Entreprendre hier, la quête d'aventure

[Dossier Petite Histoire de l'entrepreneuriat 1/3] L’entrepreneuriat vit, depuis le premier choc pétrolier et la fin de l’emploi à vie, la période la plus florissante de son histoire. Mais comment entreprenait-on en France avant cet âge d’or ? Cet esprit d’entreprendre largement relayé de nos jours était, hier, moins encouragé et portait même une image un peu ringarde. Néanmoins, ses origines et quelques acteurs ont permis de façonner ce qu’il est devenu par la suite. Coup d’œil dans le rétroviseur, avec ce premier volet de notre série qui explore les singularités historiques et sociologiques de l'entrepreneuriat.

Clermont-Ferrand, 1889. André et Édouard Michelin reprennent la manufacture familiale de caoutchouc. Visionnaires, ils comprennent rapidement qu'ils ont, avec leur produit, une carte à jouer dans cette époque changeante. Secouée par les transformations fondamentales, elle découvre l'électricité, l'aviation, la locomotive, le vélo ou encore l'automobile. Les deux frères sont habités par l'idée du progrès. L'entreprise sauvera, quelques années plus tard, un Louis Renault au bord de la faillite. Fils de marchands de tissus, passionné par l'idée de l'automobile, ce dernier se lance, sans réel diplôme, dans « l'aventure entrepreneuriale » depuis le garage familial, avec un peu d'argent récolté ici et là, auprès de sa famille et de ses amis. Face à lui, le polytechnicien André Citroën dispose d'un capital acquis pendant la guerre. Il a opportunément transformé sa fabrique d'armement en une usine automobile.

Autour de ces premiers futurs capitaines d'industrie gravite le cœur de l'entrepreneuriat français : de petits ateliers dirigés par un patron disposant d'un savoir-faire technique et lié à une corporation, comme les soyeux lyonnais - les artisans d'aujourd'hui (une notion qui a commencé à faire son apparition seulement dans les années 1930) - et les marchands, qui, dès le 18e siècle, tiennent les rênes du commerce et de la distribution mondiale.

Michelin

André et Édouard Michelin

Désir d'indépendance

Ainsi s'esquisse la cartographie de l'entrepreneuriat caractéristique de cette époque : des héritiers, des opportunistes portés par les circonstances, des autodidactes, quelques ingénieurs, des scientifiques et essentiellement des artisans.

"Jusqu'aux années 1950, les ouvriers veulent se sortir de la condition salariale. Ils ne la considèrent pas comme définitive. À Saint-Étienne, nous assistons à l'émergence d'un petit patronat technique, d'une quinzaine d'ouvriers. La frontière entre le patron et le salariat, dont ils sont issus, y est ténue. Dans ces sociétés très endogamiques, la fille du patron épousait le meilleur ouvrier, souvent en vue de la reprise", explique Patrick Verley, historien et auteur du remarqué La révolution industrielle (Éd. Gallimard).

À cette période, près de 90 % des créations d'entreprises sont de très petites entreprises artisanales ou commerciales. "Pour l'ouvrier, ce qui compte, c'est de pouvoir se mettre à son compte et de devenir son propre patron, même s'il vivote économiquement », poursuit Cédric Perrin, historien, chercheur associé en histoire économique des artisans à l'université d'Évry-Val-d'Essonne.

Car lorsque la personne a la chance de faire des études universitaires, elle embrasse d'abord une carrière étatique, de haut fonctionnaire. « Les diplômés sont essentiellement formés pour l'administration. Créer son entreprise apparaît un peu ringard », précise l'économiste Sophie Boutillier, directrice du master management de l'innovation à l'université du Littoral-Côte d'Opale. Néanmoins, la société porte un regard positif sur les créateurs qui ont l'audace de reprendre à leur compte des brevets imaginés par les inventeurs, avec l'idée que leurs produits, nouveaux, sont porteurs de modernité, comme en témoignent les grandes expositions universelles des pays industrialisés du début du 20e siècle. « Le courant dominant, inspiré du saint-simonisme, s'inscrit dans l'idée que la société sera meilleure grâce au développement industriel », poursuit-elle.

Du patron à l'entrepreneur

La Seconde Guerre mondiale rebat les cartes. À la Libération, l'État encourage la création de grandes entreprises, sources de richesses économiques, aux besoins grandissants en salariés. « C'est l'avènement de l'ère des managers », résume Patrick Verley. Au détriment des indépendants en tous genres. « Après la guerre, ce statut est moins fréquent. La norme est le salariat. Il est devenu, grâce à la sécurité sociale, socialement plus intéressant. Il ne faut pas oublier que les travailleurs indépendants n'ont pas voulu du régime général. Ils ont choisi un statut beaucoup moins protecteur. Ce qui entraînera une baisse des créations des petites entreprises », rappelle Cédric Perrin.

Économiquement et socialement, cette position va changer le regard sur l'entrepreneur. Désormais, il sera vraiment vu comme le patron, ou plus diplômé, comme le « grand » patron. « Un terme auquel renoncera la Confédération générale du patronat français (CNPF), l'ancêtre du Medef. C'est le mouvement qui imposera le vocable d'entrepreneur, plus positif, dynamique et valorisant », poursuit l'historien. Ce n'est qu'avec le premier choc pétrolier de 1973 et l'augmentation massive du chômage que l'entrepreneur français retrouvera ses titres de noblesse. « La PME commence à reprendre de l'importance alors qu'elle n'avait plus de place dans le modèle général », commente Alain Fayolle, professeur en entrepreneuriat et directeur du centre de recherche en entrepreneuriat à emlyon business school.

