Yves Bontaz, portrait d'un entrepreneur sans limites

Après avoir consacré sa vie à la réussite de son entreprise haut-savoyarde de décolletage, Bontaz Centre, Yves Bontaz s’est trouvé un nouveau terrain de jeu en investissant tous azimuts. Comme pour assouvir un besoin d’exister viscéral, depuis 2007 il se porte même candidat aux élections présidentielles. Tour à tour respecté, admiré, craint, raillé et blâmé, son pouvoir d’influence est tel qu’à 78 ans et toujours sans limites dans ses outrances, il endosse le rôle de "pater" de la vallée de l’Arve. Pour le meilleur, mais pas seulement. Un portrait réalisé en octobre 2016 que nous rediffusons suite au décès de l'entrepreneur ce vendredi 27 avril, à 79 ans.
A l'époque sponsor du club de football ETG FC, Yves Bontaz ne voulait pas se contenter d'être un actionnaire minoritaire.
A l'époque sponsor du club de football ETG FC, Yves Bontaz ne voulait pas se contenter d'être un actionnaire minoritaire. (Crédits : DR)

"Cet homme possède un fond exceptionnel, mais il n'a pas conscience du mal qu'il peut faire",  illustre un dirigeant d'entreprise, tenant à conserver l'anonymat. C'est qu'Yves Bontaz est aussi fortuné que puissant, direct et hyperactif sur les réseaux sociaux pour adresser des messages lapidaires à ceux qui lui déplaisent.

L'homme âgé de 78 ans n'est plus aux commandes quotidiennes de son entreprise Bontaz Centre (plus de 2 000 employés sur cinq continents pour un chiffre d'affaires de 250 millions d'euros) depuis plusieurs années, même s'il intervient encore, notamment lors de la création d'usines à l'étranger. "Je suis en train de passer le relais, mais c'est difficile", assure-t-il. Celui qui préside le conseil de surveillance a laissé la présidence du directoire à un fidèle et collaborateur de longue date, Daniel Anghelone.

En famille

Pour comprendre le fossé entre une réussite incomparable dans l'industrie du décolletage et les difficultés à se faire accepter dans d'autres milieux, il faut revenir aux origines d'Yves Bontaz. Ce fils d'ouvrier du décolletage, installé à Marnaz, dans la vallée de l'Arve (Haute-Savoie), étudie à l'École nationale d'horlogerie (ENH) de Cluses, dont il sort major de promotion en 1957. Le décolletage est alors en pleine expansion.

Après avoir été les sous-traitants des horlogers suisses depuis deux siècles, les paysans de la vallée sont très sollicités par les industriels, notamment de l'automobile, dont les commandes sont dopées par l'essor économique des Trente Glorieuses. À cette époque, tout le monde se met à son compte, en installant des machines chez soi. "À Marnaz, il n'y avait plus de boucher, plus aucun commerçant ! Tout le monde s'était mis au décolletage", se souvient Yves Bontaz. Lui-même achète sa première machine en 1963, payée grâce à la vente du cheval de son père. "C'était la première fois que je le voyais pleurer", évoque-t-il, rappelant encore cet acte de générosité dont il avait fait preuve. "Chaque fois que j'achetais une nouvelle machine, il m'engueulait. Mais il prenait aussitôt son vélo pour l'annoncer à tout le village !"

Comme ses homologues entrepreneurs en décolletage, Yves Bontaz met sa famille à la tâche et emploie son frère et son oncle. Son épouse Marcelle le rejoint dans l'entreprise pour assurer la partie administrative. Plus tard, il fera entrer son fils Christophe et sa fille Béatrice. "Je ne me suis pas senti obligé, mais incité", précise Christophe Bontaz. Quant à son frère jumeau Florent, il crée sa propre entreprise, toujours dans le décolletage, Léman Industrie.

Audace gagnante

Dans le décolletage, la vie de famille passe après l'entreprise. "Il a écourté son voyage de noces pour s'occuper d'un problème sur une pièce", se rappelle son fils. Dès ses débuts entrepreneuriaux, Yves Bontaz confirme ses talents de technicien, développés à l'ENH, auxquels s'ajoutent un excellent sens du commerce et une créativité hors norme. Par-dessus tout, Yves Bontaz fait preuve d'audace. Alors qu'un acheteur de Peugeot lui confie ne pas trouver de fabricant de sous-ensemble de pièces au complet, l'industriel saute sur l'occasion. Et résout le problème. Bontaz Centre se spécialise alors dans la fabrication de gicleurs, puis d'électrovannes, et devient équipementier de premier rang pour les constructeurs automobiles, vendant ainsi des produits à plus forte valeur ajoutée que les décolleteurs traditionnels, davantage exposés à la concurrence internationale. "Il a sauvé sa marge en supprimant les intermédiaires", analyse Christophe Bontaz, qui loue la créativité "exceptionnelle" de son père.

