Les bibliothèques dans tous leurs états

Les nouveaux usages et l'omniprésence du numérique obligent les bibliothèques à repenser leur modèle. Une transformation rendue difficile par la baisse des dotations publiques et les doutes qu'elle provoque chez les agents. Cette situation, les bibliothèques municipales de Lyon la vivent depuis deux ans, générant tensions internes et mouvements de grève.
Crédits photos : Laurent Cerino/ADE

Le feu couvait depuis de longs mois. Le 20 juin 2014, les agents des bibliothèques de Lyon faisaient à nouveau grève pour exprimer leur colère contre une direction « déconnectée du quotidien » et demandaient des moyens supplémentaires. Dans un tract diffusé par la CGT, le syndicat majoritaire, écrivait : « Les agents réclament toujours les moyens humains et matériels nécessaires au fonctionnement de base de la bibliothèque municipale. [...] Les carences dans de trop nombreux secteurs sont en parfaites contradictions avec les ambitions affichées par notre direction. Le lien de confiance entre la direction de la bibliothèque et les agents, cadres compris, est rompu. »

La menace d'une manif l'été dernier

Avec SUD, autre syndicat présent à la bibliothèque, ils menaçaient de manifester leur mécontentement lors du 80e congrès de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques (IFLA, en anglais), qui se déroulait à Lyon du 16 au 22 août, « si les moyens nécessaires à un service public digne de ce nom ne sont pas alloués » - alors même que des militants ont travaillé à son organisation. Une situation embarrassante pour la Ville de Lyon - dont les bibliothèques dépendent - hôte d'accueil d'un événement rassemblant plus de 4 000 professionnels et dont l'organisation en France n'avait pas eu lieu depuis 1989. La colère arrêtée à temps, le 3 juillet, un protocole d'accord est signé entre la Ville et les syndicats CGT et UGICT-CGT (représentant les cadres) - SUD s'étant retiré, il en aura signé un autre au cours de l'été.

Bibliothèques Lyon

200 000 euros pour l'informatique

À l'intérieur du document, disponible sur Internet, six articles détaillent l'accord. Ils portent sur : « L'amélioration des remplacements des personnels absents ; l'octroi par la Ville d'une enveloppe de 200 000 euros pour financer l'outil informatique ; la création de postes supplémentaires ; la requalification de certains postes ; la mise en œuvre d'un dialogue social ; et l'engagement de l'organisation syndicale à retirer les préavis de grève, concernant le réseau des bibliothèques, d'ici au congrès IFLA d'août, dans la mesure où la Ville de Lyon s'engage à respecter le protocole. »

Chose faite puisque le congrès se déroulera sans accrochages, les différentes parties ayant respecté les clauses. Quelques mesures décidées ont été mises en œuvre - parmi elles, la création d'une équipe volante de six personnes - ou devraient l'être avant la fin de l'année. En revanche, selon Roland Hernandez, délégué syndical CGT, « les réunions régulières entre l'organisation syndicale et la direction dans le but de renouer avec le dialogue social, n'ont toujours pas eu lieu, quatre mois après l'accord ». Malgré une ambiance sensiblement morose, après des mois de tension, le calme semble être revenu dans les 15 bibliothèques du réseau lyonnais même si les agents attendent « toujours » des actes forts.

Revendications plus nombreuses

Des revendications, la bibliothèque en a toujours connues, mais ces dernières années, face à l'accélération de son développement et à l'évolution de ses missions, elles sont devenues plus nombreuses et régulières. « Auparavant, nous avions peu de moyens, mais une autonomie d'actions plus importante donc motivante, soupire un agent. Aujourd'hui, on nous demande de faire plus, mais avec moins. » La bibliothèque publique traditionnelle d'emprunt et de consultation de livres, CD, DVD, est désormais aussi pourvoyeuse de services (accompagnement des adhérents vers l'usage du numérique, aide à la recherche d'emploi, à l'écriture de cv, atelier de cuisine, etc.). Un bouleversement pour un milieu jugé conservateur, du moins en France.

« Dans les pays anglo-saxons, ils proposent cela depuis toujours. C'est de tradition. Pour eux, la bibliothèque n'est pas qu'un lieu de culture livresque », rapporte Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon pendant 18 ans.

Une démarche innovante et encore nouvelle - pour de nombreux agents - impliquant de facto, une évolution de la mission du bibliothécaire vers un rôle de médiateur. « Le livre n'est plus au centre du métier », affirme Anne-Marie Bertrand, directrice de l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques de Villeurbanne (Enssib). Les agents montrent des signes d'inquiétude et s'interrogent sur leur rôle, demain, dans une bibliothèque résolument ouverte, connectée et innovante, mais devant des moyens qui se contractent toujours plus.

