Musée des Tissus, ce joyau méconnu de la recherche

Au-delà de la riche collection qui le compose, le musée des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon occupe une place dominante, certainement moins connue comme tel, pour le milieu de la recherche. Aussi, l’établissement inspire les artistes du monde entier et constitue un formidable outil pour la création. Dès lors, comment ce joyau du patrimoine peut-il être menacé de fermeture ?

"Sauvetage" pour les uns, "nouvelle donne" pour les autres : la question du financement du musée des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon, et son éventuelle fermeture - un sacrifice "impensable" de l'avis général -, alimente depuis plus d'un an un véritable feuilleton.

Ces multiples rebondissements auront au moins eu "le mérite de faire bouger les lignes", estime Emmanuel Imberton, président de la chambre de commerce et d'industrie de Lyon Métropole Saint-Étienne Roanne, à qui appartient le musée mais qui n'a plus les moyens d'en assurer le fonctionnement :

"Il n'était pas acquis, il y a un an et demi, de faire comprendre qu'il s'agit d'une collection de grande valeur", rappelle-t-il.

400 demandes de consultations ciblées par an

Fondé en 1856 par les industriels de la soierie lyonnaise, ce fonds de 2,5 millions d'œuvres est un "réservoir unique au monde par sa richesse, sa variété chronologique et par la disponibilité de ses conservateurs successifs", considère Dominique Cardon, directrice de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l'histoire et de l'archéologie du textile et de la teinture.

Le musée des Tissus de Lyon n'est donc pas seulement une incroyable malle aux trésors du point de vue patrimonial. Il est également "un lieu où les chercheurs peuvent trouver un accueil compétent et efficace", souligne l'historienne. "C'est une malle aux trésors, renchérit Pascale Gorguet-Ballesteros, conservatrice du patrimoine au Palais Galliera, le musée de la mode de la Ville de Paris. Quel que soit le sujet sur lequel vous travaillez, vous trouvez toujours des documents, des ressources."

Musée des tissus

Crédits : Laurent Cerino/ADE

Ce sont près de 400 demandes de consultations ciblées que le musée honore chaque année, de la part de conservateurs ou d'universitaires, sans compter le grand nombre de requêtes plus prospectives formulées par des institutions préparant des expositions sur un thème spécifique, ou de la part de collectionneurs privés curieux d'approfondir la connaissance de leurs acquisitions.

Sis depuis 1945 dans deux hôtels particuliers attenants rue de la Charité, dans le 2e arrondissement de Lyon, le musée des Tissus abrite les pièces collectées évidemment, mais aussi un centre de documentation, doté d'une photothèque de 500 000 clichés et une bibliothèque spécialisée d'exception, riche de 70 000 références, ouverte au public sur rendez-vous. Manuscrits médiévaux, enluminés du 14e siècle, incunables, éditions rares de la Renaissance, ouvrages des 17e et 18e siècles côtoient ainsi les dossiers d'œuvres contemporaines. Ces derniers compilent l'histoire de l'objet, les échanges scientifiques existants à son sujet et les différents événements de son "existence", tels les prêts.

Salle de classe

Le musée des Tissus mène une politique dynamique en la matière : en moyenne, une trentaine d'œuvres circulent simultanément à travers le monde. Au-delà du rayonnement des arts textiles et du lieu de conservation originel de la pièce, cette mobilité soutenue est la garantie de la "bonne santé" des collections.

"Un prêt, ce n'est pas seulement montrer l'œuvre, c'est aussi lui faire réaliser toute la chaîne opératoire", explique Maximilien Durand, le directeur du musée des Tissus de Lyon.

Avant chaque sortie, elle est soumise à un constat d'état, une étude, une campagne de prise de vue et une restauration au besoin. L'atelier de la rue de la Charité est d'ailleurs le premier à avoir été fondé au sein d'un musée français, en 1985. Il emploie deux restauratrices et accueille régulièrement, pour des missions ponctuelles, d'autres spécialistes, notamment dans le domaine des arts décoratifs.

