Ils ont perdu une étoile

« L'anéantissement est total »

« La nouvelle a été aussi terrible que si j'avais appris la perte d'un enfant. Trois ans plus tard, le deuil n'est toujours pas fait ». L'aveu de Marc Meneau, dont l'espérance à Saint-Père sous Vézelay fut rétrogradée à deux étoiles en 1999, peut choquer par sa violence. « Mais elle est bel et bien inouïe » confirme Michel Chabran - déclassé à deux reprises, en 1988 et en 2001 -, exhibant là l'ampleur irrationnelle du pouvoir du Guide rouge. Un an après sa dégradation, Gilles Etéocle, 54 ans, chef de la Poulard, demeure ébranlé. Sa voix est encore émue. Les silences qui intercalent les propose sont pesants. Il a connu « (lui) aussi » sa crucifixion, 33 ans après avoir œuvré sans interruption avec deux étoiles. Il ne comprend pas. « La maison tournait sans accroc. Aucun signe avant-coureur au niveau de la clientèle ou de la fréquentation. Une même équipe, performante et responsable. Ce n'était pas l'heure ». C'est par l'appel d'un journaliste, aussitôt suivi de plusieurs équipes de télévision, qu'il apprend la « terrible » annonce. Ce même soir, un client havrais, qui séjourne chez lui deux fois par an et ignore la nouvelle l'interpelle : « alors, cette 3ème étoile, quand donc vont-ils décider à vous la donner ? »... Le choc est si grand qu'il chloroforme toute confiance en lui. Le doute - « autant sur sa cuisine que sur les hommes » selon Monique, son épouse - s'empare de lui et crevasse une personnalité joviale « au fort mental ». La déliquescence menace. « Je goutais les sauces et me demandais si elles étaient salées ou poivrées ». Son sommeil est atteint, hanté par l'obsession. « Encore cette nuit, je me suis réveillé à 2 heures et je ne me suis pas rendormi. L'esprit fixé sur cette deuxième étoile perdue et à retrouver ». Sa femme sombre dans une dépression. Son beau-père pleure pendant une semaine. Son propre père sera épargné et disparaitra sans avoir su la dégradation de son fils. La meurtrissure est « totale » et s'innerve jusqu'au « plus profond » de son être. Quant à son équipe de 30 salariés, « anéantie », il a réunit le soir même « en capitaine ». Pendant 1 heure 30 tous parlent « sans jamais se jeter la faute ni se désunir » et font leur auto-critique. « L'addition des peines de tous les salariés constitue un traumatisme considérable, sans doute le pire. Le plus difficile, c'est d'ailleurs de trouver les mots et les raisons pour remotiver des collaborateurs atteints, exemplaires, qui vous ont donné leur confiance, et à qui on demande toujours beaucoup de travail, d'efforts, de perfection » complète Michel Chabran. « Saint Michelin m'a t'il abandonné ? »  se demande Gilles Etéocle, qui « toute » sa vie a encensé le Guide qu'il considérait « comme un partenaire » et dont la pénitence, qui le catalogue « sans affection ni considération élémentaire tel un vulgaire objet », sonne comme « une trahison et un divorce ».  Peu à peu, il se redresse. « Il est carbonique. Il a réalisé un important travail sur lui-même pour ne pas provoquer de trou irréversible dans la coque du paquebot Poularde. Il est un rassembleur, un humaniste, et personne mieux que lui sait faire vivre des hommes et des femmes au sein d'une même équipe. C'est sur ces valeurs qu'il se ressaisit » explique son épouse. « Il faut positiver. Car sinon on se détruit et on détruit l'outil de travail ». Il investit depuis plus de 180 000 euros. Autant pour améliorer le fonctionnement de la cuisine et le confort, que pour accrocher une dynamique de reconquête « essentielle pour ne pas dévisser ». Le salut ? Les clients, « qui ne comprennent pas la punition » et dont le millier de témoignages de réconforts soutient la reconstruction. « Ils sont une force » qui le tient « debout » et qui le relance. « Même s'il est difficile de toujours se justifier et se défendre auprès de gens qui, en dépit de leur fidélité, n'aiment pas les perdants » concède Michel Chabran.

