Ces maires qui taillent en pièces la culture locale

Dans certaines communes françaises, les élections municipales de mars 2014 ont bouleversé les écosystèmes culturels locaux. La région Rhône-Alpes n'échappe pas à cette reprise en main de la création artistique par certains politiques.
(Crédits : DR)

"C'est une sombre situation qui fait tache d'huile." Anne Meillon, déléguée régionale Rhône-Alpes du Syndeac, le syndicat des entreprises des arts et de la culture, est inquiète. Roanne, Saint-Priest, Saint-Etienne, où neuf cadres de l'Opéra ont été suspendus, la deuxième région de France est en quelque sorte la triste "vitrine" de l'utilisation de la culture comme outil politique, conséquences, dans certaines communes, des dernières élections municipales. Une situation qui dépasse les frontières rhônalpines. L'arrivée au pouvoir de nouvelles équipes a bouleversé l'écosystème local. La culture a été reprise en mains à des fins électoralistes, politiques, idéologiques, au détriment de la conception citoyenne de l'art. Une tragédie en quatre actes.

Acte I : la campagne électorale

Le premier lever de rideau s'ouvre sur les campagnes électorales. A Roanne, lors des joutes politiques de mars dernier, Abdelwaleb Sefsaf, alors directeur du théâtre municipal s'est retrouvé coincé entre le marteau - Laure Déroche la maire socialiste sortante - et l'enclume, le candidat UMP, Yves Nicolin. Pressé par la première de mettre en place des réformes structurelles "pourtant non-compatibles avec le temps court" que requiert ce genre d'institution, l'artiste multiplie les choix, tranche, réorganise, divise, afin que le premier magistrat puisse mettre en avant "son" bilan.

Les décisions de M. Sefsaf font des mécontents. Une aubaine pour l'adversaire UMP qui, pendant sa campagne, n'hésite pas à affirmer ouvertement  son souhait "de mettre fin au contrat du directeur", caressant dans le sens du poil une partie de l'électorat séduit à la cause. Quelques jours après l'élection de M. Nicolin, M. Sefsaf, dont le bilan est positif (billetterie, abonnements etc.) est remercié.

L'utilisation de la culture dans les joutes électorales est fréquente, analyse Emmanuel Wallon, professeur de sociologie et spécialiste des politiques culturelles à l'université Paris X. En revanche, la rapidité de la prise de ces décisions, parfois quelques jours après le début du mandat de la nouvelle municipalité, est un fait nouveau.

Acte II : Reprise en main de la direction culturelle

Une fois au pouvoir, l'acte II se traduit par une volonté de reprise en main de la direction et de l'offre culturelle. A Saint-Priest, après sa victoire, Gilles Gascon (UMP), fidèle à sa promesse électorale du printemps, intervient sur la programmation jugée "trop élitiste" du théâtre Théo Argence. Sur les 44 spectacles présentés pour la saison 2014-2015, une vingtaine est écartée par la mairie. La région Rhône-Alpes, partenaire de la structure qu'elle a (re)labellisée en 2013, retire son engagement et son financement annuel de 100 000 euros. Dans un communiqué publié en juin dernier, Farida Boudaoud, vice-présidence de la Région Rhône-Alpes en charge de la culture, expliquait : "L'indépendance artistique des responsables de scènes régionales est un principe non négociable."

Anne Courel, l'ancienne directrice du théâtre, s'offusque de la situation :

Le changement de majorité peut entrainer librement et légitimement une transformation de la politique culturelle. Mais les professionnels doivent être consultés. On ne peut pas prendre des décisions aussi radicales.

Depuis la mise en congé de l'ancienne directrice, à l'été 2014, le flou le plus complet règne sur la nouvelle hiérarchie de l'établissement culturel. Djamel Lebbal, directeur général adjoint à la mairie de Saint-Priest, expliquait fin décembre à Acteurs de l'économie : "Une nouvelle organisation est en cours de finalisation. La procédure étant en marche, nous ne pouvons pas communiquer." Une procédure aux contours qui ne sont pas clairement expliqués. Et au théâtre, une note de service, datée du 8 décembre 2014, conseillerait aux fonctionnaires le silence. "Toutes demandes doivent être renvoyées vers les services de la mairie afin de présenter notre travail sous son meilleur jour", est-il écrit.

