Paul Bocuse et Alain Mérieux, la recette de l'amitié

Deux "monstres sacrés". L'un, de la gastronomie, l'autre, de la recherche médicale. Les mots peinent à exprimer la dimension et l'intensité de la relation si intime qui unit le monument de la cuisine au président de l’Institut éponyme. Leurs confessions, récoltées dans cette rencontre réalisée au début des années 2000 et délestées des effusions, démaquillent. Irisent. Et témoignent d'une communion rare. Un document qui met en lumière deux des grandes qualités du "pape" de la gastronomie française décédé ce 20 janvier 2018 : l’authenticité et l'amitié.
(Crédits : ADE)

"Monsieur Alain est comme son père. Il faut que çà aille vite. Ne le faites pas attendre" presse Paul Bocuse. Son invité sourit. "Aujourd'hui, je prends mon temps". Puis ironise. "Ici, je suis aux ordre!". Alain Mérieux est heureux. Simplement. En silences. Son amitié pour cette table, pour son emblématique créateur, il l'affranchit des hyperboles, des inutiles déclamations, l'amende des emphases infécondes et vaporeuses. Empreinte de trop de discrétion, de retenue, de pondération, pour accepter l'exhibition. Trop incommensurable pour se laisser décortiquer dans une énumération de mots et une présentation verbale nécessairement insatisfaisantes, obligatoirement lacuneuses. Vaines. Trop profonde pour qu'une succession de confessions ambitionne de l'exposer fidèlement. Épanouie dans l'agglomération et le bouillonnement de trop nombreux souvenirs, d'émotions tour à tour extatiques, endolories, ou cruelles, de partages et de rencontres trop denses. La brillance de sa pupille et l'éclat de son regard suffisent.

Famille

"Monsieur Paul" et "Monsieur Alain" se vouvoient. Pourtant leur lien "remonte à la nuit des temps". Leurs mères fréquentèrent à Annecy le même lycée de jeunes filles. La même année. Longtemps, Alain Mérieux habita la demeure familiale de Collonges-au-Mont d'or. Enfant, il arpente la colline et plonge dans la Saône, au pied de cette bâtisse dont il ignore bien que l'étendard mondial de la gastronomie s'y érigera quelques années plus tard. Armé de serviettes-éponges, il pêche la friture qu'il porte ensuite faire griller chez le père de Paul. Adolescent, il visite assidûment l'établissement qui, en ces lendemains de libération, dispose de "seulement neuf tables". Puis c'est l'ascension, vertigineuse, dont il se remémore chacun des seuils qui précédèrent l'accession au troisième macaron Michelin conquis en 1965.

Aujourd'hui, c'est à "plus d'une centaine" qu'Alain Mérieux estime le nombre de fréquentations de cette demeure bourgeoise, immuablement attablé dans le renfoncement discret et intime d'une pièce adjacente de la salle centrale. Un exutoire. Il raconte ses amitiés, Ernest-Antoine Seillière et Bernard Kouchner- "Kouch" -, l'action humanitaire, les pérégrinations aux quatre points cardinaux, son admiration des habitants des pays pauvres dont "la soif de se battre, de réussir, est une leçon pour nous, occidentaux, qui ne mesurons pas notre chance et nos privilèges".

"Maison amie"

L'attachement à Paul Bocuse est familial. Osmotique. Initié par Charles, prolongé par Alain, poursuivi par ses enfants. Egalement édicté par l'ascendance et la descendance, dans un mouvement indissoluble et inamissible qui reproduit et renouvelle le témoignage affectueux de chaque filiation. Des mariages jusqu'à la récente fusion de BioMérieux et du Laboratoire castrais Pierre Fabre - "nous étions rassemblés ici une centaine, dont nos nouveaux partenaires issus du sud­ ouest. Ce fut terroir contre terroir !" -, tout événement, personnel ou professionnel - les deux sphères se sont toujours étroitement entre­ lacées - de la lignée Mérieux est célébré ici, dans cette "maison amie". Alain martèle la vertu d'une liaison "personnalisée, affective" avec le restaurant, qui dépasse et embellit la simple relation - celle-ci exclusivement hédoniste - à la table, aux délices gustatifs.

De cette  sublimité, il drape deux autres "repères" : la Tassée, dans le centre de Lyon, et L'Oustau de Baumanière, aux Baux-de-Provence, un refuge où il abrite ses souffrances, où, à défaut de les cicatriser, il apaise et panse ses plaies. Ainsi exposé à la douleur, l'enracinement dans un lieu déploie sa grandeur et sa quintessence, œuvre à batailler contre les excès d'une "globalisation exacerbée" qui rompt trop brutalement les balises traditionnelles, déséquilibre, démembre, qui fait chanceler les convictions et vaciller les certitudes.

