Jeunes électeurs : entre abstention et vote extrême

Acteurs de l’économie-La Tribune explore à travers une série de trois reportages la manière dont la jeunesse française, dynamique, énergique et combative, néanmoins très absente du débat politique et pour partie séduite qui par l’abstention qui par le vote extrémiste, s’engage pour bousculer l’ordre établi. Focus sur les moyens qu’elle emploie pour espérer peser lors des prochaines élections présidentielles.
"Je rêve d'une société où l'on vivrait davantage ensemble, entre les différents milieux et les différentes générations, pour nous ôter cette peur de l'autre. C'est utopiste, et alors ?", Coline, 19 ans.

"L'avenir m'inquiète. Ma situation est loin d'être celle de mes parents et de mes grands-parents à mon âge. Le contexte a beaucoup changé. Vous avez beau faire des études,
cela ne porte pas forcément ses fruits en termes d'emploi ou de salaire. En tant que femme, je sais que je serai moins bien payée qu'un homme. Je doute que ma génération bénéficie d'une retraite. Le monde du travail est de plus en plus exigeant, mais les contreparties sont maigres. J'ai une vision du futur assez grise. Je me dis : « Cette façon de gérer la société ne fonctionne pas. Alors pourquoi ne pas essayer autre chose ? » Aussi je suis quasiment sûre de voter FN à la présidentielle. Pour moi, c'est une façon de taper du poing sur la table et de marquer mon mécontentement."

Laure, 21 ans, est étudiante en master 2 de ressources humaines. Elle affirme que beaucoup de jeunes de son entourage voteront comme elle aux prochains scrutins présidentiel et législatif, mais elle souligne qu'il n'est pas simple de l'affirmer publiquement : "Cela reste encore tabou." Ce constat, nous l'avons fait également : hormis ceux qui s'inscrivent dans une démarche militante, il n'est pas aisé de faire témoigner des jeunes qui acceptent de parler de leur intention de vote en faveur de l'extrême droite.

L'abstention, premier parti de la jeunesse

Ceux qui optent pour l'autre côté de l'échiquier, à l'inverse, sont plus diserts. Ainsi Coline, 19 ans, en double licence droit et économie s'apprête à voter pour la première fois en avril à l'occasion d'un scrutin national.

"Je me suis rendue à une réunion publique du NPA. Cela correspond aux valeurs que je porte et à mes envies pour le futur. Philippe Poutou n'appartient pas à cette classe politique qui gouverne depuis trop longtemps. Je me sens plus proche de lui que d'un politicien loin de tout, jamais confronté à la vie que vit la majorité des Français."

Tentée par les extrêmes la jeunesse française ?

Alors que François Hollande était le candidat de la jeunesse aux présidentielles en 2012, avec 28 % des voix des 18-25 ans au 1er tour, selon l'Ifop, les jeunes électeurs se sont tournés vers le Front national lors des scrutins suivants en lui accordant le tiers de leurs voix. Sauf que les jeunes qui votent sont rares. Il est donc plus exact de dire que le premier parti de la jeunesse, c'est l'abstention. Ainsi, selon un sondage Ifop réalisé pour l'Anacej (Association nationale des conseils d'enfants et de jeunes) dans le courant du mois de mars, un jeune sur deux prévoit de ne pas aller voter (ils étaient 70 % à s'être déplacés en 2012) lors des prochains scrutins. L'élection présidentielle ne semble donc plus représenter l'événement incontournable de la vie politique française pour les jeunes de 18 à 25 ans, bien moins mobilisés que l'ensemble du corps électoral français (63 %). Au final, l'Anacej souligne donc que, proportionnellement, les jeunes ne votent pas plus pour le FN que le reste de la population. En y mêlant abstention et vote au premier tour à l'occasion des régionales 2015, le vote des 18-25 ans a moins contribué au score des listes du Front national que celui des 25-49 ans.

Si les jeunes avaient voté mi-mars, les résultats s'afficheraient comme suit : abstention en haut du podium, puis Marine Le Pen et Emmanuel Macron à égalité (28 % des intentions de vote chacun), suivis par Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon (environ 15 % des intentions de vote chacun). "La jeune génération ne fait qu'accentuer des tendances que l'on constate dans les autres âges de la vie", note Cécile Van de Velde, sociologue spécialiste des jeunesses et auteure de Sociologie des âges de la vie (Armand Colin, 2015). Comment expliquer ces choix ?

