En Ardèche, un vignoble aux accents bourguignons

En 2011, Olivier Leriche a pris le risque de quitter un confortable statut de directeur technique au sein du prestigieux domaine de l’Arlot, en Bourgogne, pour acquérir une vingtaine d’hectares de vignes en Ardèche du Sud et s’y installer avec son épouse et ses trois enfants. Outre un coup de foudre pour la région, c’est un fort désir de liberté, mais aussi la certitude de pouvoir y faire du très bon vin, qui ont motivé, à 40 ans, le couple à se lancer dans l’aventure.

Dans le film Les sous-doués passent le bac, l'acteur Michel Galabru, en commissaire de police mis à mal par des collégiens trublions, provoquait l'hilarité par sa menace de demander sa mutation en Ardèche ; ce qui équivalait à un défaitisme absolu, une forme de suicide professionnel. Voilà qui n'a pas du tout été le cas de Florence et Olivier Leriche. Privas et Saint-Marcel-d'Ardèche sont en effet devenus leurs points d'ancrage, alors que la famille, quittant sa Bourgogne, venait auparavant y passer des étés ensoleillés.

Sur les hauteurs de Privas, ils ont restauré une vieille bâtisse accessible au terme d'étroits lacets, où il est impossible de se croiser en voiture : la patience est une vertu nécessaire quand on fait du vin ! Ici, elle commence sur la route, avec une pointe de connivence courtoise, un savoir-vivre local, entre ceux qui montent et ceux qui descendent du hameau. La maison est encastrée dans le paysage typique de terrasses en pierres sèches, les fameuses accoles (en occitan) ou faïsses, et toutes les habitations sont posées ici presque à flanc de montagne. La demeure abrite en partie la mémoire tragique de la ville : en 1629, ce fief irréductible du protestantisme fut entièrement rasé par Louis XIII en personne, accompagné de Richelieu, marquant ainsi la volonté politique d'une royauté absolue. Et les habitants y ont parfois récupéré des pierres pour construire leurs maisons, comme en témoigne cette fenêtre d'église dans la maison du couple.

La paulée

Les chemins muletiers traçaient des itinéraires sécurisés vers la montagne et les Cévennes voisines. Permettant aux proscrits de parvenir parfois jusqu'en Suisse, terre de refuge de ces parpaillots, honnis par le roi et l'église catholique. Les Ardéchois, comme les Bretons ou les Irlandais, ont affermi leur identité dans l'adversité :

"C'est une région excentrée, qui a souffert. Ici, nous avons découvert l'importance du « consommer local », même si c'est plus cher, souligne Olivier Leriche. S'ils achètent un poulet, ils n'ont pas envie qu'il provienne ne serait-ce que de la Drôme !"

C'est aussi une région où la famille Leriche a été très bien accueillie. À les écouter, on imagine qu'ils célèbrent chaque saison avec jubilation, faisant corps avec les vignes qui arborent des couleurs et une lumière propres à chaque moment sous le ciel. Seuls les vignerons ritualisent ainsi le temps : ils fêtent la paulée, qui marque la fin des vendanges, puis en janvier la Saint-Vincent, juste à l'entrée du soleil dans le signe du verseau, qui semble marquer un moment décisif en cave. Et ces "rituels", qui célèbrent un temps précis dans la phase d'élaboration du vin, apportent une nourriture considérable au corps et à l'esprit, pacifiant les âmes inquiètes, replaçant l'être humain en douceur dans une action qui a du sens, par des gestes au bon moment et au bon endroit. En hiver, le vin se transmute dans les entrailles des contenants. En biodynamie, il le fait sans ajout aucun, juste avec ses propres levures : il se geste lui-même, rendant le mystère encore plus profond.

