Montréal, carrefour naturel de l'intelligence artificielle

La 31e édition des Entretiens Jacques Cartier se tient du 12 au 14 novembre, en Auvergne-Rhône-Alpes. À Montréal, le dynamisme entrepreneurial autour de l'intelligence artificielle symbolise le meilleur de ce que cette ville carrefour peut développer en combinant ses propres ressources et en accueillant dans les meilleures conditions celles qui lui manquent. Avec un appui public important et en bénéficiant d'une grande porosité entre la recherche universitaire et la création d'entreprises, la métropole canadienne entend devenir « la future Silicon Valley de l'intelligence artificielle ». Reportage de l'autre côté de l'Atlantique.
(Crédits : iStock)

En 2000, la bulle numérique est au bord de l'explosion, mais cela n'empêche pas le gouvernement canadien de prendre une initiative dont l'impact se mesure aujourd'hui, alors que le pays, et encore plus la ville de Montréal, se positionne comme un des leaders mondiaux de l'intelligence artificielle. Ce sont 900 millions de dollars canadiens (environ 600 millions d'euros) qui sont à l'époque investis pour créer 2 000 chaires de recherche dans ses universités. Le Programme des chaires de recherche du Canada prévoit également 300 millions de dollars chaque année. L'objectif est clair :

"Ce programme se situe au coeur d'une stratégie nationale visant à faire du Canada l'un des cinq meilleurs pays du monde en matière de recherche et de développement et à y bâtir une économie innovatrice et compétitive."

Encore aujourd'hui, le gouvernement injecte 265 millions de dollars annuels dans ce programme. C'est ce genre d'initiatives qui a attiré - ou qui a fait revenir - certains des meilleurs spécialistes mondiaux de l'informatique, des mathématiques, de la psychologie et des neurosciences, qui sont aujourd'hui des piliers de l'intelligence artificielle.

L'IA dans les années 2000

Parmi eux figure Yoshua Bengio, né en 1964 à Paris de parents d'origine marocaine qui immigreront douze ans plus tard au Canada, et plus précisément dans la province du Québec. Après un doctorat en informatique à l'université McGill de Montréal, le chercheur rejoint le prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston. Spécialiste de l'apprentissage profond, il y développe une technologie capable de reconnaître l'écriture manuscrite sur les chèques, qui sera adoptée par le système financier nord-américain.

En 2005, Yoshua Bengio prend la direction de la Chaire de recherche en algorithmes d'apprentissage statistique de l'université de Montréal. L'intelligence artificielle n'est pas encore populaire, mais elle le devient peu après la crise financière de 2008. L'immense capacité de traitement des ordinateurs permet alors de développer de nouvelles façons d'analyser les données. La recherche s'approche du stade où elle pourra commencer à transférer ses connaissances vers les entreprises, comme projetées dans le Programme des chaires de recherche du Canada.

Les gouvernements canadien et québécois passent alors à la deuxième phase de leur appui financier. Ainsi, 140 millions de dollars sont investis au Québec, et les universités McGill et de Montréal se partagent 180 millions de dollars supplémentaires.

Pluie de millions

Des géants mondiaux s'intéressent de plus en plus à ce qui se passe à Montréal, encouragé par des subventions, parfois même des contrats publics. Google, Samsung, Amazon, Facebook, Thales, Microsoft, entre autres, se mettent à investir dans des centres de recherche. À chaque fois, ce sont des millions de dollars injectés qui sont annoncés. Et des startups se mettent à graviter autour d'eux et des universités.

"Nous avons trois couches, les centres de recherche académiques, les centres de recherche d'entreprises et les startups, qui sont en train de former un écosystème extrêmement fort", analyse Alex Shee, chef du bureau du directeur général d'Element AI.

Le travail de ces trois couches s'incarne notamment au sein de l'Institut de valorisation des données (Ivado), qui regroupe les initiatives de l'université de Montréal et certaines des plus grandes entreprises québécoises. La mission de l'Ivado est de mettre en place des ponts entre la recherche et les entreprises, en participant à la création d'une filière économique et en formant de futurs scientifiques des données. À présent, l'institut revendique près d'un millier de scientifiques affiliés à travers quatre centres de recherche.

L'un d'eux, l'Institut québécois d'intelligence artificielle (Mila), était encore un laboratoire de l'université de Montréal il y a dix ans.

