Portrait : Natalia Auli, du Venezuela au CNSMD de Lyon

Elle incarne le courage et la volonté d’une jeunesse qui n’hésite pas à s’exiler pour accomplir sa vocation artistique. Admise au concours exigeant du Conservatoire national supérieur musique et danse (CNSMD) de Lyon, Natalia Auli porte l’ambition de devenir une grande soliste hautboïste au sein d’un orchestre. Vénézuélienne, arrivée en France en 2015, elle s’en donne d’ores et déjà les moyens.
(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

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"Aujourd'hui, je suis complètement autonome financièrement", affirme-t-elle fièrement. Pour Natalia Auli, arrivée il y a trois ans du Venezuela avec un hautbois financé par ses parents et à l'aide de ses économies, engrangées lors des tournées dans les pays européens avec l'orchestre Teresa Carreno, la première année à Lyon a été rude. La langue qu'elle ne comprenait pas, la société et ses codes, la distance et une certaine froideur dans les relations.

Mais ce qui caractérise l'Europe - démocratie, sécurité, abondance dans les magasins, richesse intellectuelle, liberté d'expression, éducation - l'a motivée à traverser les épreuves. Un choc pour la jeune femme, originaire d'un pays qui enregistre 4 000 homicides par an, et qui connaît une inflation de 2 000 %, un pays que l'on pourrait comparer à Cuba dans sa structure politique : un peuple crédule, naïf comme un enfant, qui remet les clés de la maison à un humain médiocre, corrompu, et grisé de pouvoir.

"Je suis fière d'être vénézuélienne, c'est un pays magnifique", dit Natalia, qui déplore avec émotion ce que des hommes politiques en ont fait au fil des années : une dictature.

L'effondrement de la monnaie a empêché ses parents, issus de la classe moyenne - et qui vivaient bien avant la crise -, de l'aider financièrement la première année. Contraints de quitter leur patrie, ils ont dû recommencer à zéro, en s'installant dans un autre pays d'Amérique latine.

"Tout reconstruire à 50 ans sur un plan professionnel, je trouve cela admirable. Je ne les ai pas vus depuis deux ans, mais nous nous parlons tous les jours", précise Natalia, qui, malgré la dureté de la séparation, ne se laisse visiblement pas envahir par la nostalgie et s'investit avec appétit dans ce que lui offre Lyon.

CNSMD

Sa force et son courage font l'unanimité : arrivant en cours parfois en pleurant, mais sans se plaindre, elle a touché certains de ses professeurs, qui ont eu l'envie de l'aider. "Nous lui avons donné des petits boulots la première année, car elle était dans une précarité terrible", évoque Jérôme Guichard, un de ses professeurs de hautbois. De plus, les étrangers sont ici contraints de s'acquitter de frais de scolarité, ce qui n'est pas le cas des Français. Actuellement, Natalia donne des cours au Conservatoire de Limonest (Rhône), et garde des petites filles. En parallèle, elle travaille sa musique et est l'une des trois lauréates de la Fondation Nadia et Lili Boulanger (qui aide les jeunes musiciens de très haut niveau), avec une jeune femme russe et une autre, lituanienne. Mais Natalia est fière de s'être déjà produite en soliste au CNSMD de Paris.

"Les personnes comme moi, issues de pays défavorisés, ont dû lutter pour survivre et réaliser leurs rêves. Peut-être que nous sommes mûres plus rapidement que les autres", avance-t-elle.

Sauvés par la musique

La jeune femme a fait du chemin depuis sa ville d'origine, San Antonio de Los Montes, et ce jour où, à 13 ans, elle intégrait le programme du Sistema, sous l'égide du maestro Jose Antonio Abreu, aujourd'hui âgé de 78 ans.

"Un des personnages les plus importants de notre pays, il a beaucoup œuvré au niveau social, avec la formation musicale à travers l'orchestre. Le but c'est de s'élever dans la société à travers la musique, donner la beauté à chaque vie, dit-elle dans un français poétique. Il s'agit d'un projet humaniste qui n'a rien à voir avec la politique, il a traversé quatre décennies et neuf gouvernements."