Stages

Olivier Leriche n'est pas issu du milieu viticole, mais son arbre généalogique révèle un aïeul proche dans le Beaujolais, comme la trace d'une intention, d'une énergie qui traverse les générations. Cet ingénieur des techniques agricoles, originaire de la région lyonnaise, a fait ses études à Bordeaux pour se former ensuite à Dijon en tant qu'œnologue. Il s'est pris de passion pour le vin, au cours de ses stages successifs dans ces deux régions viticoles de référence, et dans des domaines prestigieux :

"J'ai découvert la Bourgogne en passant ce diplôme, mais je savais que je ne trouverais pas de travail dans cette région ! Les prix du foncier sont prohibitifs. Les derniers à avoir acquis des domaines en Bourgogne sont François Pinault et Bernard Arnault. Certains vignerons deviennent riches d'un seul coup. Par contre, ceux qui veulent transmettre à leurs enfants éprouvent des difficultés."

Il passera cependant 13 années à la direction technique du domaine de l'Arlot, à Prémeaux-Prissey (Côte-d'Or), après y avoir été stagiaire. Une propriété idyllique pour le vigneron qui débutait, tant sur le plan de la beauté du lieu que de la conduite rapide du domaine en biodynamie. L'amitié entre Claude Bébéar, fondateur du groupe Axa, et Jean-Pierre de Smet, qui possédaient des parts égales, avait scellé son acquisition en 1987, et des moyens financiers importants permettaient l'expérimentation.

"Jean-Pierre défendait son bilan tous les ans, et comme le domaine ne perdait pas d'argent, ça se passait bien. Il possédait un caractère fort, mais pouvait faire ses entretiens d'embauche pieds nus !"

Biodynamie

Ce vinificateur perfectionniste a marqué Olivier Leriche, lui léguant ce savoir-faire, cette finesse que l'on trouve de façon extraordinaire dans les neuf cuvées du domaine des Accoles.

"Le mot biodynamie, je ne crois pas l'avoir entendu une seule fois pendant mes études. Ingénieur œnologue, c'est quand même très cartésien ! Jean-Pierre de Smet m'a appris à oublier ce que l'on m'a enseigné à l'école ! C'était un autodidacte, expert-comptable en Nouvelle-Calédonie, et c'est avec Jacques Seysse, au domaine Dujac lorsqu'il faisait les vendanges, qu'il avait découvert le vin. Puis Alain Graillot, à Crozes-Hermitage, lui a demandé de venir l'aider."

Olivier Leriche a fait des stages dans des domaines prestigieux du Bordelais, comme Cheval Blanc, à Saint-Émilion, où il est resté sept mois, toujours avide d'apprendre, tirant le meilleur de chaque expérience. Mais sentimentalement, c'est la Bourgogne qui s'est imposée : sans doute parce que les vignerons sont encore un peu des paysans. Ils ont su malgré tout préserver cette intelligence dans l'humilité et ce respect, postures non feintes, dans leur relation à la terre. Les plus grands, comme Aubert de Vilaine ou Dominique Lafon, sollicités dans le monde entier, demeurent profondément au service de ce patrimoine fabuleux. Au domaine de l'Arlot, le jeune stagiaire ne s'était pas senti infériorisé, mais partenaire reconnu et valorisé. Ensuite, en Ardèche, la biodynamie s'est imposée tout naturellement au domaine des Accoles.

Confiance

Dans le Bordelais, Olivier Leriche avait pu aussi constater à quel point la plupart des domaines viticoles ressemblent à des surfaces domestiquées au pied des châteaux : "Soit la vigne s'apparente à un champ : on pulvérise, on traite, on désherbe, on laboure après le désherbant. Et ça sent mauvais, il n'y a pas de vie, pas de vibration. Soit, on passe en biodynamie, et au bout de quelques années, on ressent le milieu vivant", souligne-t-il avec conviction.

Mais le changement de cap implique des risques financiers, un investissement à long terme et surtout, exige de se resituer différemment dans l'entité nature. Faire confiance à l'invisible, accompagner plutôt que contraindre, se brancher sur le ciel, les constellations, qui ont évidemment un impact reconnu depuis la nuit des temps, sur les cycles de la végétation ! Observer et comprendre l'incroyable cohérence des écosystèmes, bref ouvrir les yeux, se pencher, se sentir partie du tout. Mais surtout casser cet anthropocentrisme tout-puissant qui trouve sans cesse des justifications pour ne rien changer, ce fatalisme paresseux et de bon aloi qui est majoritaire dans le genre humain, comme aujourd'hui, lorsqu'il est constaté des disparitions inquiétantes et qu'il y a péril en la demeure. Voilà un travail presque intérieur que mènent en premier lieu les vignerons courageux qui s'y engagent.

