Robert Michel et Guillaume Gilles, les compagnons du cornas

Vigneron de référence en matière de cornas, Robert Michel est aussi un véritable pédagogue. Avec patience et bienveillance, il a instruit nombre d'apprentis vignerons, en leur donnant le goût du beau et du bon dans une vraie relation de respect mutuel. Certains sont devenus des références à Cornas en Ardèche. L'un des apprentis à qui il a transmis une partie de son patrimoine, Guillaume Gilles, est engagé sur cette voie. L'esprit du compagnonnage semble être réveillé dans ce petit coin discret de la vallée du Rhône, où chacun des vignerons de l'appellation propose un vin d'auteur.
Le cornas, dont l'étymologie signifierait « terre brûlée », est un vin qui ne triche pas. C'est autour de ce vin que s'est noué une relation fidèle entre les deux vingerons.

A Cornas, que Valence grignote, c'est la vigne qui stoppe l'avancée d'une urbanisation laide et sans âme. Pourtant, si le regard grimpe un peu dans l'espace et dans le temps, la vision change. Un paysage de murets, les « chaillées », construits à main d'homme, exposés plein sud et qui prennent parfois la forme d'une proue de bateau. Des canalisations, véritables ouvrages d'art surplombant le Rhône.

Pour certaines parcelles, des terrasses, qui dateraient de l'époque romaine, si abruptes que toute mécanisation semble proscrite. Des vignerons bâtisseurs, contemporains de Joseph Michel - père de Robert -, tel Auguste Clape qui n'hésitait pas à traverser l'Atlantique dans les années 1930 pour vendre ses bouteilles aux États-Unis.

Ici, le cornas, avec la syrah, naît dans des amphithéâtres végétaux protégés des vents froids, un décor somptueux.

La plus petite des appellations des côtes du Rhône

Il s'étend sur une toute petite surface : un peu plus de 130 hectares, faisant d'elle la plus petite des appellations des côtes du Rhône. Ce vin mystérieux, un peu sorcier, possède une identité complexe. Ce sont les Anglais qu'il a séduits en premier et qui ont financièrement aidé certains vignerons de l'appellation que les banques d'ici, refusaient de suivre, comme Thierry Allemand.

Longtemps parent pauvre des appellations de la région, comme l'hermitage solidement investi par de grosses maisons telles Chapoutier, Jaboulet ou Delas, le cornas est à présent aux mains d'une poignée de vignerons, dont la plupart ont pris les choses à cœur.

Chacun fait le sien, sans aucune uniformité. Robert Michel a commencé à planter en 1985. Puis, dans les années 1990, il a tenté de vendre son vin : « Lorsque je faisais mes premiers salons, les gens me disaient : « Où est-ce ? », « C'est quoi ? ». Il était plus facile de trouver une bouteille de cornas à Londres qu'à Paris », se rappelle-t-il.

Dégustation de « vieilles cartouches »

Le monde viticole du Sud-Est évoque volontiers ce vigneron de 70 printemps, mémoire vivante de l'appellation. On reconnaît volontiers sa disponibilité, sa gentillesse, son humilité, quand il partage avec ceux qui veulent faire un bout de chemin avec lui. C'est comme s'il parcourait un vieux grimoire enrichi de plus de 50 années de travail et d'expérience.

À Cornas, il habite rue de l'Équerre. Les ruelles tortueuses qui mènent à sa maison, cachée derrière le grand portail en bois, révèle un lieu de partage et de réel plaisir. Si vous lui êtes sympathique, il vous offrira de déguster quelques-unes de ses « vieilles cartouches » d'anthologie, qu'il a pris soin de carafer, comme ce millésime 1988, qui a l'âge de sa fille ! Il trinquera volontiers à la paix du monde et au bonheur de vivre, ici et maintenant.

Cornas

Le cornas, dont l'étymologie signifierait « terre brûlée », est un vin qui ne triche pas et séduit sans outrage : charpenté, puissant et tendu. Bien équilibré selon les millésimes, c'est un vin de très longue garde - il est d'ailleurs le côte du Rhône Nord qui vieillit le mieux. Ce vin presque noir, qui naît sur des granits, développe en vieillissant une belle couleur ambrée, des arômes de fruits noirs, de réglisse, de graphite et de suie. Mais surtout, ce vin très structuré, avec des tanins serrés, révèle souvent une finesse inattendue.

Avant la naissance des appellations, il était courant de dire que le cornas filait discrètement vers Bordeaux pour donner du corps à certains vins trop légers : « On « cornassisait » les vins de bordeaux comme on  "hermitageait" les bourgognes ! », explique Robert Michel. Certaines années, on dit, par ailleurs, que le cornas pinote, évoquant le délicat et exquis gevrey-chambertin, la distance géographique et le cépage paraissant mystérieusement abolis. Le millésime 1986 de Robert Michel en est un exemple éclatant : « Il était temps que je m'arrête, dit-il avec malice, je commençais à savoir travailler ! »

Des années noires

Il fut un temps où les gens d'ici ne roulaient pas trop sur l'or. Ils cédaient leur vin au négoce pour une misère et pratiquaient aussi la polyculture : abricots, cerises, etc. Joseph Michel, a donc été avec Louis Voge, Auguste Clape et quelques autres, à la source d'une renaissance de l'appellation qui avait périclité à la fin des années 1950, quand les hommes délaissaient ces vignes peu rentables, pour aller s'embaucher dans les usines de Valence :

« Mon père a su me transmettre une curiosité parfaite : il était toujours à la pointe du progrès. Tout le monde se moquait de lui quand il se baladait dans ses vignes. Il sélectionnait les meilleures, et ainsi, il s'en tirait mieux les années piètres ! Il m'a toujours dit de faire le vin que j'aimais et de fait, je n'ai pas usé beaucoup d'œnologues ! »

À sa suite, Robert Michel a vécu avec intensité la dépendance absolue au temps, le lot de tous.

