Printemps de Pérouges : l’âme sœurs

Festival de musique confidentiel au démarrage, le Printemps de Pérouges a acquis, en 21 éditions, ses lettres de noblesse, attirant chaque année 50 000 spectateurs séduits par sa programmation hétéroclite et son "esprit" atypique. Une ascension progressive, fruit de l’engagement inaltérable de sa fondatrice Marie Rigaud, mais qui ne serait rien sans la contribution de ses deux sœurs, Anne-Lise et Elsa. Sacré trio qui imprime une âme singulière à l’événement, qui court jusqu'au 5 juillet prochain.
(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

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Elles se taquinent, se chamaillent, se contredisent, parfois jusqu'au clash... Mais sans le soutien de ses deux sœurs, Marie Rigaud ne serait pas parvenue à faire du Printemps de Pérouges (jusqu'au 5 juillet) ce qu'il est aujourd'hui.

L'aînée des sœurs Rigaud admet volontiers son tempérament direct, indépendant et la difficulté à manager qui en découle. Travailler en famille apparaissait donc comme une évidence pour celle qui dirige le festival depuis 22 ans.

"L'avantage c'est que l'on peut tout se dire, pas besoin de prendre des gants", reconnaît Marie. "Et on s'en dit beaucoup !", renchérit sa jeune sœur Elsa. Quand l'événement a commencé à se développer il y a 15 ans, Anne-Lise, la cadette, décide d'épauler Marie.

Soeurs Rigaud

De gauche à droite : Marie, Elsa et Anne-Lise Rigaud (crédit Laurent Cerino/ADE)

D'abord bénévole, elle devient salariée au bout d'un an comme directrice administrative : "Anne-Lise occupe un poste clé pour assurer toute la gestion du quotidien", résume Marie. Elsa, la benjamine, les rejoint en 2008. L'ingénieure commerciale en biologie, lassée par son travail, intègre tout naturellement l'équipe comme directrice commerciale, pour s'occuper des partenariats et du mécénat.

Entre les sœurs, ni jalousie ni luttes de pouvoir, "chacune a sa place. Personne ne va prendre le poste de l'autre", affirme Elsa. Toutes les trois semblent avoir trouvé leur équilibre en travaillant en famille :

"Il n'y a pas vraiment de frontière entre vie professionnelle et vie personnelle. Tout est lié, mélangé, par choix. Le fait d'entreprendre est un investissement important, mais cela nous offre aussi de la flexibilité", affirme Marie.

Cocon familial

Inséparables, les sœurs Rigaud le sont depuis toujours. Marie évoque même une certaine "promiscuité" pendant l'enfance, ce qui provoque quelques moqueries de la part de ses sœurs.

Leurs parents, tous deux enseignants à Vichy - son père Guy, professeur d'économie à l'école supérieure de commerce de Clermont-Ferrand, deviendra plus tard une figure de l'entrepreunariat régional aux commandes de Rhône-Alpes Création -, faisaient faire à leur fratrie le tour de l'Europe chaque été dans un minuscule camping-car.

"Pour le meilleur et le pire !", se rappelle le trio. "Nous allions jusqu'en Grèce et nous passions 15 jours à faire du camping sauvage sur des plages désertes, c'était très 'roots'', se souvient Marie, évoquant cette époque avec une pointe de nostalgie. "Le pire pour toi [Marie], c'était de ne pas pouvoir prendre de douche tous les jours", taquine Anne-Lise.

Reste qu'aujourd'hui, le cocon familial est toujours primordial, contribuant à la réussite du festival. "Les gens aiment ce côté convivial", résume Marie. Leur jeune frère Rémi a aussi rejoint l'aventure. Il réalise des vidéos pour leur site. Sans oublier le noyau dur de bénévoles, présents depuis les débuts, en 1996.

4 000 francs

L'origine du festival prend racine un dimanche après-midi. En se baladant avec des amis dans les rues pavées de la cité médiévale, Marie a l'idée d'organiser des concerts dans l'église. Elle la soumet à l'office de tourisme qui adhère au projet.