 

« Pourquoi ce silence ? »

 

Les deux chefs contestent ni la légitimité du Guide ni le sérieux des jugements. En revanche, ils dénoncent une logique implacable. « Bien sûr nous faisons des erreurs. Nous comme des hommes, pas des machines. Zidane ne joue pas chaque match à la perfection. Pour autant, personne ne le destitue après chaque prestation moins bonne de sons statut de joueur d'exception » souligne Michel Chabran. Et ils blâment une méthode qui s'exempte de tout avertissement, de tout arbitrage, et de  tout commentaire. Jusqu'à les morfondre dans les interrogations les plus improbables. « Pourquoi moi ? ». Parce qu'il n'y a pas de successeur ? Parce que la maison est petite et familiale ? Parce que des concurrents ont ourdi ? « Rien n'est pire que d'être puni sans explication. Or on a besoin de savoir, pour comprendre les erreurs et les réparer. Il est impossible de se remettre en question seul, sans pistes de réflexion et de progrès. La méthode Michelin ne donne pas la possibilité en amont ou en aval de la sanction de rectifier. Est il juste de ne donner ainsi aucune chance ? Pourquoi, lorsque les inspecteurs nous estiment « limite », n'existe-t-il pas une sorte de période d'observation d'une année, au cours de laquelle ils nous donneraient la possibilité de corriger et à l'issue de laquelle, s'ils estiment les progrès insuffisants, ils pourraient nous sanctionner ? Nulle par il existe des activités, des professions, ou simplement des faits de la vie quotidienne qui sanctionnant aussi gravement sans donner de justification. A-t-on déjà licencié un collaborateur brutalement sans procédure ni explication ? ».  Michel Chabran est « récidiviste ». En 1988 il est dégradé de la deuxième étoile conquise trois ans plus tôt. Là il devine les raisons. Sans doute dans la multiplication de prestations à l'étranger et dans des absences qui avaient laissé prospérer des foyers d'erreurs. Il se redresse, professionnalise l'organisation de son restaurant, et ne quitte plus le lieu. En 1991, la deuxième étoile est de nouveau attribuée. Avant d'être retirée dix ans plus tard. Cette fois sans aucune piste d'analyse. Son incrédulité est corroborée par les commentaires de l'édition précédente qui écrit « Michel Chabran. Adresse incontournable. Cuisine fine et inventive. Or le Guide explique qu'il prend ses décisions, dans un sens comme dans l'autre, après avoir étudié sur plusieurs années. Cette fois, je suis sans aucun argument pour comprendre et réagir ».

 

Partis à la reconquête

 

Ils espèrent un autre fonctionnement, notamment « du dialogue », et aimeraient que le Guide intègre dans son jugement l'environnement économique et humain, peut-être jusqu'à la salubrité de la gestion. « Ici, à Pont de l'Isère, je suis parti d'un bistrot de village pour bâtir un établissement gastronomique. Je ne suis pas à Paris, et il faut lutter contre une situation géographique moins avantageuse, surtout l'hiver. Fils de personne, je pensais que ma réussite pouvait mériter un comportement plus respectueux de la part du Guide » regrette Michel Chabran. Son compère rappelle que son équipe est constituée « d'hommes et de femmes qui ont élu domicile à Montrond-les-Bains, certains depuis plus de 20 ans. Ils ont construit une famille, une maison, une vie sociale. Le Guide se rend-il compte que son jugement peut mettre en péril toute cette communauté sociale humaine, et économique ? A-t-il conscience que lorsqu'il retire une étoile il peut tuer l'établissement et les gens qui le composent ? ». Michel Chabran le sait mieux que quiconque. Avec une chute de chiffre d'affaires de 15 %, la sanction économique fut d'autant plus saignante qu'il quitta la même année le Guire Relais & Châteaux pour rejoindre la nouvelle chaine lancée par Alain Ducasse, « Châteaux et hôtels de France » et qu'il fut victime d'un cambriolage qui lui déroba pour plus de 180 000 euros de vins ! Il est sauvé par l'hôtellerie, par la clientèle locale, et par un public plus large et plus assidu, séduit par une offre d'appel pour le déjeuner de 30 euros.  Le cataclysme n'est bien sur par sans enseignements. Principalement celui de « relativiser » et de redécouvrir « l'essentiel ». « Mon père disait : « tu peux être clochard et vivre sous un abri en carton ; si tu as ta tête et tes jambes, tu as le plus important ». Il savait de quoi il parlait, il est mort d'une sclérose en plaque » confie Michel Chabran. Gilles Etéocle a compris que la fugacité et l'artifice de la « machine », qui rendent la victoire aussi éphémère que la descente aux enfers est abrupte et les limbes sont redoutables, ne méritent pas qu'on sacrifie au Guide « la famille, et la collectivité de collaborateurs ou de clients pour lesquels nous essayons de donner du plaisir ». Aujourd'hui, il attend « avec impatience » la naissance de petits-enfants après que son métier l'ait empêcher de voir grandir sa descendance. Et le plaisir est « toujours aussi immense de passer au salon avec les copains et de refaire le monde un cigare dans une main, un Madère dans l'autre ». Pour autant, et même si une victoire ne pourra « jamais » cicatriser complètement la plaie, les deux chefs vivent aujourd'hui avec un seul dessein : « reconquérir l'étoile perdue ».

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