'il est capable de supporter ? ». Celui d'une décision avant tout motivée par l'égo. Celui du patient que l'acte chirurgical complexe a sauvé et qui, dans une salve d'amertume, tonne contre la séquelle bénigne. L'échec, c'est aussi celui du dialogue, qui débute dès l'annonce du diagnostic. Un instant souvent déterminant pour la qualité future de la relation, d'autant plus sensible que, comme le remarque Thierry Philip, « la vérité et le sadisme sont proches. Mais on peut apprendre à parler ». L'établissement propose des modules de formation en psycho-oncologie, convainc les soignants - sur lesquels se concentre un nombre « anormalement » élevé de témoignages critiques - de se laisser filmer puis de se soumettre à l'appréciation de confrères… Michel Rivoire applaudit aujourd'hui l'initiative qu'hier il méjugeait. Désormais, à la faculté où il enseigne, il les promeut sans réserve.
Toutes ces situations d'échecs, heureusement peu fréquentes, composent chez chacun des débats intérieurs denses, même explosifs, qui, s'ils ont pour vertu d'irriguer leur humilité, creusent aussi le sentiment de culpabilité. Une faille exacerbée par la répétitivité, parfois très élevée et même « insoutenable », des disparitions qui fragilise un soignant exposé à plusieurs départs dans une même semaine.Une trouée que les débats sur l'euthanasie, la responsabilité devant l'agonie, ou l'exagération thérapeutique, peuvent élargir.
Cette culpabilité, chaque rencontre d'un patient qui finit sa vie ou chaque interpellation par l'entourage menacent de l'enfler (lire portrait Gisèle Chvetzoff). Continuer de combattre ou reculer, freiner ou précipiter… Les progrès considérables pour endiguer la douleur réduisent sensiblement le champ des questionnements. « Nous n'avons absolument pas le droit de décider de couper la vie. En définitive, notre mission est simple : calmer la douleur et garder le plus et le mieux possible la vie de relation » résume Christophe Bergeron. Henri Sebban confesse le soulagement, « considérable pour une médecin » de pouvoir « presque » promettre que le départ 'exemptera de supplice. L'embarras et le sibyllin murmure d'un confrère démontrent toutefois que la confrontation à d'aussi dramatiques histoires peut obliger à explorer des voies plus souterraines et à « prendre ses responsabilités ».

Essais thérapeutiques : âpre débat

Porté sur l'autel des projets thérapeutiques expérimentaux, le consensus vacille. Envisagés lorsque les protocoles standards avortent, ces « essais » - échelonnés par ordre décroissant de connaissance et de maitrise de la « phase 3 » à la « phase 1 » - relèvent de la seule responsabilité des médecins qui décident - ou refusent - de les soumettre aux malades. Alors qu'à l'échelle française, seulement 5 % des patients paraphent l'accord qui les autorise à les subit, un quart des 4000 malades accueillis au Centre Léon Bérard y souscrivent. « Lorsque les conditions ont réunies, il est de notre devoir de les proposer » explique Christophe Bergeron. Gisèle Chvetzoff, responsable de l'unité des soins palliatifs, se désolidarise. Abroger cette souffrance, placer le patient dans les conditions les plus honorables, lui permettre - « ainsi qu'à son entourage » - de préparer « dignement » son départ. Donner la priorité à la « qualité »  de son décès. Autant d'ambitions qui abstraient son service des motivations d'autres médecins, plus disposés à déployer des traitements et à convaincre les patients de « tenter » ou de « tester ». « Nous faisons au contraire en sorte d'alléger au maximum la thérapie pour que les derniers temps s'écoulent le moins lourdement.

Ne pas créer d'illusion

Un malade en danger est vulnérable et acceptera toujours l'ultime proposition. Notre rôle est de l'informer que l'issue ne peut pas changer et que le protocole proposé n'aboutira pas. A lui après de décider ». Didier Frappaz décortiques. « Clairement favorable » à ces prescriptions, il appelle à une « grande vigilance » pour « qu'aucune » illusion ne souffle sur le choix du patient et que la qualité de sa vie soit « protégée. Nous avons établi une check-list qui inclut aussi bien les dispositions de l'environnement familial que la qualité ou l'espérance de vie. C'est à l'issue du bilan que l'on décide de proposer ou pas ». Coordonnateur des essais phases 1 et 2 au service pédiatrique, il s'assure que la décision finale ne satisfait pas l'intérêt « des seuls » parents mais veille à ce que ces derniers, après le décès, aient ni le remords d'avoir accepté le traitement ni le regret de l'avoir éconduit. C'est là, dans le processus de décision qui engagent le parcours thérapeutique des patients et le recours aux essais, que le personnel infirmier étale son influence. Au contact permanent des malades, riche d'une connaissance approfondie de leur dispositions psychiques, émotionnelles, et de la « qualité » de l'entourage, il renseigne le staff médical sur leur capacité - et leur volonté - de subir un acte chirurgical complexe ou un nouveau traitement contraignant. Alors que le médecin abdique rarement, l'infirmière renonce plus aisément. « Mieux que d'autres, elles savent tirer la sonnette d'alarme et prévenir un dérapage » observe Didier Frappaz. Il n'empêche, la discorde peut être vive. Autant que la dissonance des regards posés sur le patient par le médecin, qui l'a consulté à quelques reprises, et l'infirmière, à son chevet dix heures par jour depuis plusieurs semaines. Parfois semble s'opposer l'intérêt pour la médecine à l'intérêt pour le patient… Maïté Castaing constate des désunions lorsqu'au crépuscule de sa vie l'enfant est l'objet d'un débat. « Médecins et parents sont presque toujours favorables à « l'ultime » essai, quand nous infirmières, sommes fortement réticentes. Parfois le ton monte, la discussion est musclée ». Toutefois, elle accepte bien sûr la décision, qui lui impose de maintenir auprès du patient un discours « contre son gré » mais « impérativement » symétrique de celui du médecin. Car c'est dans leur cohérence symbiotique que la confiance et un climat rassurant et stable grandissent chez le malade. « Heureusement nous sommes toujours très écoutées. Et nous devons reconnaître que parfois une nouvelle tentative peut se révéler un salut, lorsqu'elle investit le patient d'une grande attention et qu'elle équivaut pour lui à un projet ».
« Ces essais sont essentiels » complète Thierry Philip, dont le comportement diverge au gré de ses fonctions : le directeur laisse à chaque médecin la « liberté » d'agir, mais le professeur en oncologie pédiatrique s'interdit la prescription des essais « phase 1 » - acceptés chaque année par environ 200 patients -. « L'indication de ces essais pose une question scientifique à laquelle la réponse doit être claire : y'a t'il un bénéfice direct pour le patient ? Celui-ci n'est pas un cobaye et il faut prouver que ses chances d'aboutir ne sont pas nulles. Personnellement, je ne propose d'essais phase 2 ou 3 qu'à deux conditions : soit l'espoir de guérison est réel, soit il est faible mais la prescription va permettre au patient de s'accrocher à une projet thérapeutique. La signature finale d'un formulaire prouve que la décision est le résultat d'un « consentement éclairé » et que le malade est parfaitement informé ».