« Il manque un capitaine à bord »

Face à ces enjeux, le dialogue social, l'échange et l'écoute sont alors plus que jamais essentiels pour rassurer les équipes. Ils sont cependant remis en cause à Lyon depuis plus d'un an par une partie des 458 agents du réseau (chiffre 2013). Le directeur Gilles Éboli, nommé par la Ville de Lyon en juin 2011 - après une année d'intérim assurée par Bertrand Calenge -, ne fait plus l'unanimité. « Les craintes ne se sont pas manifestées instantanément car le projet d'établissement allait dans le bon sens. On nous a vendu du participatif, de la concertation, du terrain et de l'ouverture. Nous étions donc sortis confiants de la première réunion. C'est ensuite que nous avons été déçus », se souvient Thomas Renoud-Grapppin, du syndicat SUD. Ce que confirme la CGT. Malgré le capital de sympathie dont il bénéficiait à son arrivée - « Gilles Éboli a l'image modeste de la culture, il roule en voiture Dacia », décrit le syndicaliste -, et la forte attente qu'il suscitait, les premières revendications se sont manifestées au mois d'avril 2013, desquelles ont suivi six journées de grève jusqu'à la dernière en juin dernier.

L'ancien directeur de la Bibliothèque à vocation régionale de Marseille (BVRM) ne parvient plus dès lors à fédérer l'ensemble des troupes autour du projet de l'établissement écrit en novembre 2012. La communication ne circule plus. « Il n'y a plus de capitaine à bord », s'inquiètent les syndicats critiquant ouvertement le « manque de vision et le côté bling-bling de leur directeur lorsqu'il s'agit de monter des expositions à la bibliothèque centrale au détriment de celles du réseau ». « Pour l'exposition actuelle sur la Première Guerre mondiale (« 14-18, Lyon sur tous les fronts », NDLR), toutes les bibliothèques ont participé à l'organisation, en particulier en menant des actions auprès des jeunes et des classes. Peut-on alors parler de bling-bling ? », répond Gilles Éboli.

Un patron pourtant très attendu

L'homme de culture était pourtant très attendu. Il symbolisait le début d'un nouveau cycle après le départ, en 2010, du charismatique Patrick Bazin pour la Bibliothèque publique d'information. Un Lyonnais qui marquera son empreinte et accompagnera la BML vers l'innovation. C'est à lui que la bibliothèque de Lyon doit sa première connexion à internet en 1991, la création du Guichet du savoir (service de questions-réponses en ligne) ou encore le projet de numérisation du fonds patrimonial de la BML par Google - qui lui vaudra d'ailleurs de nombreuses critiques à l'époque (lire p. 112). On dit l'homme proche des agents, à l'écoute, visionnaire. Il participera à l'embauche de plus de 80 personnes entre 2003 et 2008, soit avant la crise.

Bibliothèques Lyon

Dans les conditions actuelles, c'est donc un sentiment de nostalgie qu'éprouvent les agents alors même que, sous l'ère Bazin, tout n'a pas été si calme. À l'ouverture en 2007, de la médiathèque du Bachut dans le 8e arrondissement, des critiques s'étaient élevées contre les sous-effectifs, d'autres sur l'automatisation des établissements qui entrainerait la baisse des effectifs. « Des mécontentements existaient déjà, mais nous avions la latitude pour travailler », rapporte Barbara Issaly, opérant sur le Bibliobus. Roland Hernandez nuance néanmoins les critiques envers son actuel directeur :

« Il est arrivé à une période difficile où l'argent public se fait plus rare, les économies plus importantes, et/ou le métier est remis en question. »

La politique de maîtrise des dépenses de la Ville cristallise aussi les tensions. Si le budget du réseau est constant, 22 millions d'euros environ, les investissements ont quant à eux diminué de 78 % entre 2010 et 2013 pour s'établir à plus de 1,7 million d'euros, dont 1,3 million d'euros pour les acquisitions de documents, impactant alors les projets (culturels, d'aménagement, etc.). N'offrant donc pas les coudées franches à la direction. Ce sont les raisons pour lesquelles, dans ces périodes de bouleversement, « nous avons besoin d'une personne solide pour diriger la barque », avoue un agent et non « d'autoritarisme et de fausses concertations », écrivait la CGT en avril dernier.

Poursuite du projet d'établissement...

Malgré les revendications, Gilles Eboli garde le cap. Il poursuit son projet d'établissement défini en trois grands piliers :

« La bibliothèque plus que jamais qui fait de l'établissement un hub culturel et social, un lieu de vie ; une orientation toujours plus engagée vers les publics et la médiation ; la création d'un modèle lyonnais en développant l'innovation, en valorisant le patrimoine et en travaillant avec le territoire. »

Malgré tout, le directeur de la BML ne fait pas pas la sourde oreille face aux reproches qui lui sont adressés.