"Je n'ai pas fait comme tous les décolleteurs dont les productions peuvent être photocopiées (sic) n'importe où dans le monde", se targue Yves Bontaz.

À la fin des années 1980, il emploie 100 personnes à Marnaz. En Europe centrale, le Rideau de fer tombe, et dans le monde entier, la sous-traitance s'internationalise à grande vitesse à l'heure où le terme mondialisation entre dans les conversations.

La réussite en AX

Le chef d'entreprise crée sa première usine étrangère en République Tchèque au début des années 1990. Cette implantation fixera sa stratégie d'internationalisation dans les pays suivants (Tunisie, Maroc, Chine, etc.). Il profite d'un coût du travail bien moins élevé qu'en France, qui lui permet de vendre ses sous-ensembles à bon prix, tout en se rapprochant des usines d'assemblage de constructeurs automobiles attirés par les immenses marchés chinois et indien. Comme pour ses pièces, il aime s'investir dans la création des sites industriels. Son pragmatisme fait merveille. À cette époque, l'homme préfère encore la discrétion à la lumière, et arrive à son usine de Marnaz au volant de sa Citroën AX.

Yves Bontaz

Yves Bontaz, toujours avec ses lunettes blanches et t-shirt colorés. (Crédits : Didier Bert)

En 2006, le film Ma Mondialisation, du réalisateur Gilles Perret, suit Yves Bontaz dans ses usines de Tchéquie et de Chine, afin de montrer le côté humain de la mondialisation, tant du côté du chef d'entreprise que de ses employés. Yves Bontaz, lunettes blanches et tee-shirts colorés, y découvre les conditions de vie de ses employés chinois - payés 80 euros par mois -, et s'en désole. Il arrive aussi à résoudre un problème technique en quelques minutes dans cette même usine, alors que des experts s'étaient réunis pour tenter d'apporter des solutions.

Mais malgré tous ses talents professionnels, le patron de Bontaz Centre possède une lacune : le management.

"La gestion d'équipe, ce n'est pas sur ce point qu'il excelle, acquiesce sans langue de bois Christophe Bontaz. Son management est celui des années 1970, quand le patron commandait et que ses employés exécutaient."

Management paternaliste

Yves Bontaz use d'un management paternaliste, comme la plupart de cette génération d'entrepreneurs de la vallée de l'Arve. "Il faut comprendre que ces patrons avaient en permanence le nez dans le guidon de leur entreprise", explique Gilles Perret, proche de Christophe Bontaz. Pour ces techniciens hors pair, le management se résume à l'autorité patronale : bienveillante quand il s'agit d'aider un employé en mauvaise posture dans sa vie personnelle et ravageuse lorsque le dirigeant se voit contester une décision de gestion.

En témoigne l'épisode de la flambée du franc suisse. En janvier 2015, la Banque nationale suisse abandonne le cours plafond du franc. Les travailleurs frontaliers français de Mécalp Technology, une filiale de Bontaz Centre, implantée à Meyrin (Suisse), voient les 15 % de hausse brutale du franc suisse se transformer en augmentation immédiate de leur pouvoir d'achat. Pour l'entreprise, cette flambée signifie surtout une perte de compétitivité à l'export. Yves Bontaz décrète alors une baisse des salaires de 5 % et la hausse du nombre d'heures travaillées. Trois employés se plaignent à l'Unia, le principal syndicat suisse. Yves Bontaz les licencie sur le champ. Convoqué devant la Chambre des relations collectives du travail (CRCT), dont le rôle est de maintenir la paix au travail en usant de concertation, Yves Bontaz ne se présente pas et envoie un fiduciaire à sa place. "À la CRCT, ils n'avaient jamais vu cela !" s'exclame Ibrahim Diallo, le secrétaire syndical en charge de l'industrie à l'Unia. Devant les caméras de la Télévision suisse romande (TSR), Yves Bontaz explique tout bonnement qu'il a licencié les trois salariés "parce qu'ils ont voulu faire valoir leur côté gauchiste".

