Le mystère Philippe Grillot

Secret et politique. Ainsi "est" le président de la CCI Lyon, ainsi a-t-il façonné une carrière d'entrepreneur et de président d'institutions en apparence limpide, en réalité erratique, teintée d'opacité.
©Laurent Cerino/Acteurs de l'économie

Les métaphores ne manquent pas pour cerner cette personnalité jugée unanimement «complexe». Celle du chat, indépendant et faussement solitaire, séducteur mais méfiant, habile à se contorsionner ou à esquiver. Celle aussi d'un laboratoire d'essais aérodynamiques étudiant un objet sur les flancs duquel l'air projeté glisse sans jamais pénétrer ni même érafler l'enveloppe, évoquant là la résistance voire l'imperméabilité dudit objet aux attaques, l'imperturbabilité face aux déstabilisations de toutes sortes, in fine une flopée de qualificatifs tous précédés du même préfixe contraire : imprévisible, impénétrable. Insaisissable. Celle enfin d'un iceberg : un sommet émergé lisse et lumineux, que caractérisent une affabilité, une urbanité, une disponibilité, une intelligence, parfois même une candeur indiscutables et authentiques ; une paroi immergée entaillée d'aspérités, crevassée d'anfractuosités, fissurée de failles au fond desquelles sont nichées quelques grottes inaccessibles ; entre ces deux extrêmes, une ligne de flottaison singulière. Elle n'est pas une simple écume que le doigt peut rompre et le visage pénétrer pour explorer l'abîme, elle est elle-même une glace compacte, destinée à compartimenter et à étanchéifier strictement afin tour à tour de dissimuler et de protéger, de camoufler et de cuirasser. D'ériger une carapace. Une glace que lui-même s'emploie méthodiquement à épaissir et à opacifier pour la préserver des lézardes et pour y abriter quelques zones d'ombre. Une glace qui symbolise le particularisme premier de Philippe Grillot : le secret, davantage tactique que pudique, dans le sillage duquel chacun de ses comportements, de ses jugements, de ses décisions parfois interprétations antithétiques, volontiers fantasmées, finalement symptomatiques des ambivalences d'un personnage qui coffre inébranlablement son intimité, comme emmuré derrière une infranchissable muraille ou simplement gardien de sa liberté. Même ceux qui se revendiquent proches ne lui connaissent pas ou peu d'amis, ne saisissent qu'en surface sa vie privée ou familiale, ne citent pour centres d'intérêts que la pêche à la mouche - mais aussi la collection de prestigieuses voitures: Porsche, Morgan, Jaguar, Aston Martin -, s'interrogent même sur l'envergure de ses convictions, la véracité de son substrat, ou le sens de ses ambitions. Est-il une imposture ou au contraire une exemplarité ? « Est-il seulement heureux ? Même à cette question, tout ce que je sais de lui, tout ce que je peux lire et comprendre de lui, c'est-à-dire si peu, ne me permet pas de répondre », résume l'un de ses anciens très proches collaborateurs.

Intègre

Le président de la CCI Lyon est en effet un mystère. Seules les appréciations sur sa probité et son intégrité ne divisent pas : même ses plus féroces dépréciateurs ne les contestent pas. Mais au-delà… c'est un florilège d'antonymes. « Chaleureux », « modeste », « sincère », «respectueux» pour les uns, « manipulateur », « vicieux », « arriviste » pour d'autres. «Fiable» selon Pierre Jamet, conseiller-maître à la Cour des comptes, ou « menteur éhonté ». «Il n'a pas de parole, ne tient pas ses engagements, et n'assume pas ses actes », ose Daniel Gouffé, président d'ERAI (Entreprise Rhône-Alpes International). Admonestation à laquelle le soyeux lyonnais André-Claude Canova, selon lui « promis" à la « présidence consulaire des relations publiques", ne devrait pas tarder à souscrire. « D'une grande générosité » aux yeux de Marcel Sengelin, qui lui succéda à la présidence du Tribunal de commerce de Lyon, déterminé « à donner beaucoup de lui-même », corrobore le président de Velan et juge Jean-Claude Cennac, ou « égotiste » et «égoïste » selon des détracteurs. L'autodidacte, tenace et résistant, qui fut pupille de la nation et durement affecté par huit années de pensionnat est-il en quête « normale » ou « maladive » de reconnaissance et de lumière? « Il a besoin d'être aimé », remarque Sophie Defforey-Crépet, trésorière de la CCI Lyon et créatrice de la société d'investissements Aquasourça. Son exercice du pouvoir tour à tour consacre une fascination, une « instrumentalisation » au service de son intérêt personnel, ou au contraire est prioritairement altruiste et dévolu à servir les enjeux du territoire, des entrepreneurs, des élus dans la satisfaction desquels il extrait une respectable gratitude. « De toute façon, remarque le vice-président du Grand Lyon Roland Bernard, il est sous une surveillance permanente », le dissuadant « de fait » de tentations compromettantes et de confusion des intérêts. La transformation du bureau présidentiel de la CCI Lyon, destinée à moderniser l'image consulaire et à la « blanchir » aux sens propre et figuré, mais facturée… 70000 euros et source de profond désappointement jusqu'auprès de sa garde rapprochée, échappe-t-elle à ce périmètre ? «Chaque fois que j'ai hérité d'une nouvelle responsabilité institutionnelle, je me suis toujours tenu à employer l'espace et le mobilier de mon prédécesseur », souligne, en guise de commentaire, Jean-Paul Mauduy, président aujourd'hui de la CCI Rhône-Alpes et hier de l'établissement lyonnais.