À Saint-Marcel-d'Ardèche, la majorité des vignerons s'inscrit dans cette démarche de réflexion sur l'usage des produits phytosanitaires. Ils mutualisent leurs actions pour la prospection de la flavescence dorée, détectée récemment, par exemple. Cependant, ce sont à peine 8 % des domaines qui sont menés en bio dans le département.

"Avec Le Mas de Libian, nous avons acheté une machine à composter pour un travail commun. Si nous avons une panne de tracteur, on nous propose tout de suite de l'aide, remarque le vigneron, fils d'un éleveur de porcs de la région lyonnaise. Le monde du vin est un monde à part, avec de l'amitié, une communauté, et pas d'isolement, comme il peut y en avoir chez les éleveurs."

Florence Leriche, également ingénieur des techniques agricoles, mais dans la protection des plantes, a rejoint Olivier à l'Arlot. Passionnée de biologie et d'environnement, elle se destinait à la recherche, mais gère aujourd'hui le domaine au côté de son époux. Au départ, elle s'est occupée de l'intendance tout en apprenant "le métier", par des dégustations d'anthologie dans la belle propriété du 18e siècle qui s'étend sur trois hectares de parcs et jardins, se compose d'un labyrinthe de buis, d'un jardin romantique et de chambres d'hôtes. Mais quand Axa Millésimes a évolué, les Leriche sont partis :

"Les historiques ont pris leur retraite, le groupe a racheté les parts de Jean-Pierre de Smet, et sur tous les domaines acquis par la suite, Axa est devenue intégralement propriétaire, du foncier et des sociétés d'exploitation. À présent, la mentalité consiste, avant même d'évoquer les vins, à se demander comment faire le maximum d'argent", déplore le vigneron.

Vocable étrange

La particularité du domaine des Accoles est sa cuverie, installée à Privas dans une ancienne usine de moulinage, située à une heure du vignoble, exigeant une organisation drastique, comme le transport en camion frigorifique de la vendange. Mais elle est devenue trop petite et des acquisitions sont en vue, avec l'aide de la communauté de communes. Le tout jeune domaine s'est enrichi de quelques hectares confiés, mais pas vendus, par une vieille dame qui ne supportait pas de voir ses terres abandonnées : des vignes très anciennes, parfois de plus de 60 ans. Un potentiel extraordinaire, avec une douzaine de cépages rares, dont certains au vocable étrange : couston, auben, bourboulenc, cinsault, aramon, clairette blanche, grenache gris, pour ne citer qu'eux.

Un terroir argilo-calcaire pour ces neuf cuvées de rouge et de blanc. Pour les rouge, des vins puissants, élégants, aux tanins veloutés, mais aussi très fins, éthérés, pas du tout terriens, avec des notes intenses et légères à la fois, de fruits rouges et noirs, de violette, d'épices, une complexité aromatique envoûtante. Des vins longs en bouche, tous subtilement différents, complètement atypiques. Et de fait, ô étroitesse ridicule des critères d'appellation, ils sont souvent refusés à l'agrément - pas assez rustiques -, et se retrouvent donc classés en "vins de France". C'est un peu Rodin recalé à l'entrée des Beaux-Arts trois fois de suite !

"Nos vins sont pourtant sur les tables étoilées, et partout dans le monde, mais refusés à l'agrément", s'étonne à moitié Olivier Leriche.

Le domaine des Accoles n'est pas le seul à essuyer pareil refus : cela peut même représenter un gage de qualité. Le domaine est tout jeune encore, et les vins d'Ardèche ne se vendent pas comme les vins de Bourgogne, ni comme le gigondas ou le châteauneuf-du-pape, tout proches, d'où une belle énergie déployée pour se faire connaître bien au-delà des montagnes ardéchoises, car les deux vignerons savent communiquer. Ils ont dans leur génome un certain nombre d'expériences géographiques et un solide réseau d'acheteurs, construit au gré de leur passé bourguignon.

 

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