"Nous étions 30 personnes, se rappelle Myriam Côté, la directrice IA pour l'humanité de Mila. Aujourd'hui, nous sommes 300 !"

Ce centre de recherche sans but lucratif se présente comme le premier spécialiste mondial de l'apprentissage profond, sous la houlette de son directeur scientifique, Yoshua Bengio, celui-là même qui peinait à trouver des étudiants vingt ans plus tôt... La donne a changé : la dernière cohorte du Mila était composée de 22 étudiants sélectionnés parmi 800 candidats.

Startups à foison

Fin 2016, dans la plus grande ville du Québec, Yoshua Bengio et l'entrepreneur en série Jean-François Gagné cofondent Element AI, une startup spécialisée dans la création d'applications utilisant l'intelligence artificielle. La première levée de financement réunit sans problème 137 millions de dollars, soit la plus grosse levée de fonds mondiale dans ce domaine. Cette figure de proue est loin d'être la seule.

Au Canada - dont la population est deux fois moins nombreuse que la population française -, plus de 500 entreprises de l'intelligence artificielle ont émergé depuis cinq ans, estime Alex Shee. Comme Automat, une jeune PME qui s'appuie sur 15 brevets pour proposer des outils de marketing conversationnel aux grandes marques, ou Coveo, une société utilisant l'intelligence artificielle pour aider les entreprises à personnaliser leur relation avec leurs clients et partenaires.

Ces créations d'entreprises sont là encore facilitées par les aides publiques, qu'elles soient réglementaires ou fiscales. Des crédits d'impôt à la recherche et développement permettent de déduire 70 % des dépenses occasionnées. Un programme fédéral offre également la possibilité de délivrer un permis de travail en un mois à un spécialiste étranger dans un domaine innovant.

Il est tellement aisé de créer une entreprise au Canada que le pays vient même d'être blâmé par un observatoire pour cela.

"Le Canada est plus pointilleux pour une inscription à la bibliothèque que pour une création d'entreprise", critique un rapport de l'Institut C.D. Howe, spécialisé dans l'évaluation des politiques publiques.

NEUVOO, SUR LES PAS D'INDEED

Fondée par un Montréalais et deux Suisses, Neuvoo connaît une croissance fulgurante sur le marché des annonces d'emploi, sur les traces du géant international Indeed. Neuvoo symbolise l'entrepreneuriat à l'américaine... Les trois fondateurs de l'entreprise, Maxime Droux, Benjamin Philion et Lucas Martinez, se rencontrent durant leurs études en Suisse. L'idée leur vient de créer un site d'offres d'emploi comparable au leader mondial Indeed, qui consiste à diffuser le plus d'annonces possible collectées auprès des entreprises, et de se faire rémunérer au clic et par les sociétés qui souhaitent voir leurs offres être mises en avant sur le site. Conscients qu'« une idée comme celle-ci a davantage de chances de se développer en Amérique », les trois complices s'installent au Québec, d'où est originaire Benjamin Philion. Créée en 2011, Neuvoo répertorie 20 millions d'offres d'emploi dans 65 pays. Basée à Montréal, l'entreprise sera passée d'un chiffre d'affaires de 2 millions de dollars canadiens en 2016 à près de 23 millions cette année. Forte de son bureau de production situé en Colombie, elle vise des revenus à 50 millions de dollars en 2019, et les trois fondateurs ont un objectif de 100 millions en 2020. « Notre force ? Nous sommes plus lean et nous offrons un paiement à la performance », résume Lucas Martinez, qui affiche l'ambition de voir Neuvoo se positionner comme le deuxième site d'offres d'emploi au monde, après Indeed.

Des ressources disponibles

Au Québec, les institutions financières ne sont pas en reste. Entre les grandes banques, la Banque de développement du Canada (BDC) et Investissement Québec - ces deux dernières étant des sociétés publiques spécialisées dans le soutien aux entreprises -, le financement ne manque pas.

"En matière d'innovation, si l'entreprise est saine, je ne vois pas comment un entrepreneur ne pourrait pas trouver de financement pour son projet", affirme Benoît Mignacco, directeur général de Capital de croissance et transfert d'entreprises à la BDC.