Talleyrand

Philippe Grillot est, ainsi que Marcel Sengelin le décrit dans une allocution publique ou ausculte son bilan, « flamboyant »… le sens protéiforme de l'adjectif signifiant ici la capacité de « faire beaucoup, surtout dans les domaines visibles ». Ses inénarrables faux bonds ou retards aux rendez-vous et ses « pathologiques » silences aux appels téléphoniques qu'il reconnaît sources d'incompréhensions et même de blessures pour ses interlocuteurs, traduisent-ils une simple négligence ou un désintérêt voire un mépris incompatibles avec sa propension autodéclarée - et selon certains, « absolument authentique » - à la considération humaine? « Homme de conviction » pour ses partisans, « vil opportuniste » voire infidèle ou déloyal pour ceux qui relèvent quelques grands écarts. Parmi eux, le soutien officiel à Dominique Perben candidat à la mairie de Lyon en 2008 et aujourd'hui sa proximité avec Gérard Collomb, ou la double affiliation patronale Medef (membre du comité exécutif au titre du syndicat des transporteurs TLF qu'il présida jusqu'en 2011) et CGPME qu'à l'occasion de la campagne consulaire de l'automne 2010 il manipula non sans habilité mais qui lui valut aussi quelque virile réprobation, notamment du président d'alors du Medef Rhône-Alpes Patrick Martin à l'issue de laquelle il déposa une «main courante ». « Cet épisode électoral symbolise l'ambiguïté et les ambivalences du personnage », examine ce dernier. Et un fin connaisseur du cénacle patronal d'appliquer à Philippe Grillot la citation de Talleyrand jugeant, à propos de politique, « qu'il n'y a pas de convictions, il n'y a que des circonstances ». Sa recherche viscérale du consensus couronne-t-elle une copieuse appétence au dialogue, résulte-t-elle d'un évitement, et même d'une peur des conflits, vise-t-elle à sustenter le rejet de déplaire pour nimber autant l'image qu'il a de lui-même que celle exhibée et qui façonne sa trajectoire institutionnelle ? Et cette disposition à la médiation et à l'entente empathiques mais aussi à fédérer est-elle seulement sincère, dès lors que d'anciens collaborateurs mettent en exergue des dérives autocrates, une stratégie méthodique et progressive « d'emprise » sur les organisations qu'il pilote, ou une pratique de la décision « a priori » collégiale « en réalité » extrêmement solitaire, même illisible, et « par la faute de laquelle, constate Marcel Sengelin, il peut contrarier les pivots de l'organisation qu'il avait sue préalablement séduire par son discours et ses premières intentions »?