La syndicalisation heurte Yves Bontaz. Pour lui, son entreprise est sa famille. Son entourage vit de son entreprise. Sa culture et son parcours lui font incarner simultanément la posture du père de famille et celle du chef d'entreprise. Dans la vallée de l'Arve, cette génération d'entrepreneurs aspirait à régir la vie de leurs employés, y compris en dehors du lieu de travail. "Les patrons sont aussi élus municipaux, et ils tolèrent mal que des employés se présentent aux élections", pointe Gilles Perret.

La vie sans intermédiaires

Dans ce management singulier, l'autorité patronale doit s'imposer, légitimée par la réussite entrepreneuriale de son détenteur. "C'est quelque chose de très dogmatique, observe Pierre Solvas, secrétaire départemental de la CGT de la Haute-Savoie. Ils sont propriétaires des moyens de production et à ce titre, ils considèrent leurs employés comme étant à leur absolu service."

Dans le cas d'Yves Bontaz, il a réussi en supprimant les intermédiaires industriels, en l'occurrence les syndicats gêneurs. Quant aux politiques, ce n'est guère mieux. Libéral, Yves Bontaz ne se dit proche d'aucun responsable politique et n'hésite pas à les interpeller publiquement sur les réseaux sociaux. La députée Les Républicains Sophie Dion le décrit comme "un chef d'entreprise emblématique de nos vallées, qui a obtenu une réussite exceptionnelle tout seul"." Mais cela fait longtemps que nous ne croyons plus à Superman", nuance Christophe Bontaz, rappelant que l'entreprise est désormais pilotée par une équipe de direction et un encadrement à qui revient une grande partie du mérite du développement de la dernière décennie.

Actif sur les réseaux sociaux, il n'hésite pas à écrire ce qui lui déplaît.  

Aux yeux de l'élue de la République, Yves Bontaz incarne les valeurs du travail et de la liberté d'entreprendre. "Il est sur les mêmes lignes que Les Républicains", assure-t-elle, tandis que l'intéressé réfute toute appartenance politique. L'entrepreneur se dit déçu de la présidence de Nicolas Sarkozy, dont il attendait beaucoup plus en termes de diminution de charges sociales et d'imposition. Celui qui aime désormais se mettre en avant se désole de "l'apparat" dont l'ancien président usait selon lui. Et quand un politicien de la vallée proclame son soutien à l'ancien chef de l'État pour les prochaines échéances électorales, Yves Bontaz ne se prive pas de le tancer publiquement.

Candidat à la présidence

Des raisons qui le conduisent, en 2007 et 2012, à présenter sa candidature aux élections présidentielles et à se porter de nouveau candidat pour celles de 2017.

"Le tournage du documentaire Ma Mondialisation en 2006 a été un tournant pour lui, analyse Christophe Bontaz. Élément principal du film, il s'est vu en acteur un peu trop célèbre. Cela a aussi coïncidé avec l'arrivée des réseaux sociaux."

Yves Bontaz ne parviendra pas à réunir les 500 signatures d'élus nécessaires, mais il en profite pour faire passer ses messages. "La France n'aime pas les entrepreneurs. Nous sommes trop imposés et nous sommes considérés comme des voleurs", résume-t-il.

"Il a toujours été frustré du manque de reconnaissance des instances politiques envers les patrons et les artisans, explique son fils. Dès qu'il s'est mis à gagner de l'argent, et à subir un contrôle fiscal chaque année, il a vu la création de valeur ajoutée à l'étranger comme une revanche prise sur ce manque de considération."

"Il veut être utile, observe Guy Métral, le président de la chambre de commerce et d'industrie de la Haute-Savoie, lui-même ancien de l'ENH de Cluses. Son credo économique se base sur le fonctionnement d'une entreprise qu'il aimerait pouvoir dupliquer au niveau de l'État." Il fait donc passer aussi ses idées dans des livres aux titres explicites qu'il écrit et auto-édite : Adieu François, l'entrepreneur s'en va ou La fuite discrète des employeurs de France. Au-delà des idées libérales qu'il prône, Yves Bontaz y mêle les citations de Gérard Depardieu et des chiffres le plus souvent sans sources ni références. "Il ne pourra jamais être un homme politique, croit son fils. En politique, il ne suffit pas de décider pour que les gens vous suivent." En 2012, il menace : si François Hollande est élu, il ne construira pas son usine à Marnaz, mais dans le Maghreb. L'élection jouée, Bontaz tient sa promesse : l'usine ne sera pas bâtie en Haute-Savoie. "Du pipeau, assure une personne au fait du dossier. Tous les plans de l'usine marocaine étaient déjà prêts !"

