David Décamp, l’intranquille

Dans son antre de création, véritable cabinet de curiosités, David Décamp porte un regard d’apocalypse sur le monde contemporain, et construit une œuvre de patience, pièce par pièce, lentement. Autodidacte, le sculpteur plasticien lyonnais donne toute sa place au geste, précis, attentif et méticuleux, et au matériau. Son œuvre interroge l’homme, la nature et leurs rapports, comme la fin d’une connivence, la dévastation de l’un par l’autre. La mort en beauté.

C'est un modeste entresol dans le quartier d'Ainay à Lyon, à deux pas de la basilique. Une adresse qui n'existe pas vraiment, prise qu'elle est entre deux numérotations. « Une cabane », dit son propriétaire. « Un antre », pense le visiteur en pénétrant dans une cavité longue et étroite. En termes d'anatomie, l'antre ne désigne-t-il pas certaines cavités des os ? N'anticipons pas.

Il y a du cabinet de curiosités en ce lieu. Un désordre d'artiste - maquettes, projets, œuvres stockées, matériaux en attente, etc. - y côtoie d'hétéroclites objets, dont ces planches naturalistes où sont épinglées quelques espèces animales ou végétales. Aux murs, dans des casiers, sur des étagères encore, des vies figées, des morts mises en scène, des outils. De quoi séduire d'emblée l'amoureux du bizarre comme le las de l'aseptisé.

Dans cet atelier-habitation à deux niveaux, l'espace est compté, le confort plus que rudimentaire. Lumière du jour obturée pour conserver un rien d'intimité malgré le plain-pied avec la rue ; lumière artificielle obligatoire à l'étage pour éclairer le bureau-bibliothèque-cuisine-atelier. « Je dois avoir le soleil direct trois fois par an », plaisante notre hôte. Mais son goût des choses simples le fait se plaire dans cette rusticité. Il la revendique même, évocatrice qu'elle est, pour lui, de son Jura d'origine.

L'atelier de David Décamp, scultpeur

L'établi avec ses gouges, rifloirs, racloirs, vrilles, forets, son serre-joint...et le goût de la main qui s'en dégage, c'est celui d'un artisan. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

La vocation

Dans cette manière de cocon jurassien qu'au cœur de Lyon, dans le silence basilical d'un quartier paisible, il s'est recréé, David Décamp, l'homme intranquille, trouve l'essentiel : l'inconfort matériel nécessaire à sa création et à sa réflexion. Comment ne pas penser à Giacometti, lequel souhaitait pour son atelier le plus grand inconfort afin de ne pas avoir l'esprit amolli ou détourné de son objectif : dessiner, sculpter ?

La sculpture - le dessin dans une mesure moindre -, c'est aussi le domaine de David Décamp. Pour être juste, l'art n'a pas été le but premier de notre homme. Pourtant il baigne dedans depuis ses origines. Un grand-père paternel sculpteur et qui expose au Salon, une mère qui peint et qui lui donne des cours de nature morte, une sœur qui fréquente les Beaux-Arts. Mais son père le voulant garde forestier, gentil garçon, l'adolescent passe son CAP de bûcheron. Puis se spécialise comme élagueur. La forêt, le grand air, la solitude, les vertus rustiques déjà, il aime tout cela.

Un jour de 1993, c'est l'accident. Il a 23 ans et un arbre, en s'abattant, lui brise tibia et péroné de la jambe gauche. On ne dira jamais assez combien la maladie et l'inactivité forcée qu'elle entraîne parfois sont source de vocation artistique. Sans elles, pas de Matisse. Ni de David Décamp.

La résilience

Double fracture, infection osseuse, amputation. Cinq ans à fréquenter les hôpitaux, à se sentir, dit-il, « loin de son corps ». À tâtonner pour trouver la bonne prothèse. Enfin, celle qui sera supportable. Ce garçon auquel la vie fait violence, et qui n'oubliera jamais combien elle peut être fragile, basculer d'un instant à l'autre, trouve refuge dans l'art.

Jusqu'en 2002, la taille directe de la pierre concentre tout son intérêt d'autodidacte, comme l'était son grand-père André. Des pièces, qui aujourd'hui sommeillent tranquillement dans l'atelier, l'attestent. L'une, un visage de femme, touchante dans son absence de technicité ; une autre, en pierre dorée des Monts d'or - il aime à travailler « local », comme il dit - représentant une mère à l'enfant, masse aux allures primitives beaucoup mieux maîtrisée. Une autre encore, plus tardive et plus aboutie.

L'humour noir « hara-kiriesque »

C'est d'ailleurs parce qu'il ressent l'impression d'arriver au bout de cette technique qu'il arrête.

« L'important, c'est de chercher, pas de trouver, dit-il. Chercher, c'est une manière de se transcender. »

Pour l'heure, ce qu'il cherche, ce sont d'autres médiums, d'autres matériaux. En fait, après ces années d'apprentissage dans une voie classique, il en appelle à une approche plus contemporaine de l'art. Il découvre le moulage, aborde l'installation. Rencontre le plomb en 2005. Renoue avec le bois. Au plaisir sensuel de la matière, sui generis chez lui, s'ajoute alors une réflexion plus intellectuelle, plus conceptuelle.

David Décamp, sculpteur

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Depuis, comme on creuse un sillon, David Décamp construit son œuvre. Pièce par pièce, lentement. Une œuvre en progrès qui donne l'impression d'être comme une installation perpétuelle. Plus que chez d'autres artistes, si chacune de ses pièces s'apprécie isolément, scénographiées ensemble dans un même espace, comme cela arrive dans certaines expositions, elles s'avèrent « fonctionner » particulièrement bien. Métaphoriques en diable, évocatrices immédiatement, tissant entre elles de forts liens narratifs, elles inventent un composite et crépusculaire univers, à l'humour noir « hara-kiriesque », au pouvoir imaginaire très prégnant et poétique.