Musée des tissus

Crédits : Laurent Cerino/ADE

Cette concentration d'expertises fait logiquement du musée un centre d'enseignement actif, en lien direct avec l'Institut national du patrimoine, où sont formés conservateurs et restaurateurs, et le master patrimoine et musées de l'université Paris-Ouest Nanterre-La Défense. Médiation, régie des œuvres, conservation : une soixantaine d'étudiants de ces cursus transitent ici chaque année en stage. Maximilien Durand occupe par ailleurs les chaires d'archéologie paléochrétienne et des arts byzantins à l'École du Louvre.

L'institution a ainsi l'habitude de se transformer en salle de classe, où les collections deviennent le support de travaux dirigés. "J'ai pu organiser des séminaires et mener des encadrements de thèse dans les salles mêmes du musée, parfois en commun avec les stagiaires de l'atelier de restauration, raconte l'historienne Dominique Cardon. Ce sont autant d'occasions de rencontrer des collègues, d'entretenir les liens."

Analyse technique de pointe

La vocation pédagogique des lieux est également portée par le programme de formation continue que constituent les sessions techniques du Centre international d'étude des textiles anciens (Cieta), dont l'existence est intimement liée à la rue de la Charité. Ce réseau de chercheurs fondé en 1954 siège depuis sa création au musée, un "point de rencontre naturel" dans le sillage de la "Fabrique lyonnaise", estime Birgitt Borkopp-Restle, directrice de la chaire d'histoire des arts textiles de l'Institut d'histoire de l'art de l'université de Berne (Suisse) et présidente du Cieta.

Composé à l'origine de 25 personnes, il compte aujourd'hui 500 membres institutionnels, parmi lesquels de grands musées internationaux, mais il a conservé sa particularité : susciter des échanges  "très concrets" entre chercheurs, s'attacher en priorité à la "matérialité" des pièces et aux formes d' "innovation" dont elles témoignent, détaille Birgitt Borkopp-Restle. Un congrès réunit tous les deux ans cette communauté scientifique - le prochain aura lieu en 2017 au musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg, en Russie.

Les temps forts du Cieta demeurent les sessions de formation organisées au musée des Tissus de Lyon, ouvertes à une quinzaine de candidats... et dont la liste d'attente atteint cinq ans ! Le profil des "élèves" ? Des conservateurs de toutes nationalités, mais aussi des antiquaires, des restaurateurs, des universitaires et parfois quelques tisserands de maisons prestigieuses. Durant quatre semaines, reparties sur deux ans, ils planchent sur les conditions d'exécution, le type de tissage et de métier employé pour produire un matériau donné.

Crédits : Laurent Cerino/ADE

Cette analyse technique de pointe est favorisée par les partenariats liés par le musée avec des instituts de recherche, à l'instar du CNRS, dont des archéologues travaillent sur la question de la soierie lyonnaise ou du département d'analyse scientifique des musées nationaux d'Édimbourg, qui se penche tout particulièrement depuis 2013 sur les colorants textiles, de l'Antiquité au 18e siècle.

"Les innovations techniques dans l'univers textile ont souvent précédé des bouleversements dans le domaine de la mode au sens large, de l'habillement à l'ameublement", rappelle la conservatrice en chef à Galliera, Pascale Gorguet-Ballesteros.

Collaborations originales

Si l'excellence reste un impératif pour le musée des Tissus, la vulgarisation en est un autre :

"La recherche est notre colonne vertébrale. Mais ses résultats doivent être transmis en permanence et adaptés aux différents publics", souligne Maximilien Durand.

Ses équipes travaillent notamment à l'élaboration d'une base de données numérique accessible à tous en ligne ou proposent des conférences publiques mensuelles sur une œuvre inédite des collections. Cette activité constante et protéiforme aimante une autre population "en recherche" : les créateurs.

Musée des tissus

Crédits : Laurent Cerino/ADE

Lieu de flânerie ou de découverte, source d'inspiration, le musée a su initier des collaborations originales. Il a, par exemple, monté fin 2013 une exposition avec Hermès - dont un certain nombre de créations figurent déjà parmi les collections de l'institution - afin de retracer la genèse du fameux carré de soie emblématique de la marque de luxe. Pour l'occasion, Christine Henry, l'une des dessinatrices de la vénérable maison, a imaginé, à partir du fonds du musée, un motif pour une pièce baptisée "Fleurs et Papillons de Tissus".