La jeune femme crée une association, et décroche un premier ticket avec le Parc industriel de la plaine de l'Ain (Pipa). "À l'époque, ils ont dû me donner 3 ou 4 000 francs", se souvient-elle.

Marie Rigaud

Marie Rigaud (crédit Laurent Cerino/ADE)

Elle parvient à programmer deux artistes, grâce au réseau tissé dans son passé d'animatrice radio sur Classique FM (antenne lyonnaise de Radio Classique). Quatre cents spectateurs feront le déplacement. Vingt ans après, ils seront 50 000 festivaliers à assister aux shows de Johnny Hallyday, Patrick Bruel ou, cette année, de Santana et Scorpions.

Au départ consacré à la musique lyrique, le festival élargit petit à petit sa programmation. "Il fallait vite innover et se démarquer du festival voisin d'Ambronay", explique Marie. Au risque de déplaire à certains partenaires, la directrice du festival a programmé cette année deux rappeurs, Nekfeu et Lomepal.

"Le rap, c'est la musique qu'écoutent le plus les Français. Il a sa place dans la programmation aussi bien que la musique électro", affirme-t-elle.

Formée au chant lyrique au conservatoire de Grenoble, Marie promeut une programmation hétéroclite : "Il peut y avoir du swing dans Mozart comme de l'académisme dans le rap et du rock dans le baroque ! "

Fan absolue de la soprano Natalie Dessay, devenue son amie, et de Johnny Hallyday. "Deux bêtes de scène. Autant Natalie sur La Traviata que Johnny dans le Requiem pour un fou." Plus récemment, les trois sœurs sont tombées "amoureuses " d'Orelsan. "Nous étions comme des groupies dans les coulisses des Victoires de la Musique, racontent-elles. Nous sommes allées le voir pour le féliciter". Marie glisse alors avoir fait "une super offre" à son producteur pour qu'il vienne se produire au festival. Proposition qui n'a pas abouti.

Guerre des nerfs

La directrice du festival doit se battre en permanence avec les producteurs. Une lutte sans merci, souvent épuisante, pour essayer de décrocher des artistes prestigieux. "Cela demande de la négociation, de la spéculation, de la surenchère", indique-t-elle.

La plupart des festivals ont lieu entre fin juin et fin juillet, et la concurrence est rude. Mais Marie ne lâche rien : "Il faut aller les voir, les revoir, les convaincre, les séduire." Une poignée de producteurs seulement se partagent les têtes d'affiche, dans un milieu très sexiste où les femmes sont rares.

"Parfois, c'est la guerre des nerfs", confie Marie, qui aime toutefois le stress et l'adrénaline que cela engendre. La période entre septembre et fin novembre est particulièrement intense. "Marie est vite au désespoir quand cela se passe mal avec un producteur", explique sa sœur Elsa. "Dans ces cas-là, Noir c'est noir ! "

Elsa Rigaud

Elsa Rigaud (crédit Laurent Cerino/ADE)

La fondatrice du festival s'absentera d'ailleurs en pleine interview pour engager une négociation très serrée avec l'un d'eux. "Cela fait un moment qu'elle est en tractations avec lui", indique sa benjamine. À la clé, une tête d'affiche internationale pour la prochaine édition. "Rien qu'à sa tête, on saura si ça s'est bien passé", prévient Elsa. Marie reviendra tout sourire. Une audace et une ténacité qui lui ont valu de réussir l'exploit de programmer Johnny Hallyday.

Johnny, le tournant

À l'approche des vingt ans du festival, la fondatrice tente de faire venir une icône pour célébrer l'événement. "Johnny a toujours été en tête de ma short-list", raconte-t-elle.

Mais pour ses sœurs, faire venir le rockeur comportait trop de risques : "Le cachet artistique était important, cela demande un plateau technique très lourd, et il faut vendre énormément de billets pour parvenir à l'équilibre", explique, plus pragmatique, Anne-Lise.

"Nous sommes plus prudentes. Notre rôle est de tempérer Marie, de la ramener à la réalité", ajoute Elsa, la plus raisonnable des trois.

