Lionel Michon, luthier aux mains d'argent

Formé en guitare classique par le Conservatoire de Nancy puis de Grenoble, Lionel Michon, 48 ans, a préféré la lutherie apprise dès l’âge de 15 ans, au sein de la prestigieuse école de Mirecourt (Vosges). Une aventure silencieuse ou chaque geste précis et répétitif est quasi identique depuis le XVIe siècle et conduit à la perfection. Métier rude physiquement et mentalement, cet artisan drômois souhaite passer la main après 33 années intenses. Mais les candidats se font rares. Portrait.
(Crédits : Claude Fougeirol)

Il part au Canada livrer le précieux instrument, et il s'affaire. Les aigus lumineux, la chaleur des basses, la belle amplitude et l'équilibre parfait d'un son qu'il visualise en trois dimensions lui conviennent. Le luthier est satisfait de ses trois mois de labeur : le violon qu'il a fabriqué sonne magnifiquement. Mais si l'on venait ici chercher l'émerveillement dans l'œil de Lionel Michon, installé à Malissard (Drôme) depuis une douzaine d'années, pour être capable d'engendrer de si sublimes instruments, à peu près 350 grammes, vecteurs d'émotions violentes, il faut revoir sa copie.

Après 33 années de lutherie, l'artisan, distingué en 2004 comme Meilleur ouvrier de France, est usé. Et pour obtenir des détails, des secrets, le dévoilement du mystère violon, il faut remonter vaillamment à la source. L'homme alors s'épanche, se livre, consent à quelques bonheurs éprouvés, et exprime la fierté d'exercer un métier d'art, qui fascine toujours le profane.

La corporation est forte de grands maîtres gardiens du temple, qui ont été les intimes des plus grands musiciens et compositeurs, comme Étienne Vatelot, fondateur en 1970 de l'école française de référence Mirecourt, qui déplorait déjà le peu d'investissement financier de l'État dans cet enseignement.

Les luthiers suivent de près les musiciens, souvent toute une vie, ils les conseillent, ce sont leurs « médecins », et ils possèdent de fait une solide culture musicale, et évidemment une pratique instrumentale. Aujourd'hui, le métier attire de plus en plus de jeunes, qui veulent cependant abréger, pour des raisons économiques, leur temps de formation. La lutherie, qui porte aussi un volet restauration, requiert l'oreille absolue, cette capacité de discerner la justesse d'une note.

Le violon et les instruments à cordes frottées réveillent les capteurs profonds, cet appétit secret et atavique de beauté visuelle et sonore : ce mystère intime s'appréhende par les viscères et tout le corps, comme l'œil perçoit d'un coup la beauté. « Je fais aussi des violoncelles, et certains sont pris d'une émotion intense quand je fais sonner l'instrument ! », reconnaît le luthier. Si le violon évoque, par ses courbes, le corps d'une femme avec lequel le musicien vit une langoureuse osmose, et s'il est l'instrument le plus proche de la voix féminine (il couvre les registres de soprano à contralto), le violoncelle s'approche au plus près de la voix humaine, en général.

La nature par essence

Art confidentiel, toujours incarné, qui prend à rebours les usages de « vite fait bien fait » et d'obsolescence programmée, et métier intemporel, qui ne peut pas s'appréhender par la raison, seulement par le cœur.

Peut-être la mémoire nostalgique de vies antérieures où l'on pouvait croiser, à Crémone, le grand Stradivarius (1644-1737) à l'œuvre toute sa vie durant, et qui fabriquait à 90 ans son tout dernier violon : « On travaille le bois, mais on est avant tout un métier de la musique », précise Lionel Michon. Table en épicéa, fond, éclisses et manche en érable ondé, touche en ébène, le métier de luthier commence dans la forêt, où il va plutôt chercher un arbre à croissance lente.

Lionel Michon

Le cycle lunaire et sa position dans les signes astraux sont aussi pris en compte à la coupe. Les arbres, vecteurs matérialisés de la musique, interagissent avec l'environnement cosmique. L'artisan va tester la résonance de l'épicéa, qui présente une conduction élevée, une vitesse rapide de propagation du son, et seule l'expérience lui permettra de produire une synthèse mentale du résultat escompté. Il n'y a pas un seul modèle pour le violon, et dans une même essence de bois, existe une multitude de différences. Lionel Michon façonne et assemble les quelque 70 pièces qui le composent.