Déroutant

Enfin, s'il est pour quelques uns un « visionnaire », et si son intelligence - davantage intuitive, opportuniste, et d'impulsion que structurée et constante, portée bien plus sur des sujets «humains » que techniques - est plébiscitée, il apparaît surtout versatile, capable, même «coupable » d'absences et de silences élusifs, ou de volte-faces aux motivations indéchiffrables et aux desseins indiscernables. D'aucuns, parmi les professionnels du transport éprouvés par sa présidence de TLF, pavent un chemin sinueux, erratique, empreint de fulgurances incomprises, une marche duplice grâce à laquelle il sème ses adversaires… et la discorde. « 'Il arrive à faire battre les montagnes', me confia un cadre du groupe Gondrand où il officia pendant quinze ans », résume un ancien dirigeant de l'organisation syndicale, identifiant dans ses « incessantes" tergiversations ou imprévisibles ruptures de direction « un seul » fil rouge: « le sien ». « Il est un homme à deux visages », cerne Alain Bréau, qui le présenta à sa succession à la présidence de TLF. Et un dirigeant « déroutant », synthétisent d'anciens collaborateurs, stigmatisant eux aussi la récurrence d'arbitrages incompréhensibles, de retournements de situation irrationnels, donc d'une discontinuité dans la gestion des dossiers. Et les observateurs autorisés de circonscrire en chœur l'ensemble de ces singularités comportementales, mais aussi l'indéniable talent, les ressorts intellectuels ou moraux, la maîtrise rhétorique et l'inspiration d'orateur toutes deux admirées, à un particularisme : Philippe Grillot est politique. «Et même l'un des meilleurs politiques du monde économique », consolide le président CGPME de la CCI Saint-Etienne Montbrison André Mounier, longtemps « blessé" par celui qui appela à voter contre lui lors du scrutin consulaire régional en 2011 mais qui depuis a « pardonné… sans toutefois renoncer au registre des offenses. J'ai simplement appris à mieux le connaître et à comprendre l'origine de cette trahison ». Sans doute aussi à « apprécier » le récent sauvetage de l'ESC Saint-Etienne par EMLYON - aux mains de la Chambre lyonnaise…

Epreuve de vérité

Et c'est cette identité « politique » bigarrée qu'il déploie depuis deux ans au sein de la CCI Lyon non sans succès, armé du même talent dont il fit profiter de 2004 à 2008 le Tribunal de commerce de Lyon, grâce à lui dépoussiéré, redimensionné et redynamisé via notamment la promotion de la loi de sauvegarde ou la certification ISO 9 001 - une première en France -, réinvesti dans le territoire économique et social… mais aussi, nuance Marcel Sengelin par ailleurs laudateur, « resté, en interne, en chantier. Son formidable travail de réforme «extérieure » n'avait pas d'équivalent au sein de l'organisation. Il avait ravalé la façade, j'ai rénové l'intérieur…». Appréciation duale corroborée au sein et en périphérie de l'établissement. Fin négociateur, rusé tacticien, agile diplomate, habile à se glisser dans les rigoles des réseaux, Philippe Grillot est parvenu indiscutablement à ramener la sérénité dans et autour de la CCI Lyon, ébranlée par le mandat pour le moins perturbé de son prédécesseur Guy Mathiolon. Les relations avec la plupart des corps institutionnels (branches professionnelles, élus, etc.) sont apaisées. Patron, dissèque Marcel Sengelin, « davantage de front office que de back office », il s'est entouré opportunément. Avec l'instauration d'une gouvernance inédite - un « G4 » et un «G8 » réunissant l'ensemble des forces patronales et hiérarchiques de l'institution - et cornaquant une équipe au sommet de laquelle coopèrent les deux vice-présidents Emmanuel Imberton (CGPME) et Philippe Guérand (Medef), il met en oeuvre ses talents de conciliateur, mais aussi d'initiateur - notamment d'états généraux et d'un Carnet de route 2011-2015 résultant d'une large consultation auprès des ressortissants. Les objectifs d'une meilleure proximité, d'une plus grande visibilité de la Chambre sur le terrain, et d'une considération revitalisée des commerçants, sont en passe d'être atteints. La naissance de Lyon Place d'échanges, destinée à favoriser le financement des ETI et PME par la sollicitation d'investisseurs « préoccupés par le long terme », est saluée. Il semble dorénavant honorer sa mission « pleinement », reconnait André Mounier, comme beaucoup « dubitatif » lors d'une désignation qui s'accompagna de moult hésitations en partie liées à son inexpérience du lieu.
Même Benoît Soury, son adversaire Medef défait lors du scrutin consulaire, concède une première moitié de bilan « satisfaisante ». Mais la seconde qui s'ouvre et s'achèvera en 2015 s'annonce être l'épreuve de vérité.