Ambassadeurs

L'amitié qui ficelle ces deux ambassadeurs de Rhône-Alpes sait s'évader des murs insolites de la bâtisse collongearde et grandir loin de la soupe aux truffes VGE ou du loup en croûte, de la soupe aux moules ou du poulet en vessie chers à Alain Mérieux. Ainsi le village du Montellier, dans la Dombes, où l'étang récemment acquis par le cuisinier voisine avec la demeure familiale des Mérieux. Du cabanon en bordure de l'eau qui lui sert de tanière, le chef aperçoit "Monsieur Alain qui promène son vieux cheval ". Inclination commune pour la terre, ses traditions - "deux fois par an, nous y tuions le cochon" -, ses vertus de ressourcement. Aussi Orlando, où Paul Bocuse possède un restaurant dans l'enceinte du magistral parc d'attractions d'Epcot Center. "Aucun de mes enfants n'a oublié. Il y a vingt ans, alors que nous sillonnions la Floride, Monsieur Paul les a accueillis chez lui. Soirée western, pamplemousse pressé et œufs au bacon concoctés au petit déjeu­ner par lui-même. Magique. Imaginez leur fierté."

Singulier Bocuse, qui "lui seul" pouvait oser le ravalement aussi fan­tasque, provocateur, déconcertant de la façade de son restaurant. Alain Mérieux confesse avoir "hurlé" son effroi à la découverte de ces murs multicolores, bigarrés, personnalisés. Puis il s'est laissé apprivoiser, pas à pas. L'ancien vice-président du Conseil Régional égrène les attributs de la personnalité de son hôte. Dithyrambe authentique, qui essaime des "qualités humaines extraordinaires", une indéfectible fidélité, une sensibilité et une finesse méconnues qui fermentent et mijotent sous une carapace protectrice mais trompeuse. Un humour bonhomme, une tendresse discrète, une empathie rare, une pudeur et une chaleur "sensationnelles"· Alain Mérieux n'oublie pas ce 10 juillet 1990. "Ma femme, mes enfants et moi nous préparions pour nous rendre chez Alain Chapet fêter nos 25 ans de mariage. C'est ce jour-là que le résident de Mionnay, ce chef d'orchestre poète et philosophe, mourut. Nous vînmes à Collonges. Monsieur Paul était en larmes, inconsolable".

Deux maîtres cuisiniers aux "qualités de cœur identiques", deux explorateurs insatiables de cette même "recherche" qui incarne l'engagement professionnel séculaire et l'inassouvie quête investiga­trice de la dynastie Mérieux. Charles n'alléguait-il pas que les pra­tiques des deux sciences inexactes de la gastronomie et de la biologie réclamaient "le même tour de main" ?

Explorateurs

Là n'est pas la seule communauté des aventures industrielles des deux compagnons. "Monsieur Paul et mois revendiquons le même goût d'innover, la même exigence de qualité, la même volonté de nous internationaliser, cela bien avant les réalités de la 'globalisation' se soient imposées et soient devenues d'abord à la mode, ensuite vitales". Partout où il voyage, Alain Mérieux respire la présence, devine l'empreinte de Paul Bocuse, "ce visionnaire qui a construit bien sûr pour lui, mais aussi pour l'ensemble d'une gastronomie française" qui, dans son sillage, a élevé son rayonnement et sa notoriété au rang  planétaire. "Ce qu'il a réalisé pour la reconnaissance et la renommée de la cuisine et, plus loin, pour certains pans du secteur de l'agro-alimentaire, est considérable. Il est un point d'ancrage prestigieux pour nos invités étrangers que nous convions systématiquement chez lui".

Cheminements, destins partagés et emmêlés d'une famille et d'un homme dont les engagements, les convictions, les réalisations, ont irradié bien au-delà de leurs propres aspirations, de leurs seuls inté­rêts, ont irrigué sans retenue chacun dans son domaine, l'un la gas­tronomie, l'autre la recherche médicale. Deux trajectoires qui ont - aussi - servi les autres.

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Commentaires 2
à écrit le 22/08/2018 à 10:23
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Quel hommage. Attention, le "maître cuisinier" de Mionnay était Alain CHAPEL et non CHAPET.

à écrit le 27/01/2018 à 18:24
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Un bel hommage ; A Paul Bocuse bien sur à son savoir faire, son savoir être et.. à l amitié

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