Les ressources ne sont pas seulement réglementaires et financières. Les incubateurs et les programmes de soutien incluent presque tous une dimension d'intelligence artificielle. "Il faut bien comprendre que l'intelligence artificielle n'est pas un produit en soi, précise Manaf Bouchentouf, directeur exécutif et de l'accompagnement entrepreneurial au Pôle entrepreneuriat, repreneuriat et familles en affaires de HEC Montréal. Elle sera demain, comme ce qu'est Internet aujourd'hui, une composante de toute offre de services et de toute fabrication de produits."

Le soutien à la création d'entreprises est particulièrement riche.

"Nous bénéficions d'une profusion de ressources, se félicite-t-il. Tout le monde peut trouver celles dont il a besoin. Nous en sommes même à un point où il faut aiguiller les créateurs parmi la multitude de programmes de soutien."

Dans les faits, il devient fréquent de voir une équipe d'entrepreneurs bénéficier en même temps de services de plusieurs incubateurs, observe Manaf Bouchentouf. Les associés se répartissent alors selon les offres : un associé travaillera avec un incubateur technologique, tandis qu'un autre s'orientera vers un incubateur spécialisé dans le management.

Montréal, l'accueillante

Montréal compte sur des atouts supplémentaires pour attirer et conserver des experts, comparativement à d'autres villes canadiennes actives en intelligence artificielle comme Toronto et Edmonton : son cadre de vie accessible.

"La qualité de vie est très élevée, mais son coût est accessible, décrit Alex Shee. Un appartement moyen de 100 mètres carrés se loue 600 euros par mois à Montréal."

Cette attractivité est historique à Montréal, ville d'accueil pour les immigrants depuis sa fondation il y a près de quatre cents ans.

"L'entrepreneuriat montréalais est à l'image de sa ville et de sa diversité, observe Manaf Bouchentouf. Montréal accueille des immigrants disposant de parcours différents, et donc ceux qui entreprennent le font chacun avec une approche différente. C'est cela la valeur ajoutée de Montréal."

Dans cette situation, la ville canadienne doit continuer à attirer et aussi à conserver ses talents en intelligence artificielle, alors que d'autres pays émergent sur la scène mondiale dans ce domaine. Et le nombre de spécialistes ne suffit pas.

"Nous avons un grand bassin de talents en intelligence artificielle aujourd'hui à Montréal, mais il en faudra davantage pour assurer le développement de notre écosystème", observe Alex Shee.

Là encore, le soutien public sera déterminant en vue de créer davantage de postes dans les universités pour attirer plus d'étudiants et créer des programmes de plus en plus spécialisés. Et comme elle l'a toujours fait, Montréal se prépare aussi à accueillir toujours plus de talents venus de l'étranger pour faire face à cette croissance attendue.

"Nous y travaillons ensemble avec les universités, les entreprises et les gouvernements, affirme Alex Shee. Nous sommes en train de poser les bases d'une Silicon Valley de l'intelligence artificielle. D'ici cinq à dix ans, nous assisterons à l'émergence de grandes entreprises du domaine, lancées ici."

Groupe 3737 : un incubateur de la diversité

Le quartier Saint-Michel, un des plus défavorisés de Montréal, abrite l'incubateur privé Groupe 3737, qui vise à amener davantage de diversité dans le monde des entrepreneurs.Vickie Joseph, entrepreneure en design et mode, et Frantz Saintellemy (photo), dirigeant successif d'entreprises de haute technologie, ont créé Groupe 3737 en 2012. Ce couple d'entrepreneurs d'origine haïtienne a investi 15 millions de dollars pour acquérir une tour à bureaux de 12 étages et développer ce qui est devenu un des plus gros incubateurs d'entreprises au Québec. Le Groupe 3737 accueille de futurs entrepreneurs sur 5 000 mètres carrés en mettant l'accent sur la diversité et la gratuité, puisque tous les services sont offerts. "Ici, nous nous adaptons aux entrepreneurs, et non l'inverse", explique Claudya Bergevin, la directrice exécutive des lieux. L'incubateur est ouvert à tous, quelles que soient leur culture, leur ethnie, leur orientation sexuelle. Si l'entrepreneur dans l'âme ne dispose d'aucun réseau, l'incubateur se charge de lui en trouver, et même de le mettre en contact avec des chefs d'entreprise à la recherche de repreneur. La structure regroupe une communauté de plus de 40 entreprises et 312 entrepreneurs.

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