Lyon-Turin : Chapareillan, l'irréductible village isérois

Commune iséroise enclavée au cœur du massif de la Chartreuse, Chapareillan est passée, en quelques années, de la neutralité bienveillante à l'opposition farouche au Lyon-Turin. Certains y voient même le prochain lieu de cristallisation de l'opposition contre les grands chantiers, après celui de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Reportage au coeur de ce village, alors que se tient à Paris, du 13 au 15 novembre 2017, le Congrès international de l’Association française des tunnels et de l’espace souterrain (AFTES).
(Crédits : Didier Bert)

Sur les contreforts du mont Granier et du massif de la Chartreuse, le château de Bellecombe domine la combe de Savoie et la vallée du Grésivaudan.

Deux vallées, l'une en Savoie, l'autre en Isère, où coule la rivière Isère en direction de Grenoble. Au Moyen Âge, il se disait que posséder le château de Bellecombe, c'était maîtriser le Dauphiné. Dix siècles plus tard, l'adage a un peu évolué. Aujourd'hui, ce n'est plus la possession du territoire qui se joue. Mais peut-être bien plus encore. Puisque la commune de Chapareillan, sur laquelle le château est dressé, pourrait marquer les esprits, quoi qu'il arrive d'ici trois ans.

C'est ici, en effet, que doit sortir dans quelques années le tunnel sous le massif de la Chartreuse destiné à recevoir la liaison ferroviaire entre Lyon et Turin, un des plus grands chantiers du continent. De là, les futurs trains traverseront la vallée pour s'engouffrer, ensuite, sous le massif de Belledonne en direction de la Maurienne. Et si les événements conduisent le train à ne jamais circuler dans ce secteur, on pourra dire que le sort du Lyon-Turin s'est joué à Chapareillan. Pour l'heure, aux quatre coins de la commune, des panneaux rappellent aux visiteurs l'opposition farouche du village au passage de ce train sur ses terres. Pourtant, il n'en a pas toujours été ainsi...

Bienveillant... au départ

Nous sommes au début des années 2000. Le maire de l'époque, Daniel Bosa, se rappelle les premières informations reçues après son élection en 2001. Des représentants de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF) viennent lui parler du tracé prévu dans sa commune. « Je n'avais pas été informé par le canal officiel, à savoir la préfecture de l'Isère », s'étonne encore aujourd'hui l'ancien maire. Il comprendra quelque temps plus tard qu'il demeure toujours le dernier informé, « le préfet coordonnateur du projet étant le préfet de Savoie ». En effet, Chapareillan est la seule commune de l'Isère à être traversée par le Lyon-Turin. Il verra alors, durant son mandat, les journalistes lui téléphoner pour réagir aux avancées du projet sans que lui-même dispose des éléments. « Ils tenaient leurs informations de la Savoie, mais de mon côté je devais attendre que les documents officiels soient traités par la préfecture de l'Isère avant qu'ils me parviennent », se désole-t-il.

À l'époque, la commune travaille avec RFF. « Notre position n'était pas contre le passage du Lyon-Turin à Chapareillan, souligne l'ex-édile. Mais nous avions des questions à poser, et nous voulions des garanties. C'est tout. » L'ancien maire dit même avoir été plutôt bienveillant avec l'idée du projet, présenté comme écologique, reliant les deux pays pour ôter des milliers de camions des autoroutes de la région. La commune et ses habitants espéraient-ils dans le même temps d'éventuelles retombées économiques liées à l'implantation de la base de vie des ouvriers durant le chantier ? Pour Lauriane Cartier, présidente de l'union des commerçants, les travaux pourraient avoir un impact positif pour le commerce. « Plus de monde, c'est plus de consommation », explique-t-elle, s'exprimant à titre personnel. Le sujet peut fâcher dans la commune iséroise. D'autres commerçants préfèrent ne rien dire, de crainte de se mettre à dos une partie de leur clientèle. « Des artisans et des commerçants peuvent penser que le chantier leur apportera du travail », pointe Olivier Bourquard, co-président du Collectif citoyen contre le Lyon-Tuin (CCLT), lui-même entrepreneur dans la commune.

Sauf qu'au fil des années, aucune information n'a transpiré sur de possibles retombées économiques. « Cela a pu être vu comme une opportunité à un certain moment », acquiesce Vincenzo Sanzone, conseiller municipal en charge de l'urbanisme, du PLU, de l'environnement et des travaux. Avant de tempérer : « Aujourd'hui, on ne sait même pas où se situera la base de vie du chantier, donc finalement, on ne s'attend plus à quelconques retombées. » Chapareillan s'interroge désormais. Pour la commune de 3 000 habitants, la seule certitude est qu'il faudra affronter les nuisances du chantier et la proximité avec la circulation de dizaines de trains par jour. Mais les villageois craignent d'autres désagréments.

Des voies dans les vignes

La première inquiétude se rapporte à la perte de foncier agricole. Le tunnel sous le massif de la Chartreuse doit en effet déboucher dans une zone classée AOC, celle des vins de Savoie, dont Chapareillan est l'une des communes productrices. « Les terrains proches du tracé perdront de la valeur », souligne Vincenzo Sanzone.