Déception

Le journaliste Mathias Thépot fait partie de cette génération : il a 29 ans. Avec son confrère Thomas Golovodas, il vient de publier un livre au titre explicite : Manifeste d'une jeunesse trahie (Bayard, 2017). Ce livre, il le voit comme une tentative de "déculpabiliser sa génération : elle n'est pas responsable de tout ce qui lui arrive, mais elle a le devoir de réfléchir, de douter, de critiquer". Il explique les choix électoraux de ses pairs par le fait que "beaucoup" leur a été promis, sans qu'aucun résultat concret n'ait été aujourd'hui obtenu.

Ainsi, dans un monde occidental focalisé sur la réussite individuelle mesurée à l'argent gagné, satisfaire à l'injonction à être heureux, tant professionnellement que personnellement, est hors de portée de la plupart des jeunes. Un jeune sur quatre est sans emploi, 80 % à 90 % des premières embauches sont des contrats précaires, et il n'est pas rare que les trentenaires fassent encore office de variables d'ajustement dans l'entreprise. Conséquence : le sentiment de trahison grandit. "On nous promettait un effet papy-boom, déplore Mathias Thépot, mais il n'a pas eu lieu." Pour lui, le vote en faveur de l'extrême droite et l'abstention sont le signe du rejet d'un système politique qui ne garantit pas à la jeunesse une place dans la société.

La déception est d'autant plus grande que la jeunesse était une priorité du candidat Hollande. Durant la dernière campagne présidentielle, il déclarait :

"Est-ce que les jeunes vivront mieux en 2017 qu'en 2012 ? Je demande à être évalué sur ce seul engagement, sur cette seule vérité, sur cette seule promesse !"

Selon un sondage commandé en avril 2016 par l'Anacej à l'Ifop, 85 % des 18-25 ans estiment que cet engagement n'a pas été tenu. Les mesures effectivement prises par le gouvernement en faveur de la jeunesse (contrats d'avenir, de génération, développement de l'apprentissage, élargissement du service civique, etc.) demeurent peu connues et n'ont pas su créer un appel d'air suffisant pour enrayer le sentiment de déclassement qu'éprouvent nombre de jeunes vis-à-vis des générations qui les précèdent.

"Pour moi, la société ne prête pas assez attention aux jeunes, déplore Coline, alors que tout investissement en faveur de la jeunesse portera forcément des fruits ! Je trouve que, non seulement, la société ne nous fait pas de place, mais qu'en plus, elle ne nous prépare pas assez à celle que l'on s'apprête à prendre. Je rêve d'une société où l'on vivrait davantage ensemble, entre les différents milieux et les différentes générations, pour nous ôter cette peur de l'autre. C'est utopiste, et alors ? Quand on poursuit un objectif trop élevé, au moins, on avance !"

Défiance

La classe politique ne parvient pas à donner aux jeunes le sentiment qu'ils sont écoutés, pris en considération, bref, représentés. "En tant qu'étudiant, je me sens comme un oublié, comme un enfant à qui on dit : « Ça va passer... ». Je ne pense pas que le système actuel soit viable. Si ce n'est pas lors de cette élection présidentielle, dès la prochaine, il implosera", prédit Anthony, 21 ans, militant du Front national en licence professionnelle à l'IUT de l'université Lyon I.

Plus d'un jeune sur trois ne se reconnaît pas dans l'offre politique actuelle, jugée "en décalage". Dès lors, pourquoi se déplaceraient-ils aux urnes ? Alors que chez leurs aînés, voter est encore souvent considéré comme un devoir de citoyen, les électeurs les plus jeunes y voient un droit, que l'on peut ou non exercer, selon l'utilité que l'on y trouve. "Ce qui est très net chez cette génération-là, c'est son extrême défiance vis-à-vis de la politique représentative", constate Cécile Van de Velde. Face à un système politique qui ne leur semble ni transparent, ni éthique, ni représentatif, mais corrompu et tournant sur lui-même, les jeunes appellent de leurs vœux le renouvellement de la classe politique, et l'évolution des pratiques démocratiques : transparence, non-cumul des mandats, probité, participation. "J'ai le sentiment que tous les jours, on apprend qu'il y en a un qui a embauché son fils ou sa fille. Ils le font tous !", s'indigne Laure, qui se choisit donc de se tourner vers le FN. À l'autre bout de l'échiquier, la révolte de Coline lui fait écho :

"L'affaire Fillon, c'est le sommet ! Les Français devraient avoir davantage de respect pour eux-mêmes !"