« Lorsque les raisins commencent à changer de couleur, le vigneron devient invivable ! On regarde les cartes météo, mais à part se faire du souci, cela ne sert à rien : c'est prévu, il va pleuvoir », dit-il en riant.

Mais avant de réussir - il s'étonne d'ailleurs toujours de ce qu'il nomme son « ascension sociale » -, le vigneron a connu des années noires, avec clients défaillants qui le mettaient en danger, et banques intraitables, qui « le faisaient souffrir ». Malgré ces épreuves, et par-dessus tout, il a aimé accueillir stagiaires et apprentis : « Je ne perdais pas mon temps. Ils voyaient tout cela d'un œil neuf et cela me permettait d'évoluer. » À la retraite, il a choisi de transmettre certaines de ses plus belles parcelles à Guillaume Gilles.

Il parlait à ses vignes en patois

Né il y a 37 ans à Lyon, le jeune homme s'est aussi formé chez Chave père et fils, à quelques encablures de Cornas. Il a été l'un de ses apprentis les plus enthousiastes, doué d'une vraie curiosité, dont la conception du travail est proche de ses valeurs. Un peu dans l'esprit du compagnonnage, quand le travail est au service de la réalisation personnelle et d'un patrimoine séculaire, il revêt alors un aspect sacré. Création vivante, il devient une forme de « chef d'œuvre » quotidien à accomplir, qui a du sens, du sérieux, et dont le geste conforte l'homme dans sa dignité.

Et dans ces conditions, il provoque forcément un dynamisme vital, le respect et l'esprit de service, toutes qualités qui semblent habiter le vigneron : « Dans ses vignes en métayage, ici à Cornas, je me souviens enfant, d'avoir vu mon grand-père Louis Gilles poser son tabouret au milieu des rangs, et parler à ses pieds de vigne à moitié en patois, sourit Guillaume Gilles. « Alors comment ça va ? », « Que nous as-tu fait cette année ? ». Il les connaissait tous, c'était un travail très individualisé ! »

Le jeune homme est à l'époque fasciné par cette empathie vis-à-vis de la nature et par la liberté d'action qu'il perçoit chez son aïeul. Mais, pour faire plaisir à son père, enseignant, qui considérait tout travail comme une corvée, et possédait une vision du métier de vigneron peu valorisée sur un plan économique, il se dirige à reculons vers des études scientifiques.

D'autant plus que dans le discours de ses conseillers d'orientation d'alors, le secteur agricole est frappé d'alignement. Après quelques errances universitaires infructueuses, Guillaume Gilles retrouvera les traces de son grand-père, reprendra le fil, et son chemin croisera celui de Robert Michel. Celui-ci, toujours en métayage, est fier d'avoir replanté le vignoble de Chaillot, qu'il a cédé au jeune homme, assurément l'œuvre d'une vie : « Elle était en friche et les propriétaires - descendants de la famille Jaboulet - ont voulu que ce soit moi qui la plante ! Ils m'ont donné les moyens financiers, et en trois hivers, j'y suis parvenu. Sinon, j'aurais mis 20 ans », explique-t-il.

Au service de la vigne

Dans la cave de Robert Michel, « on ne boit pas pour oublier, mais on déguste pour se souvenir », dixit un collègue vigneron du Languedoc. Y flotte le parfum des vins de Guillaume Gilles, qui sont ici en tonneaux. S'y révèle l'importance du contenant, qui ne doit surtout pas marquer le vin par le boisé, mais par le fruit ! L'arbre a aussi son terroir, sa façon d'être taillé par le mérandier et coupé à la bonne lune, la qualité de son grain.

Toutes choses que nous enseigne, la fabuleuse intelligence cosmique. Dans le verre, le cornas 2013, dernier millésime de Chaillot scintille comme un rubis. Le tonneau et l'élevage ont parachevé l'œuvre : il révèle un côté primeur, des saveurs de myrtilles. « Ma seule hantise quand j'étais salarié, c'était de ne pas faire le travail comme il faut. Cela m'empêchait de dormir la nuit ! Pour moi, dit le jeune homme qui continue de planter, ce travail n'a jamais été une corvée. Je me sens au service de la vigne. » Son visage radieux, expression de l'épanouissement le plus insolent, met à mal l'inquiétude des parents de Guillaume Gilles qui imaginent toujours leur fils mener une vie de forçat.

Robert Michel confirme :

« Le monde du vin est un monde merveilleux ! »

Et, dans ce lien maître-élève réussi, la mémoire résonne dans ces propos d'Émile Le Normand, compagnon passant serrurier :

« Je bâtis pour les hommes, je bâtis avec les hommes et, ce qui se voit moins, je bâtis des hommes. »

Ce matin d'hiver sur la RN86, dans la file martiale des véhicules tous dans l'urgence, et dont il est certain que les conducteurs ne discernent absolument pas ce qui se trame ni à l'est ni à l'ouest de leur habitacle, le regard est soudain happé par les vignes en dormance.

Sous les rayons du soleil hivernal qui se lève tout juste, elles ont revêtu une belle couleur rose fané, qui nimbe le coteau d'une douce lumière. On comprend alors ce qui fait battre en secret le cœur pudique des vignerons d'ici, une sensation très profonde et qu'ils n'expriment pas à haute voix : la beauté saisissante du monde comme un don permanent qui guérit de tout.

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