Sophisme

Premier chantier : EMLYON. Le cru 2011-2012 avait été celui d'une lente pourriture, liée à l'incapacité de désigner un successeur au directeur général Patrick Molle, demeuré en poste… plus de six mois après avoir annoncé son départ. Celui en cours est de toutes les interrogations. Le tandem Bruno Bonnell (président, remplaçant Philippe Marcel) - Philippe Courtier (directeur général) est le mariage du feu et de l'eau, de l'entrepreneur flamboyant et de l'ingénieur sobre voire effacé, de l'innovateur bouillonnant et du scientifique rigoureux - selon Philippe Grillot, « un soldat, qui n'est pas un impulseur » -, finalement des personnalités les plus extrêmes et qui doivent désormais composer avec une « reprise en main » consulaire et l'instauration d'une gouvernance resserrée « et bien plus efficace ». Au sein de la Chambre, la désignation de Philippe Courtier invite à la prudence : « joker », énonce Sophie Defforey-Crépet ; « attendons de voir », renchérit Philippe Guérand. Les prochains mois, marqués par la présentation de la nouvelle stratégie et surtout les conditions de sa mise en oeuvre, seront déterminants.Y compris pour cerner l'avenir véritable de l'alliance « sciences - business » entre EMLYON et l'Ecole centrale initiée en 2009 sous l'appellation Yin Yang. Une alliance stratégique jugée de manière étonnamment antagonique : « en pleine concrétisation » d'après son pilote Pierre
Soudan, faisant référence aux 6,3 millions d'euros accordés par l'Etat via l'ANR pour financer le projet IDEA (naissance du learning lab et du master of science Idea, bourses étudiantes, etc.), au lancement en 2013 du double diplôme manager- ingénieur, à la création d'une chaire avec Eco-Emballages ou à la convention de mécénat conclue avec le groupe SEB ; "en panne" selon Philippe Grillot, qui préférerait à l'exclusivité du tandem formé par les deux établissements voisins à Ecully un « élargissement » à CPE, à l'INSA, ou à l'Ecole des mines de Saint-Etienne, au risque simultané d'une dilution contraire au principe fondateur du mariage et in fine d'une sclérose.
Autres dossiers brûlants : outre Eurexpo, l'aéroport Lyon Saint-Exupéry. L'objectif pour la CCI Lyon est d'être en mesure de prendre la majorité du capital de la société aéroportuaire lorsque le processus de cession des parts de l'Etat - qui détient 60 % du tour de table, elle-même en possédant 25 %, et la Région Rhône-Alpes, le Grand Lyon, le Département du Rhône se partageant les 15 % restants - aujourd'hui gelé sera de nouveau d'actualité. Philippe Grillot, qui a pris la présidence des sociétés aéroportuaires concernées dans l'Hexagone et participé à «bloquer" le dispositif de cession de gré à gré initialement programmé par l'Agence des participations de l'Etat, l'affirme : l'acquisition des 11 % manquants pour obtenir la majorité coûtera environ « 45 millions d'euros » que la CCI
Lyon et le Grand Lyon « règleront ». En jeu : un leadership rhônalpin « aujourd'hui handicapé» par les velléités stéphanoises (lire Acteurs de l'économie n° 111) et grenobloises, et une activité - actuellement engluée au 47e rang européen - plus conforme à la vitalité économique de la sixième région du Vieux continent. La matérialisation prochaine d'un plan d'investissements de 250 millions d'euros constituera « elle aussi", complète Philippe Guérand, une étape «déterminante" de cette mandature. Au-delà de ces trois chantiers majeurs, l'aréopage institutionnel et décisionnel lyonnais est dans l'attente de la concrétisation de toutes les annonces afin de juger « sur pièces ». Et de sculpter le vrai visage de Philippe Grillot : celui d'un «illusionniste » ou celui d'un « bâtisseur ». Il sera alors temps pour ce dernier de dévoiler sa nouvelle ambition. La présidence de la CCIR ? Sa défense du fait métropolitain et consubstantiellement les propres doutes de Jean-Paul Mauduy pour l'heure discréditent sa candidature. Celle du CESER ? L'agenda apparaît discordant. La politique ? « Jamais je n'en ferai ». Mais l'homme n'est pas à un sophisme près.


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