Diversification sous contrôle

À l'orée du nouveau siècle, et dans une envie continue d'exister, Yves Bontaz commence à s'intéresser à de nouveaux domaines d'activité. Celui qui apprécie les bons repas entre amis ouvre des restaurants - "pour me faire plaisir et faire plaisir aux gens du coin". Suivent un bowling et un centre nautique dans son village d'origine. Ces activités annexes ne cessent de se diversifier, avec une préférence marquée pour les activités liées aux divertissements et aux sorties. "Il se paie des danseuses", illustre un chef d'entreprise. C'est à cette époque qu'il devient sponsor principal du club professionnel d'Évian-Thonon-Gaillard FC, à la demande de son ami d'enfance Jo Dupraz, le père de l'entraîneur Pascal Dupraz. Il émet la volonté de prendre la majorité des actions du club, comme il souhaitera, plus tard, devenir actionnaire majoritaire de la chaîne de télévision locale 8 Mont Blanc. Néanmoins, à chaque fois, il se heurte au refus des actionnaires.

Yves Bontaz a toujours détenu la majorité, sinon la totalité des actions, quoi qu'il fasse. Julian Dupraz, ancien directeur des services de l'ETG, témoigne du caractère entier et pragmatique du Savoyard. "Quand il dit oui à du sponsoring, le lendemain, il paie."

Mais le sponsoring du club n'aura duré qu'un temps. Yves Bontaz ne veut pas se contenter d'être actionnaire minoritaire. "Il a un avis sur tout, poursuit Julian Dupraz. Il voulait presque entraîner ! Je n'en ai pas croisé deux comme lui." Demeurer en minorité, ce serait transiger, et pour lui, transiger c'est "affreux", s'exclame son fils. "Avec l'ETG, cela a été un pugilat abominable durant deux ans ! Il fallait faire comme il pensait", relate-t-il, soulignant néanmoins que ce que son père préconisait en 2013 était précurseur de la tentative désespérée du président de l'ETG, Esfandiar Bakhtiar, en proposant les clés du club à Yves Bontaz dans les semaines qui ont précédé la rétrogradation administrative du club en CFA par la Direction nationale de contrôle de gestion (DNCG) du football français.

Lire aussi : ETG Football Club : la faillite emporte environ 50 emplois

Au début du mois de juillet, Yves Bontaz était prêt à investir huit millions d'euros pour sauver le club. Une initiative trop tardive et incertaine quant au sort de l'établissement, estimeront les membres de la DNCG. "À l'ETG, j'aurais appliqué ma méthodologie", précise-t-il.

Ne pas s'ennuyer

Avec 8 Mont Blanc, Yves Bontaz a été encore plus radical. Se voyant refuser le contrôle de la chaîne, l'homme d'affaires a racheté Radio Mont Blanc au printemps et a entrepris de lancer sa propre télévision - dans un premier temps sur le web. Quand certains l'accusent de vouloir faire de ce futur groupe de médias son porte-voix, lui assure qu'il souhaite promouvoir l'information locale en Haute-Savoie, se réjouissant d'avance d'une prochaine collaboration avec le présentateur Jacques Legros, "le meilleur présentateur de journal télévisé de la télévision française". "Il aime être dans la lumière, brasser des affaires, et ne veut surtout pas s'ennuyer dans sa retraite", explique, cash, Christophe Bontaz.

Et lorsqu'il est dans la lumière, les lunettes blanches du père entrepreneur ressortent comme pour masquer son regard d'enfant derrière ses montures voyantes. Un regard qui peut aussi rappeler ses actions bienfaitrices en faveur d'une école à Madagascar, d'un centre pour enfants autistes, ou du centre de formation de football à Marnaz. Un regard d'enfant qui, conjugué à ses talents de technicien, à l'audace de l'entrepreneur et à la bienveillance du père, aura conduit ce fils d'ouvrier à être autant respecté et craint de la vallée de l'Arve jusqu'en Chine.

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