Le paysage ne sera plus le même. Là où les Chapareillannais aperçoivent le Mont-Blanc, ils devraient voir d'ici quelques années se dresser un talus d'une hauteur de dix mètres qui permettra aux trains de franchir l'autoroute et l'Isère. À cela s'ajoutent d'autres nuisances redoutées par les habitants : le va-et-vient des camions ; le travail permanent des ouvriers, comme pour tout chantier de cette ampleur ; le détournement possible de la source des Éparres qui alimente exclusivement la commune aujourd'hui... Sans oublier des risques d'éboulements supplémentaires du mont Granier, constitué de calcaire, et dont un pan s'est écroulé l'an passé, voire l'arrivée de prostitués près du chantier comme il est courant parfois de l'observer sur des projets comparables.

Concertation ?

Chapareillan, collée au massif montagneux, devra surtout s'accommoder du bruit. « Toute la commune sera touchée », prévient Vincenzo Sanzone. Le son du passage des trains à une distance d'un kilomètre envahira tout le centre. Hormis la prise en compte des quelques maisons situées à proximité immédiate du tracé, rien n'est prévu pour protéger les autres. L'enquête publique a mesuré la moyenne de l'impact acoustique, sans tenir compte des pics inhérents au passage des trains. « On nous a toujours dit que la loi était respectée », s'offusque Daniel Bosa, qui comprend bien que toutes ses interrogations ne sont pas considérées. « Où se trouve la concertation dans cette histoire ? Elle ne se résume pas seulement à respecter la loi, il s'agit aussi d'aller au-delà pour trouver un juste compromis », s'indigne-t-il.

Les choses s'accélèrent début 2012. Là, en deux mois sera réalisée l'enquête publique du chantier pour la partie reliant Lyon à Saint-Jean-de-Maurienne, c'est-à-dire la majeure partie du chantier franco-français d'un projet qui pourrait coûter jusqu'à 30 milliards d'euros. La municipalité critique le manque d'informations, et déplore des documents erronés ou illisibles publiés pour l'enquête publique.

Contestation

Lors d'une réunion publique inscrite dans le cadre de l'enquête, les habitants de Chapareillan prennent conscience de ce qui leur arrive. Les informations sont noyées au milieu d'une masse de documents. « Comment voulez-vous que le citoyen lambda s'y retrouve alors qu'il y avait une pile de dossiers de plus d'un mètre de haut, et aucun condensé pour rendre le projet intelligible », martèle Daniel Bosa. Le manque d'informations nourrit encore davantage une contestation de plus en plus forte. Alors que le mandat du maire s'achève, la municipalité clame désormais son opposition au passage du Lyon-Turin. Ce qui n'a pas toujours été le cas. « Nous nous sommes décidés lorsque nous avons compris qu'il y avait une solution utilisant simplement le tracé historique par le col du Mont-Cenis », explique Daniel Bosa. Dès lors, les panneaux affichant l'opposition municipale au Lyon-Turin se dressent à l'entrée du village.

Parmi le public qui assiste aux réunions publiques, Daniel Ibanez est présent. Ce spécialiste du redressement d'entreprises en difficulté est venu à plusieurs reprises en voisin, de la commune savoyarde des Mollettes. Et s'étonne de la pauvreté des réponses des enquêteurs du projet. « Lorsque j'ai demandé s'ils avaient étudié la réverbération acoustique entre Belledonne et la Chartreuse, ils m'ont répondu qu'ils n'étaient pas de la région et qu'ils ignoraient ce qu'étaient Belledonne et Chartreuse », relate Daniel Ibanez, qui plongera dans les profondeurs du projet Lyon-Turin. Il tombe sur des rapports de l'Inspection générale des finances, du Conseil général des ponts et chaussées et de la Cour des comptes : tous critiquent la méthode et le financement de ce projet pharaonique. Ce qui le conduira à écrire deux livres dans lesquels il affirme le non-sens économique du projet, la possibilité d'utiliser la ligne ferroviaire existante, mais aussi les conflits d'intérêts des commissaires-enquêteurs.

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« L'un avait des parents à Chapareillan, l'autre un frère maire d'un village voisin, et on mettait en avant l'entreprise du frère d'un commissaire-enquêteur », martèle celui qui est aujourd'hui considéré comme le fer de lance des opposants au Lyon-Turin.

« Un tel foutoir »

Deux ans plus tôt, des citoyens de Chapareillan, inquiets des problèmes à venir, avaient lancé le Collectif citoyen contre le Lyon-Turin (CCLT). « Nous nous étions d'abord concentrés sur la gestion des nuisances éventuelles du projet, mais finalement, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait beaucoup de choses qui n'étaient pas claires, pointe Olivier Bourquard, coprésident du mouvement. C'était un tel foutoir. » L'association s'oriente vers l'information du public et le soutien aux actions juridiques. « Nous ne voulions pas lutter comme les Italiens l'ont fait, car cela n'aboutit pas et génère de gros dégâts, y compris humains », ajoute-t-il. Avec ses 200 adhérents, le CCLT organise alors des journées internationales, invitant ses homologues italiens, mais aussi des collectes d'argent pour financer les recours légaux intentés par Daniel Ibanez.