« À Mirecourt, les professeurs étaient exceptionnels, ils nous parlaient du métier avec amour, nous y allions d'un bon pas. Il faut que le jeune ait la fibre, qu'il soit taillé pour cela, parce que quelque part cela demande beaucoup de persévérance. Il ne faut pas vouloir être au sommet avant d'avoir franchi tous les paliers. »

Et pour l'artisan concentré sur l'établi, devant plusieurs dizaines d'outils, c'est avant tout une aventure silencieuse, où chaque geste procède d'une inspiration presque mystique.

Des prix démesurés

Timéo, 15 ans, fils d'artisans serruriers, qui souhaite se présenter à différentes écoles de formation, dont Mirecourt, s'exerce. Lorsqu'on lui demande quel esprit génial a pu élaborer les plans d'une telle perfection, le jeune apprenti a bien une idée : « Ce sont des années d'expérience, et après, tout prend vie quand on joue de l'instrument. »

Mais le plus étrange, dans le corps du violon, c'est l'âme, ainsi nommé le petit cylindre de bois posé, sans être collé, dans l'espace intérieur qui sépare le ventre du dos, la table du fond, pièce essentielle. Lionel Michon a poursuivi sa formation chez Marc Rosenstiel, installé dans les Hautes Alpes, et ex-assistant d'Étienne Vatelot. Il totalise ainsi 18 années de formation. C'est au grand interprète Isaac Stern qu'il a offert son premier violon, fabriqué à Mirecourt.

L'artisan restaure aussi, et remonte mentalement à la source : Amati, Stradivarius, Guarnerius, Crémone et ses collines boisées où les maîtres allaient chercher le bois. L'Orient était à portée de navire pour les Italiens qui, à la Renaissance, rapportaient les précieux et secrets éléments de ce vernis, parfois une trentaine de couches posées. Les maîtres italiens passaient leur vie à chercher, à élaborer les instruments, les souverains de toute l'Europe leur passaient commande. Stradivarius était un homme riche.

Lionel Michon

Leur prix ici et là atteint une démesure, et ce sont souvent non des musiciens mais de riches collectionneurs qui les acquièrent à des sommes qui dépassent souvent leur évaluation initiale (11 millions d'euros pour le Lady Blunt, en 2011). Les grands interprètes jouent sur des instruments italiens, violons ou violoncelles, qui ont plus de trois siècles, parfois acquis, souvent prêtés. Et l'oreille avertie ne s'y trompe pas : c'est sublime. Mettre en application le nombre d'or, principe éternel de l'harmonie du monde : une revanche, un coup de rein spirituel de l'humain qui lui aussi est originellement construit sur le nombre d'or, mais qui s'est dans l'Histoire diablement égaré. Voilà peut-être la nostalgie intime des luthiers, consacrés corps et âme au silence de leur travail, qui finalement va devenir vibration, musique, expression pure et dépouillée de l'âme humaine :

« On trace la volute, qui termine et soutient l'instrument, dans le triangle de Pythagore, on se met dans l'inspiration des courbes qui vont déterminer le son, la résonance, et on choisit l'emplacement de l'âme, qui est posée à travers une des ouïes du violon », explique Lionel Michon, qui tient aussi à rendre la pratique instrumentale accessible à tous, en proposant des violons à la location pour quelques dizaines d'euros.

L'ennemi du violon ?

Yehudi Menuhin, violoniste bien né et chanceux, propulsé dans sa vocation musicale par toute sa famille dès l'âge de sept ans, reconnaissait, au-delà du déterminisme social, les vrais musiciens, comme ce jeune Tsigane qu'il entrevoit jouant pieds nus et avec fougue, auquel il offre son archet Sartory monté sur or. Ici le luthier, fort d'un carnet d'adresses de 400 clients, cherche plutôt à ralentir son activité, et voudrait céder son atelier à un jeune repreneur talentueux et motivé.

Il souhaite continuer le métier sous d'autres formes : voyages, rencontres et concerts, puisqu'il compose aussi pour la guitare :

« Aujourd'hui, les musiciens me disent clairement qu'ils sont payés trois fois rien. Quant aux jeunes qui arrivent, ils n'ont pas les moyens financiers de faire 10 ou 15 ans de formation. Ils veulent bouger, voyager, s'installent en autoentreprise. Les ateliers qui auparavant tournaient à quelques artisans, comme à Lyon, ont aujourd'hui une ou deux personnes. »

L'ennemi du violon ? L'abandon de ne plus être joué. Il va perdre ainsi au niveau de la vibration, il s'éteint doucement. « Mais il se ravive dès qu'il trouve un bon maître avec une bonne main, et c'est chaque fois de nouvelles vies pour lui, de passer de main en main ».

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.