« Je comprends que le changement provoque obstacle et complexité. D'ailleurs, nous sommes toujours dans le dialogue et à l'écoute pour répondre aux interrogations et aux craintes. Mais à un moment, il faut aussi voir ce qui est fait. Sur les 100 actions décrites dans notre projet d'établissement, une dizaine sont terminées, et 70 sont entamées. Les chiffres parlent d'eux-mêmes et sont positifs. Si l'on ne fait pas ce projet, on met la bibliothèque en danger et l'on risque de subir ce qui est subi ailleurs soit la baisse des inscrits et des prêts. Et à Lyon, pour l'heure, ce n'est pas le cas (3 751 426 prêts, 2 626 841 entrées en 2013, NDLR). Donc je ne peux laisser croire qu'il n'y a pas de capitaine dans ce navire. »

Pour sortir de cette crise, Gille Éboli peut compter sur le soutien des six directeurs qui l'entourent ainsi que de la Ville de Lyon et de son premier adjoint Georges Képénékian : « Dire que Gilles Éboli a le profil d'un dictateur travaillant seul dans son bureau est faux. J'accepte les revendications et j'entends les craintes des agents quant à l'évolution de leur métier et aux moyens mis en face, mais chacun doit faire appel au sens des responsabilités. »

... Poursuite des investissements

Pour l'heure, le feu semble maîtrisé. L'accord signé cet été aura permis d'apaiser les tensions. Dans le même temps, Lyon continue de croire au rôle de la bibliothèque et le prouve avec ses récents investissements dans trois établissements au cœur de Lyon : la construction de la 16e bibliothèque de la ville dans le 3e arrondissement, et le déménagement des bibliothèques des 7e et 6e arrondissements, jugées vétustes, dans de nouveaux bâtiments. Des programmes salués, mais qui n'ont pas toujours l'effet escompté sur les personnels, toujours inquiets de leur condition et des 40 millions d'euros de réduction de dépenses de fonctionnement annoncées par Gérard Collomb à l'échéance 2020. Pas question toutefois de fermer ou de ne plus construire de bibliothèques.

« Pour nous, la lecture publique est essentielle à la vie de la cité, c'est la raison pour laquelle nous investissons encore. Son budget annuel étant le plus important de la culture », indique Georges Képénékian, également délégué à la Culture.

Lieu totem du réseau, construit il y a 42 ans, la BML du boulevard Vivier-Merle devrait elle aussi connaître un réaménagement de l'ensemble du bâtiment dont le coût, suivant les scénarios, est évalué entre 60 et 85 millions d'euros.

Bars à tablettes, fab lab...

Lyon entend donc conserver ces espaces publics de proximité. À juste titre, la bibliothèque est encore l'un de ces derniers lieux ouverts à tous et gratuits où sont accessibles toutes les formes de cultures. Mais la bibliothèque du XXIe siècle n'est plus celle d'il y a dix ans. Au côté des départements traditionnels de livres anciens, de DVD et de CD (ces deux derniers fonctionnent encore « très bien ») sont apparus des bars à tablettes, des espaces connectés, voire des fab lab. Aujourd'hui, la bibliothèque est un lieu vivant où chacun peut déjeuner, travailler, lire, assister à des expositions, consulter des données du monde entier ou se faire accompagner vers la transition numérique pour ceux qui en sont exclus. Une bibliothèque moderne où la technologie et les nouveaux usages ont toute leur place.

« Le numérique n'abolit pas le vivant. Au contraire, il nous y ramène », souligne Gilles Éboli.

« Aux bibliothécaires d'orienter, repérer, sélectionner et faire le tri afin d'aider au mieux les publics, reconnaît Sylviane Tarsot-Gillery, directrice de la bibliothèque nationale de France. Ce serait une erreur que de penser l'accès au savoir par un simple ordinateur et Google. » Les bibliothécaires doivent donc s'adapter aux nouvelles attentes, à la diversification des demandes parfois loin de l'univers originel qu'est le livre - « Est-ce notre rôle d'organiser un atelier cup-cake comme cela l'a été ? », s'interroge Barbara Issaly -, et acquérir de nouvelles compétences. « On ne fait plus ce métier, car on imagine y lire des livres, écrire des fiches de lecture et gérer des collections. Cette époque est révolue, signale Anne-Marie Bertrand, directrice de l'Enssib, qui forme 300 étudiants chaque année. Je crois que la plupart de nos élèves ont compris que le métier de bibliothécaire était celui du relationnel pour lequel il faut aimer les gens. »

Bibliothèques payantes ?

A l'heure des économies les bibliothèques se transforment. Pour les collectivités, les coûts de fonctionnement, substantiels, de tels établissements, sont-ils encore tenables ? La masse salariale représente ainsi plus de 17 millions d'euros annuels pour la Ville de Lyon. Dans un contexte économique tendu et flou, les bibliothèques pourraient-elles être amenées à privatiser une partie de leurs services et devenir une activité commerciale ? « Je doute que cela arrive, car nous jouons pleinement le rôle de Service public que nous devons conserver, remarque Sylviane Tarsot-Gillery. En revanche, les partenariats public/privé sont amenés à se multiplier pour le financement d'expositions ou de services. » Et Georges Képénékian de rappeler : « Les bibliothèques ne sont pas dans cette démarche de rentabilité. »  Coïncider réduction des dépenses et innovations sans générer de tensions, tel est désormais le défi des bibliothèques.

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