Il n'est pas étonnant que les mouvements de contestation - tels Nuit debout, en France, et d'autres en Europe - appellent, entre autres, à un changement des règles du jeu politique et militent pour une VIe république.

De cette défiance, les uns déduisent que le plus constructif est de s'abstenir. L'abstention n'est pas, ici, synonyme d'indifférence, mais elle doit être envisagée comme un choix politique revendiqué, une sanction. Les autres se tournent vers la candidate qui manifeste le plus fort son côté antisystème, Marine Le Pen.

"J'ai commencé à m'intéresser à la politique lors de la précédente élection présidentielle, en 2012, l'année de mes 17 ans. Dès ce moment, Marine Le Pen a retenu mon attention et j'ai pris ma carte au Front national. Elle incarne tout ce que les autres n'incarnent pas. Elle parle comme nous parlons tous les jours, elle n'a jamais été au pouvoir, ni à la tête d'un ministère, elle a vraiment quelque chose à offrir", avance Anthony.

Même s'il augmente son influence dans tous les milieux, le Front national continue de glaner ses suffrages particulièrement chez les jeunes les moins diplômés et les moins favorisés socialement. Pour Cécile Van de Velde, ce n'est pas le discours xénophobe qui séduit les jeunes électeurs, majoritairement plus ouverts et plus tolérants que l'électorat classique du FN, mais la rhétorique populiste, sur le mode "de colère à colère, d'émotion à émotion". Mathias Thépot lit aussi dans ce rejet du système un fruit de l'histoire du pays :

"Les jeunes Grecs ou Portugais du même âge que moi sont très choqués par la montée du Front national en France. Pour eux, la démocratie et la paix ne sont pas structurelles. Leurs parents ont combattu pour les libertés fondamentales. Alors que les Français nés au début des années 1990 n'ont connu que la paix, tout comme leurs parents, et parfois même leurs grands-parents. Ils ne mesurent pas les risques."

"Ne rien lâcher"

Dans son livre Plus rien à faire, plus rien foutre, la vraie crise de la démocratie (Robert Laffont, 2017), Brice Teinturier, directeur général délégué de l'institut de sondage Ipsos, fait lui aussi le lien entre la difficulté d'insertion dans la société et la distanciation vis-à-vis du politique. Le "PRAFiste", pour "celui qui n'en a plus rien à faire", a perdu espoir en la politique et, selon le politologue, les moins de 35 ans seraient les plus touchés par ce phénomène. De fait, le sentiment que cette élection présidentielle, et donc leur vote, ne changera rien à leur situation et à celle de la société en général est l'une des principales raisons invoquées pour justifier le choix de s'abstenir.

Pour autant, d'autres observateurs se refuseraient à appliquer le néologisme de Brice Teinturier pour qualifier les jeunes, car ils soulignent au contraire "le très fort désir de démocratie" de cette génération. 55 % des jeunes déclarent d'ailleurs que "la politique est importante dans leur vie" (étude Anacej), et se disent plus "révoltés" que "résignés". Faut-il le rappeler, rarement une génération a été aussi éduquée. Et, renchérit Cécile Van de Velde, "cette génération porte en elle des valeurs ultra-démocratiques : autonomie, éthique, écologie, solidarité".

Elle rejette avec vigueur toute action politique qui nie aux citoyens la possibilité de s'exprimer, comme cela a été le cas lors de l'usage de l'article 49-3 de la constitution pour le passage en force de la loi travail en mai 2016. Mais son action politique, la jeunesse la joue surtout sur d'autres scènes. Nouveaux modes de consommation, participation aux débats publics, occupation de lieux, et - y compris à l'échelle internationale - pétitions en ligne et boycotts, la jeune génération choisit ou invente des modes d'engagement citoyen qui lui sont propres. Bref, si la façon de faire ne prend pas une forme classique (adhésion à un parti politique ou à un syndicat), le désir de peser sur la société est bien là. Et il constitue un acte politique.

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