"Mais elle n'écoute pas trop...", reconnaît Anne-Lise. Pour Marie, il faut que "ça bouge !". D'autant qu'au même moment, le Pipa, fidèle depuis les débuts, fête ses quarante ans et souhaite s'associer à un événement fort.

Marie décroche le Graal : un concert de Johnny Halliday programmé le 5 juillet 2016 "au milieu de nulle part" sur la pelouse du Polo Club de Saint-Vulbas, prêté par le parc industriel et disposant d'une capacité d'accueil de 15 000 personnes. "Marie était sur son nuage", se rappelle Elsa. "Un concert comme celui-là, à un million d'euros - les cachets en règle générale peuvent atteindre 500 000 à 700 000 euros NDLR -, cela peut vite devenir un gouffre financier", abonde Anne-Lise.

D'autant que leur aînée accouchait un mois avant l'événement. "Autant dire que je n'ai pas pris de congé de maternité. Je donnais le biberon en back-stage, se souvient-elle. Dans ces circonstances, le rôle de la cellule familiale prend tout son sens, je pouvais compter sur mes sœurs pour me relayer."

Le concert est un succès et, l'année suivante, Johnny revient avec les "Vieilles Canailles" Jacques Dutronc et Eddy Mitchell, cinq mois jour pour jour avant son décès. "Son avant-dernier concert."

Un tel exploit rendu possible grâce au modèle économique du festival (seulement 4 % de subventions publiques) composé d'un fort appui des partenaires privés. Une centaine d'entreprises financent le Printemps de Pérouges comme Crédit Mutuel, CM-CIC Investissement, Sword, ADA, Orapi-Proven ou Spurgin.

L'entreprise spécialiste des structures en béton pour le bâtiment a ainsi organisé en 2017 un opéra dans son usine de Blyes.

"Au départ, nous avons été invités par Marie Rigaud à un spectacle à la ferme de Rapan. L'idée d'un concert dans un lieu décalé nous a convaincusL'occasion de découvrir l'usine autrement", souligne Laurent Pillette, le directeur de Spurgin.

Et alors que les entreprises peuvent aussi s'adonner à des relations publiques, les mécènes demeurent fidèles aux sœurs Rigaud. "Nous avons donné une rallonge pour l'organisation du concert de Johnny Hallyday", indique le directeur de Spurgin.

L'enjeu, chaque année, est de les convaincre à nouveau : "Nous avons un taux de renouvellement de 80 %", précise Elsa.

Trois sinon rien

Depuis la venue du rockeur, le festival a pris une autre dimension, plus nationale. De nouveaux sponsors pointent le bout de leur nez : des médias comme RTL2, BFM ou Fun Radio et des entreprises telles que Randstad et le Crédit Mutuel.

Anne-Lise Rigaud

Anne-Lise Rigaud

Le Printemps de Pérouges est entré dans la cour des grands. Loin du stress de l'organisation des gros concerts sur la pelouse du Polo Club, les organisatrices n'oublient pas les représentations plus intimistes. Elsa garde le souvenir d'un moment magique avec Claude Nougaro et Natalie Dessay dans le prieuré de Blyes.

"Notre volonté n'est pas de faire une usine à artistes. Nous apprécions aussi les soirées organisées dans la ferme de Rapan à Pérouges avec des concerts de country irlandaise au milieu des bottes de foin," explique Anne-Lise.

Vingt-deux ans après la création de son festival, Marie Rigaud voit-elle encore plus grand ? Elsa et Anne-Lise n'imaginent pas une seconde leur aînée prendre la direction d'un autre festival et devoir manager une équipe.

Pourtant, Marie pourrait se laisser séduire :

"Un festival comme celui de Montreux me fait rêver, avoue-t-elle. Ou pourquoi pas l'Opéra de Vichy pour revenir à nos racines bourbonnaises. Mais à une seule condition : embarquer mes sœurs avec moi !"

3,2 millions d'euros de budget en 2018 :

  • 62 % billetterie et assimilés, 34 % partenariats (sponsoring et mécénat)
  • 4 % subventions publiques
  • 3 salariées à plein temps
  • 80 intermittents et 400 bénévoles pendant le festival
  • 50 000 festivaliers.

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