L'éloge de la main

À rebours de l'artiste dit contemporain qui, tout à ses concepts, délègue (trop) souvent les finitions, quand ce n'est pas l'exécution de l'œuvre elle-même, David Décamp a le goût de la main. Un goût qu'il tiendrait de son aïeul André Décamp. Un goût tout à fait démodé.

« L'art de la main n'intéresse plus grand monde », constate simplement l'artiste qui, lui,  indécrottable artisan, a besoin du faire, besoin de fabriquer.

De se confronter au bois qu'il évide, polit, au plomb qu'il découpe en lanières, aux peausseries qu'il travaille, à l'os qu'il sculpte ou sertit comme un orfèvre. C'est alors toute une relation du corps à l'œuvre qui se noue dans ses gestes précis, attentifs, méticuleux, répétitifs. Un dialogue, une proximité qui vous mettent dans la chair des choses. C'est aussi une lenteur obligée. « Gainer un arbre, ce n'est pas simple. » On le croit aisément. Faire que le plomb recouvre comme une seconde peau la bûche, l'épouse en ses moindres aspérités, y redessiner nervures et nœuds. Aller jusqu'à fabriquer, s'il le faut, l'outil nécessaire à ce travail.

La témérité

Tout produire de ses mains. Au point de sentir l'artiste, presque gêné, à l'évocation d'une pièce en cours*, laquelle, outre des troncs fabriqués, moulés et teints maison, et des feuilles de platanes séchées, inclura de petits oiseaux dénichés chez un antiquaire, charmants presse papiers en bronze dont la fabrication - toujours possible - l'eût tout de même pénalisé en temps et en argent. S'il n'hésite pas à se mettre financièrement en péril pour réaliser une œuvre, l'enjeu a des limites. La témérité n'est pas l'inconscience.

Reste que ne pas plaindre sa peine, ne pas compter son temps, est son credo. Faire en tout cas ce que doit pour aboutir à un travail bien fait. « La facture », en voilà un beau mot. Et le résultat est là : beau, lui aussi. Comme ces bûches, billots ou troncs, figés pour l'éternité dans leur sensuel habit de mort, doux à l'œil comme du satin gris.

Pas d'ennui

Des amphibiens crucifiés, Bambi « machinalisé », un Christ agitateur, des chats et des mulots momifiés, un survivant des abysses, des forêts désenchantées, des faux écorchés, de vraies beautés. Pas de religieux, mais du sacré dans ces objets qui évoquent parfois des amulettes, des fétiches, des reliques. Entre rituels mystérieux et pratiques pas très catholiques, ça grince, ça ricane, ça souffre, ça rêve peut-être. Pas d'ennui dans le petit monde de David Décamp.

Sans réduire cette œuvre au biographique, les matériaux utilisés et/ou les thématiques développées par l'artiste dans ses sculptures et installations sont en lien direct avec son histoire : la récurrence de l'os, celle du plomb (en référence à ses multiples séances de radiologie), celle de l'arbre par qui tout est advenu, celle du papier ou du carton qui renvoie à l'arbre, celle de la peau. L'appareillage, la mutilation, l'hybride, la figure christique de celui qui a souffert dans sa chair.

Les sculptures de l'artiste David Décamp

Un travail à la confluence de l'intime et de l'ancrage dans son époque, ce projet sur l'Homme amélioré dont l'artiste caresse l'idée : dans l'atelier, des mains articulées, des yeux de verres... (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Mais au-delà du trauma intime, ainsi mis en même temps à contribution et à distance, le travail de David Décamp retient par la réflexion qui le porte et qui l'ouvre à l'universel. Ces natures mortes qu'il compose sont des métaphores de l'état du monde. Et Dieu qu'il va mal le monde, aux yeux - lucides - de l'artiste.

Il s'agit pour lui de « montrer la nature en train de crever. Car elle crève. Et de notre fait ».

Frontal et direct, David Décamp, comme son travail.

De l'intime au politique

La disparition de la biodiversité, la mise à mal de la planète et de ceux qui l'habitent, humains compris, par l'homme dévorateur.

« Je plombe ce que l'humain plombe », résume-t-il.

Ses interrogations résonnent un peu comme des verdicts sans appel quant à notre devenir commun : tous condamnés.

« Je me sens proche de l'art brut », souligne l'artiste. L'appel du primitif, sans doute, et l'attachement au faire que l'on perçoit en effet dans son œuvre. À l'évocation du travail de David Décamp, un nom vient à l'esprit : celui de Guiseppe Penone. Chez tous deux, l'interrogation sur l'homme et la nature, le primitivisme des formes et des gestes créateurs, une simplicité et une rusticité transcendée par la recherche du beau, l'esprit de l'arbre, bien sûr, l'un recherchant l'arbre dans la planche, l'autre le sculptant dans le carton. La peau, l'empreinte tactile, des sujets partagés, là aussi.

Mais alors que chez Penone, nature humaine et règne végétal dialoguent encore dans une beauté qu'on dira sereine, chez David Décamp, c'est la fin de la connivence. L'annonce d'un effondrement. La dévastation de l'un par l'autre. D'où ces œuvres d'une poésie sombre et sardonique, sorte de recollement de tout ce qui, aujourd'hui, disparaît ou s'apprête à le faire, et inspirées à l'artiste, par une époque violente et autodestructrice.

* Exposition A bord perdu, du 2 juin au 31 juillet, Galerie Françoise Besson, Lyon

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