El Sistema, entièrement financé par l'État, a commencé avec une dizaine d'enfants, dans un garage de Caracas. Jose Antonio Abreu pensait que la musique était la meilleure prévention contre ce qui pouvait dégrader la vie d'un enfant, et se sentait désireux de leur redonner une dignité, un espoir de réalisation.

"Grâce à l'art et à la musique, l'esprit s'élève", affirme avec ferveur Natalia, qui a côtoyé nombre d'enfants très pauvres dans les orchestres, sauvés bel et bien par la pratique musicale.

Reconnu dans le monde entier, Gustavo Dudamel, jeune chef d'orchestre à la tête du Philarmonique de Los Angeles, actuellement empêché de jouer dans son propre pays, en est l'incarnation. Ce programme, où les enfants rentrent dès l'âge de six ans, a essaimé, notamment en France dès 2010. Il concernait les enfants démunis des barrios, mais aussi ceux de la classe moyenne dont sont issus Natalia et son frère, qui étudie les percussions au Conservatoire de Fribourg, en Allemagne. Il est d'ailleurs son seul lien familial en Europe.

L'orchestre, au contraire d'une société déchirée par les rapports dominant-dominé, était envisagé comme un modèle social harmonieux, solidaire, fraternel, discipliné, développant la sensibilité et l'estime de soi, et forcément vecteur d'ascension. Une vision tenue par le maestro Jose Antonio Abreu, qui ne s'est jamais fait récupérer politiquement. El Sistema a permis à trois millions d'enfants d'avoir accès à une éducation musicale gratuite, aboutissant à des réalisations artistiques éblouissantes, au plus haut niveau qualitatif.

Le hautbois par défaut

Natalia a choisi le hautbois à défaut de la clarinette, car le Sistema, au sein des nucleos - centres d'enseignement -, proposait gratuitement des instruments aux enfants.

"Quand j'ai entendu le son du hautbois, la première fois, j'ai été émerveillée ! Mon premier professeur était amoureux de la musique et de l'instrument, il était patient et aimable. Il nous encourageait, était soucieux de l'éducation de ses élèves. Il est essentiel, lorsque l'on débute et que l'on est un enfant, d'avoir un professeur bienveillant qui motive et valorise l'élève", souligne la jeune femme.

À 15 ans, elle entre au Conservatoire Simon Bolivar, puis devient élève de Ricardo Riveiro, auprès duquel elle est restée pendant quatre ans, et qui l'a préparée au concours français. "Nombre de professeurs de l'école française de hautbois sont venus au Venezuela, et cela m'a beaucoup plu."

La rencontre avec Jean-Louis Capezzali l'a décidée à se présenter au Conservatoire de Lyon plutôt qu'à Paris. « "Il te fait sortir le meilleur de toi-même. Tu n'apprends pas seulement de lui, mais surtout avec lui."

Travailler dur

Situé quai Chauveau sur les hauteurs de Lyon, le CNSMD, consacré à l'enseignement de la musique et de la danse dans ce monde bruyant, fait naître en premier une forme de recueillement. Il suffit de grimper les marches qui mènent tout en haut de ce grand vaisseau de pierre dont la construction a commencé au XVIIe siècle, puis de contempler le ruban paisible de la Saône qui s'étire à nos pieds, pour ressentir une forme d'abri, la possibilité d'un autre monde, et de se poser la question essentielle : à partir de quel silence naît donc la musique ?

CNSMD

Sans doute de celui qui s'élève au-dessus du bruit humain, souvent disharmonieux, redondant, plein de vide, et qui laisse toujours insatisfait et inquiet. Alors ceux qui rencontrent des difficultés avec le terrestre exclusif sont, ici, aux anges. Car place est faite à un autre langage : la musique, dans laquelle Emil Cioran, le philosophe nihiliste que rien de vivant ni d'humain n'exaltait, décelait "un déchirement de l'absolu... Un monde auquel nous n'accédons pleinement qu'en dépassant l'humain".