En 2014, la municipalité change de mains. À Daniel Bosa succède Martine Venturini-Cochet, qui se place dans la continuité de son prédécesseur. Mais l'opposition se fait plus discrète sur le terrain. Contactée à de multiples reprises, la nouvelle maire n'a pas souhaité répondre favorablement aux demandes d'interview d'Acteurs de l'économie-La Tribune. Une posture qui pourrait sans doute s'expliquer, comme le clament certains dans le village, par la période actuelle de négociations portant sur l'expropriation des terrains qui approche. Une réticence à s'exposer publiquement, au moment où quelques habitants s'imaginent vendre leurs terrains à prix d'or. En matière de politique municipale, « ce n'est pas le bon tempo pour parler », entend-on aussi dans les ruelles ; de plus, les panneaux ne favoriseraient pas l'attractivité de la commune. La situation semble donc plus que sensible et tendue.

La ZAD ou l'abandon ?

Mais l'heure n'est plus à la politique locale. La nomination de Nicolas Hulot comme ministre de la Transition écologique et solidaire est plutôt vue d'un bon œil par les opposants chapareillannais au Lyon-Turin. La pause sur les grands chantiers leur donne matière à espérer (lire encadré). Et l'audition au Sénat de la ministre chargée des Transports, Élisabeth Borne, le 20 juillet dernier, encore plus. Ils voient dans les propos de la nouvelle ministre une critique des grands chantiers lancés à la hâte, et la volonté que les investissements sur les lignes existantes soient davantage considérés.

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Et si le Lyon-Turin devait être maintenu ? Chapareillan pourrait bien devenir le nouveau Notre-Dame-des-Landes. Les protagonistes rencontrés ne s'étonneraient pas de voir une zone à défendre (ZAD) s'implanter sur la commune iséroise, comme c'est le cas sur celle de Loire-Atlantique. « Le cas de Chapareillan est emblématique du gaspillage d'argent public et de dégâts environnementaux considérables », observe Olivier Bourquard. « Quand les travaux débuteront, ce sera le point chaud en France, le nouveau Notre-Dame-des-Landes », pronostique Vincenzo Sanzone. Après des années à tenter d'obtenir des informations sur l'impact du chantier du siècle sur leur commune, à analyser le peu d'informations intelligibles disponibles, et à faire valoir leurs points de vue, les habitants commencent à tirer des enseignements de cette aventure imposée.

« Cette histoire m'a laissé un goût amer, lâche Daniel Bosa. Dans ce genre de projet important, on ne prend pas en compte le cas des petites communes. On nous concerte pour nous faire plaisir, mais cela ne sert finalement pas à grand-chose. »

Une méthode qui n'est pas innocente, selon Olivier Bourquard. « On nous demande de nous serrer la ceinture. En face, on investit dans un projet à trente milliards d'euros, on commence les travaux sans les financements, lance des appels d'offre, des expropriations dans le but de nous mettre devant le fait accompli. C'est inadmissible ! » Et l'homme de mettre en garde les élus nationaux : « Ils ne prennent pas en compte ce ras-le-bol mais ils ne devraient pas sous-estimer les élections. »

Alors qu'à l'origine, la commune calme de l'Isère souhaitait obtenir des réponses argumentées, la situation s'est finalement muée en une fronde locale. Mais que les journaux télévisés de 2020 s'ouvrent sur la ZAD de Chapareillan, ou que la pause du projet s'éternise définitivement, il faudra se rappeler où le convoi du Lyon-Turin a commencé à s'envenimer. À Chapareillan, un village d'irréductibles Isérois...

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Commentaires 4
à écrit le 21/11/2017 à 0:48
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L'ensemble du projet n'a aucune utilité publique, non rentable, d'un cout pharaonique . La circulation des camions pose un grave problème de pollution dans les vallées de Savoie. Nos voisins suisses et autrichiens l'ont résolu par le ferroutage . L...

à écrit le 15/11/2017 à 17:12
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"Résistance dans la vallée" https://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/QUADRUPPANI/51054 (gratuit) "Lyon-Turin : une ligne ferroviaire à 30 milliards d’euros pour gagner une heure ?" https://www.bastamag.net/Lyon-Turin-une-ligne-ferroviaire-a ...

le 15/11/2017 à 23:15
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Le vrai scandale autour de ce Lyon Turin,c'est l'opposition stérile et hypocrite orchestrée par des idéologues sans scrupule chiant littéralement sur la démocratie. Vivement que ce chainon manquant entre les peuples d’Europe de l'est et de l'ouest s...

à écrit le 15/11/2017 à 13:42
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Reportage explicite et très bien écrit.

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