Machine à écrire

Créer sans aides financières

La période est aussi caractérisée par une grande prise de risque. L'heure n'est pas aux aides à la création d'entreprise. « Le contexte général est globalement très libéral. L'État Providence est beaucoup moins développé : il émerge seulement dans l'entre-deux guerres », rappelle Cédric Perrin. En conséquence, l'état d'esprit quotidien s'y réfère. « Nous sommes alors dans un contexte différent. L'idée générale est qu'il faut davantage se prendre en main. Un sentiment très présent chez les artisans », poursuit Sophie Boutillier. Malgré cette appétence pour le libéralisme, « entreprendre reste difficile, estime l'économiste. Quand l'innovateur a son idée, il lui faut convaincre. Et, avant tout, le bailleur de fonds ». Mais « il est à cette époque plus difficile de le persuader d'investir sans bénéficier d'une expérience professionnelle préalable », souligne Alain Fayolle.

L'expérience, credo du banquier, après la confiance. « Clairement, le banquier jauge alors à la réputation de la famille et des bonnes mœurs. Nous pourrions le résumer ainsi : « Je connais tes parents et surtout, tu ne bois pas » », s'amuse Philippe Albert, directeur-associé chez Angelor. Seule alternative au banquier : la famille et les amis, généralement le premier réseau auquel l'entrepreneur fait appel. « Celui qui avait accès aux connaissances ou de bonnes idées pouvait plus facilement créer au regard du contexte général d'émergence des idées », tempère Patrick Verley.

Un accès à la création d'entreprise néanmoins légèrement plus facile pour les artisans. « Pour se lancer, ils font essentiellement appel à l'autofinancement, au regard de la taille du projet. À ce moment-là, ils ont des difficultés pour avoir accès aux banques, ne pouvant pas apporter les garanties habituelles requises. C'est comme cela que naîtra le réseau des banques populaires qui leur était destiné », rappelle Cédric Perrin. Mais l'affaire se corse quand il s'agit de créer une entreprise industrielle. « Les activités lourdes, comme l'implantation de la sidérurgie, ont nécessité l'intervention des banques, relayées par les marchés financiers et notamment les obligations d'état », souligne Patrick Verley.

Des besoins financiers importants, qui voient émerger, dès la fin du 19e siècle, les premières ébauches du capital-risque, et des nouvelles formes d'entrepreneurs, les investisseurs-banquiers, comme les frères Peirere, fondateurs du Crédit mobilier, qui ont contribué à la construction de la première voie de chemin de fer parisienne et financé de nombreux projets entrepreneuriaux. À la suite de cette banque d'investissement dans l'industrie naîtront la Société générale ou le Crédit lyonnais.

Apprendre à entreprendre ? Pas si facile !

Les chambres consulaires servent d'abord à enregistrer officiellement l'activité de l'entreprise - quand il fallait passer auparavant uniquement chez le notaire. Pas d'incubateur, ni de pépinière : la culture entrepreneuriale s'apprend (ou se subit sans sourciller) en famille, si le futur patron est issu d'une lignée d'entrepreneurs, à l'image des grands noms de l'industrie textile du nord. Pour un ouvrier destiné à reprendre l'activité patronale, elle s'acquiert sur le tas, dans l'atelier. Dans les PME - « un lieu où la culture se transmet bien » - estime Philippe Albert, elle essaime aussi d'entreprises en entreprises. Ainsi, dans la vallée de l'Arve, près d'Oyonnax, de nombreux petits décolleteurs se sont lancés, à l'origine, car leurs collègues avaient déjà franchi, avec succès, le pas.

Salle de classe

Mais pas de trace de l'esprit d'entreprendre dans les écoles. « Les esprits sont façonnés pour être orientés vers le salariat jusqu'au milieu des années 1970 », indique Sophie Boutillier. Dès lors, les perspectives évoluent et la création d'entreprises commence à surgir dans les discours officiels. Au même moment, la puissance publique lance les premiers séminaires de formation à destination des chômeurs, tandis qu'apparaissent les premiers cours d'entrepreneuriat à HEC et à l'ESC Paris, après les premiers cours de même nature, à Harvard, en 1947... « À Lyon, nous avons ouvert notre centre des entrepreneurs dès 1984. Nous avions constaté que les étudiants quittaient la région pour les grands groupes. Or, les PME régionales avaient aussi besoin d'eux. Nous avons commencé la mise en place d'une pédagogie au sens large et ainsi créé un foyer de la culture entrepreneuriale », se souvient Philippe Albert, par ailleurs créateur du Centre des entrepreneurs d'emlyon business school.

Ainsi, de la première Révolution industrielle au premier choc pétrolier, les entrepreneurs ont suivi la marche de l'histoire, exerçant leur rôle dans le développement économique. Leur désir d'indépendance, la recherche du progrès et une prise de risque toujours réelle ont, sans conteste, traversé les époques. Pour se trouver, enfin, à la mode.

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