Une communauté salvatrice

Autant de décisions « éthiquement » sensibles, d'autant plus aiguës que Léon Bérard est au cœur d'une dynamique concurrentielle qui fait germer la notoriété des « meilleurs » centres anti-cancéreux dans le terreau des statistiques de guérison, es expérimentations thérapeutiques, du développement de la recherche, et de la contribution à la commercialisation de nouveaux produits. Etablissement de soins mais aussi d'évaluation et d'innovation, le Centre n'échappe pas au danger qu'ici, là, un médecin zélé, altruiste, ou simplement égotiste, soucieux de la renommée de son employeur ou de sa propre réputation, s'échine à « convaincre » le patient au delà de son intérêt ou de son besoin. Michel Rivoire concède l'existence de la menace. L'auteur s'exposerait alors à l'opprobre : « tout le monde te disait que ce n'était pas réalisable. Mais tu l'as quand même tenté… ». Dans ce cas discriminant, le regard et le propos de « l'autre » rayonnent au cœur du fonctionnement organisationnel d'un Centre qui a modelé l'intégralité de sa culture managériale dans une « pluri-disciplinarité » dont bénéficient patients et soignants. Aux premiers, elle assure une approche médicale globale, une certaine fluidité dans la transmission des informations entre les différents services - chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie…- qu'ils vont pénétrer. Et, explique derrière une bouffée de Gitanes le chirurgien Rémy Blondet, elle promet que les décisions, notamment les plus délicates, n'émanent pas d'un seul professionnel mais sont le fruit de débats qui impliquent « toute la chaîne du soin ». C'est aussi au nom de cette collectivité, qui exhibe publiquement les ambitions personnelles et les préconisations techniques, que les dérapages thérapeutiques sont réfrénés et les « erreurs » dépistées. Christian Carrie, médecin radiothérapeute, abonde. « L'entente et la solidarité au sein de l'équipe sont capitales, car chaque manipulateur et chaque médecin voient les patients des autres et doivent avoir une confiance absolue dans les compétences de leurs collègues ».
Au personnel soignant, cette transversalité et ce travail en équipe offrent de confronter ses convictions, d'entendre d'autres analyses, d'apprendre à renoncer ou à oser, d'être humble, de progresser techniquement, de se rassurer, aussi de ne pas être seul face à des choix médicaux aux répercussions souvent vitales. Aux échanges informels ou aux nombreuses réunions s'accolent des staffs de deux heures, qui mêlent psychologue, travailleur social, nutritionniste, médecins, infirmiers et font circuler l'information, les expertises, et… les sentiments. L'aggravation de la maladie complexifie le métier du médecin ou de l'infirmier, contraints de quitter les rails de thérapies classiques, de prospecter des situations inconnues, opaques, angoissantes, et d'être face à des décision désertées par les habituelles balises. Leur position ainsi décloisonnée et leur responsabilité mieux disséminée au milieu d'autres, ils peuvent fortifier leurs choix et désamorcer les périls d'échec et de culpabilité. Les médecins le clament, la riposte la plus pertinente aux assauts du « burn-out » est bien « là », dans cette multi-disciplinarité, dans la communauté des décisions, aussi dans la dynamique de services qui essaient de répartir « le plus harmonieusement » les tâches et d'assurer un équilibre entre les investissements « humains et émotionnels » de chaque soignant. Thierry Philip en est conscient. Un personnel insuffisamment nombreux, un rythme entrées/sorties trop élevé, l'obligation d'installer un nouveau patient dans le même lit qu'un autre décédé une heure plus tôt sans laisser aux infirmières le temps de faire leur deuil, et c'est « l'écroulement ». « Cette lutte pour la vie amène à travailler en équipe, afin que le service soit meilleur au service de la personne qui souffre » note Bernard Devert. Elle donne à chaque soignant bien plus encore : une utilité. Et à son métier et à son existence un sens.


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