"Les motifs floraux représentés sur les étoffes ont été le critère essentiel de sélection des tissus que j'ai retenus, explique Christine Henry. De l'Égypte copte à nos jours, les artistes qui ont réalisé ces tissus ont très souvent trouvé leur inspiration dans la nature et bien évidemment dans les fleurs. J'ai essayé de représenter ce lien invisible qui unit le travail de ces artistes que des siècles séparent parfois. À cet effet, j'ai choisi le symbole des papillons et de leurs ailes en éventail."

Vingt-huit cadres d'impression ont été nécessaires pour parvenir à transcrire la subtilité des coloris et la finesse du tracé.

"Inconcevable que la France puisse laisser disparaître le musée"

C'est là tout le challenge de ces compagnonnages éphémères : confronter un artiste à des contraintes technologiques qu'il ignore souvent, pour parvenir à les dépasser avec l'aide du fabricant. La plasticienne Ruth Gurvich en a fait l'expérience au travers d'une carte blanche proposée par le musée en 2012. Titrée "Rivages", l'exposition des œuvres de cette spécialiste de la céramique a finalement réuni des pièces d'argenterie, conçues avec l'atelier parisien d'orfèvrerie Richard, des papiers peints gaufrés élaborés au côté de l'atelier d'Offard de Tours et une étoffe tissée en collaboration avec la manufacture lyonnaise Prelle.

Guillaume Verzier

Crédits : Laurent Cerino/ADE

Cette dernière fait figure de "dinosaure" de l'industrie textile, aux dires mêmes de son PDG, Guillaume Verzier. L'entreprise familiale, spécialiste de l'ameublement, produit tissus et soieries depuis 1752, et ne s'est jamais diversifiée, à l'inverse de ses quelques concurrents. Sa niche : la reproduction de tissus anciens patrimoniaux ou destinés à la décoration privée. Son fonds d'archives est lui aussi unique, souvent complémentaire de ceux des musées des Tissus de Lyon et du Mobilier national, à Paris.

"La rencontre avec la maison Prelle a été passionnante, raconte Ruth Gurvich. Le travail d'ajustement pour passer d'une aquarelle à une carte à trous (l'équivalent de la "partition" d'un métier à tisser ancien, NDLR) a été assez long. Mais cet aspect arts appliqués de la création m'intéresse énormément et il y a eu des moments sublimes dans nos échanges."

Si la tenture a rejoint les collections de la rue de la Charité, Guillaume Verzier en conserve de son côté un échantillon : "C'est une prouesse technique, le résultat est spectaculaire, commente-t-il en le déployant. Il a fallu trouver un compromis : Ruth Gurvich voulait une certaine brillance. Or nous ne disposions que de quatre couleurs de fil. À nous de travailler le dessin pour donner l'impression d'en avoir davantage !" Ce projet d'une année a permis à l'artiste de "développer [sa] propre recherche, d'ouvrir des schémas dans [son] travail". L'artisan d'art a pu quant à lui porter un regard renouvelé sur son savoir-faire ancestral.

Ainsi, quelle que soit la nature des ressources que chacun y trouve, l'éventualité de la fermeture du musée des Tissus et des Arts décoratifs est unanimement vécue comme une "perte incroyable", se désole Birgitt Borkopp-Restle :

"Cela me semble inconcevable qu'un pays comme la France, tellement fier de ses œuvres d'art, puisse le laisser disparaître."

Crédits : Laurent Cerino/ADE

Un lieu "mythique", selon le terme de Pascale Gorguet-Ballesteros, qui reste intimement lié à l'histoire lyonnaise, tout comme le Cieta, dont personne ne se risque à évoquer un éventuel transfert. "Ce serait infiniment plus compliqué de travailler sans le musée, renchérit Guillaume Verzier. Et cela affaiblirait toute la filière : c'est grâce à l'héritage de l'expérience des fils fins que la région Auvergne Rhône-Alpes est leader du tissu technique." Une industrie qui représente aujourd'hui plusieurs milliers d'emplois.

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