Les grands compositeurs, qui relèvent du patrimoine immatériel vivant, n'ont pas fait semblant, ils ont pour la plupart été au cœur même de la tragédie humaine pour exprimer leur âme profonde. On raconte que Verdi n'a pas pu écouter la première de son requiem, tant il pleurait ; Beethoven ne pouvait entendre ce qu'il composait, car il était sourd ; et Mozart, à sa mort, fut jeté dans la fosse commune. Alors étudier au conservatoire (il n'y a que deux CNSMD en France, contre une douzaine en Allemagne) est un privilège. Mais pour y arriver, on s'échine.

Et ce n'est pas d'une seule voix que les élèves du CNSMD ont répondu, lors d'une de ses récentes master class, au violoniste Gilles Apap, trublion virtuose, ancien élève de l'établissement, aujourd'hui échappé bel et bien dans le vaste univers, quand il s'est enquis de "qui voulait faire un tour de violon avec lui". Car avant de se balader librement dans les interprétations, il faut travailler dur !

L'universalité de la danse et de la musique

Géry Moutier, le directeur, sis dans son bureau installé au sommet du vaisseau, est satisfait du taux de 93 % d'élèves qui trouvent un emploi à la fin de leur cycle d'études, même s'il ne s'agit que du début. Il faut encore et à chaque fois passer des concours. Avec un budget confortable de 15 millions d'euros, l'établissement public propose une pédagogie de pointe, un lieu de formation, un site d'innovation et de création, avec trois cycles d'études.

Près de 200 artistes ou enseignants composent l'équipe pédagogique, pour 650 étudiants. L'établissement est en constante interaction avec le territoire et propose pas moins de 450 rendez-vous publics. Plus encore, son rayonnement international attire 25 % d'étrangers de 40 nationalités différentes, "dont une grande proportion d'étudiants asiatiques, d'Europe du Nord et d'Amérique latine, évoque Géry Moutier. Autrefois, les élèves étaient issus de familles de musiciens, mais une forme de démocratisation permet une plus grande ouverture. La musique et la danse sont universelles, les frontières n'existent pas. Et au titre de nos missions qui sont d'ordre international, l'attractivité n'a de cesse d'augmenter."

La convention de Bologne a validé l'équivalence des diplômes de tous les conservatoires européens. Mais pour les élèves, la barre est haute : seuls 10 % des élèves qui se présentent chaque année sont admis, soit un sur six en moyenne.

Natalia Auli a eu cette chance tout comme un jeune homme fraîchement arrivé repérés
par Jean-Louis Capezzali, dans l'orchestre Simon Bolivar de Caracas :

"Ce sont des jeunes très motivés, créateurs d'événements, vivants, friands d'apprendre. Natalia a été admise tout de suite. Travailleuse, franche, droite, elle fait attention à tout le monde. Elle porte des qualités humaines incroyables, ajoute Jérôme Guichard, et qui précise : dans la classe de hautbois, la moitié des étudiants viennent de pays étrangers. Il en ressort donc un côté familial. Nous voulons que des personnalités émergent, qu'elles soient épanouies dans leur activité, dans leur être. Nous ne sommes pas que des techniciens."

 Natalia n'hésite pas à se présenter aux concours, à Trieste, mais aussi au prestigieux Giuseppe Ferlendis Oboe Competition, où elle est arrivée troisième. Pour la jeune femme, la musique - "ce don que m'a donné l'univers dans la vie" - a pour mission d'émouvoir et pour cela elle doit lutter. "Mais avec la volonté et le désir d'aller de l'avant. Ma famille m'a inculqué ses valeurs, et nous faisons des choses grandioses", conclut-elle avec un sourire radieux.

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