Selon nos informations, la Ville de Saint-Priest n'a pas réalisé d'appel à projet, une démarche pourtant classique dans ce genre de nomination. Par ailleurs, M. Lebbal ne voit aucun problème à ce que la Ville "co-construise" la programmation, en dépit de la séparation morale entre pouvoir politique et culturel historiquement à l'œuvre.

Généralement, le directeur d'un établissement est nommé à la suite d'un processus, explique Emmanuel Wallon. Une fois élu, en fonction des orientations de la politique culturelle de la ville, cette personne met en action la programmation qu'il a déterminée. La France assure la liberté artistique. Revenir sur cet acquis rappelle des modèles qui sont ceux du totalitarisme.

Acte III : L'enjeu des financements

Mais l'indépendance d'un établissement culturel dépend aussi du volet financier. "Les théâtres doivent faire en sorte de diversifier leurs financements afin de ne pas dépendre des municipalités", estime Abdelwaleb Sefsaf. A Roanne, sous sa direction, le budget artistique du théâtre était de 470 000 euros (sur 1,4 million d'euros de budget total). 100 000 euros étaient financés par la Région (qui a depuis rompu sa convention avec le théâtre) et le Département, le reste par la municipalité. Un ratio trop faible pour limiter l'influence possible de la Ville dans les affaires culturelles internes.

Pourtant, les financements institutionnels croisés, souvent plébiscités, ont également des limites. Au Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis, après 45 ans de pouvoir communiste, quelques centaines de voix et un fort taux d'abstention ont fait basculer la mairie à droite. Le nouveau maire Thierry Meignen (UMP) a affiché la même volonté de "populariser" la programmation du Forum culturelle de la ville.

Et pour reprendre la main sur cet établissement, la nouvelle équipe dirigeante joue la carte des finances, ne renouvelant pas la convention liant l'établissement avec les autres collectivités locales, réduisant de fait le budget annuel, laissant le "Forum mourir par lui-même", s'indigne Xavier Croci, actuel directeur du lieu, qui devrait quitter la direction après dix-huit ans de service. "Ils pourront ensuite reprendre la main sur ce lieu. Ces personnes arrivent et d'un revers de main, elles nous liquident", poursuit-il. "C'est une rupture du pacte républicain", estime quant à lui Hervé Pierre, sociétaire de la Comédie Française.

Acte IV : une programmation populiste ?

Pour "populariser" la culture, les nouvelles municipalités reviennent alors à un répertoire classique. A Saint-Priest, il penche vers du vaudeville, de l'opérette et de la chanson française. "Nous ne donnons aucune exclusivité esthétique. Nous souhaitons ouvrir le théâtre à toutes les composantes sociologiques de la Ville", argumente le fonctionnaire. Pour d'autres, cette nouvelle programmation relève du populisme. La politique de la tête d'affiche est prônée, au détriment de l'expérimentation. Samuel Gallet, écrivain et instigateur d'une pétition qui a récolté plus de 2 600 signatures, expliquait  au Monde : "Ils programmeront un spectacle une fois par mois qui coûtera aussi cher que quinze spectacles d'Anne Courel".

Dans ces cas, la création artistique est profondément remise en cause. L'art contemporain, l'exploration, la découverte d'univers inconnus, moteur et essence même de l'art, assurant le pluralisme des idées et des convictions et, in fine, la liberté de l'Homme, n'est pas priorisé par ces responsables. Xavier Croci s'insurge : "Ce qui est fascinant et inquiétant, c'est que des gens qui arrivent au pouvoir, n'aimant pas telle ou telle chose en place, construites depuis plusieurs années, peuvent décider de les faire disparaître."

Des créations que les dirigeants ne connaissent parfois même pas : "Nous avons épluché les réservations. Sur une vingtaine d'élus de la majorité, aucun d'entre eux ne sont venus au Forum ces trois dernières années", répertorie le directeur du Forum du Blanc-Mesnil. La déprogrammation du spectacle "Elle Brule", à Saint-Priest, est décidée sans prendre en compte l'engagement de la population dans l'élaboration de la pièce.

A la tribune du théâtre de la Colline à Paris, lors de l'appel du 10 décembre, ce "coup de gueule" contre l'effritement de la culture en France, Madeleine Loarn, présidente du Syndeac, rappelle avec gravité : "L'art est toujours le miroir qui traverse la société".

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