Guide Michelin : « Nous travaillons pour le client, pas pour le restaurateur »

400 000 exemplaires diffusés en France selon la direction, douze éditions en langues étrangères, une centaine d'inspecteurs professionnels et salariés qui parcourent l'Europe et jugent les meilleurs établissements…

Le Guide Michelin (ou Guide rouge), propriété du manufacturier clermontois qui l'a créé en 1900, est la « bible » de la profession et s'est imposé comme la première référence auprès de la clientèle et au sein d'une profession qu'il hiérarchise en maisons « 1 étoiles » - « très bonne table dans sa catégorie » -, « 2 étoiles » - « table excellente, mérite un détour » -, et « 3 étoiles » - « une des meilleurs tables : vaut le voyage » ; en France 25 établissements sont répertoriés -. Chaque année, à la fin de l'hiver, la publication de la nouvelle édition est attendue avec excitation et angoisse et distille parmi les chefs son lot d'euphories et de traumatismes. A la tête du Guide depuis 2001, un Anglais, Derek Brown, qui apparaît disposé à faire évoluer certaines règles. Il répond aux conclusions de l'enquête et juxtapose chacun de ses démonstrations sur une ligne de conduite imperturbable, et parfois élusive : le Guide est fait pour les clients, pas pour les restaurateurs.

 

 

Acteurs de l'économie : Le Guide Michelin affirme que « seule » la cuisine est notée et que la troisième étoile peut être décernée à un restaurant qui sert sur des « nappes Vichy »... Arguant que d'autres éléments - décor, service, nombre de personnel - sont pris en considération, des chefs sourient de cette allégation. Est-elle crédible ?

 

 

Derek Brown : Les étoiles ne concernent que 5 % des établissements référencés dans l'édition française du Guide. Elles ne jugent que la cuisine et les éléments du service qui touchent à la satisfaction de ce travail... Par exemple, pour obtenir 2 et 3 étoiles, il faut présenter une carte des vins - qui font partie intégrante de cette satisfaction - adaptée à la cuisine et donc disposer d'un professionnel de la cave qui va aider le client à faire une bonne sélection en rapport avec le repas. Quant au service, il doit être capable de mettre en valeur la cuisine. La manière dont la volaille sera découpée doit être à la hauteur du travail de la cuisine. Le reste - confort, décor... - fait l'objet d'une autre classification : les fourchettes.

 

 

Il est difficile toutefois de démontrer que le guide Michelin ne pèse pas, même de manière induite, sur la stratégie de développement et d'investissement de ces restaurants...

 

 

Jamais nous n'avons dit qu'il faut investir dans le confort pour obtenir trois étoiles. Les restaurateurs décident seuls de ces investissements. N'oublions pas que ces gens de caractère sont aussi des hommes d'entreprise. Leurs motivations ? « Satisfaire davantage une clientèle très sensible au confort et au décor ; mieux mettre en scène et valoriser leur travail de cuisinier ». L'importance du cadre est d'autant plus grande que le contenu - plus coûteux en fabrication - produit des additions sensiblement plus chères que dans les autres établissements.

 

 

 

Enfin, on constate que souvent les restaurateurs entreprennent les travaux après l'obtention de la récompense.  Le secret qui entoure les critères, et la subjectivité du jugement nourrissent rumeurs et incompréhensions. N'est-il pas temps de revoir ce système de compartimentation brutale, dont l'un des effets est de placer dans une même classe 1 étoile une hétérogénéité très grande d'établissements ?

 

 

Non, car nous ne voulons pas encadrer les cuisiniers dans une norme. Si l'on énonçait un cahier des charges transparent auquel les restaurateurs devraient répondre en cochant les cases, on se retrouverait avec 500 établissements tous identiques.

 

 

 

Avec pour risques d'uniformiser la gastronomie ?

 

 

 

Absolument. Nous voulons laisser aux créateurs la liberté de s'exprimer. Et je réfute toute idée d'opacité. Nous sommes très clairs : Une étoile, c'est un bon restaurant où la cuisine sort de l'ordinaire dans sa classe. Un petit bistrot, qui fait la cuisine beaucoup mieux que tous les autres bistrots, et un grand restaurant de luxe, qui propose une création plus élaborée que d'autres palaces, peuvent avoir une étoile. Simplement, ce n'est pas la même. Deux étoiles, c'est différent : une cuisine plus travaillée, plus sophistiquée, plus inventive, des produits plus nobles et de qualité maximale, une équipe riche de plusieurs talents. Les trois étoiles sont décernées à des artistes. Ils sont seulement 25 en France et 43 dans toute l'Europe. La cuisine proposée a un caractère absolument unique qui résulte vraiment d'une personne qui a su inspirer son équipe et répéter à chaque fois cette qualité.

 

 

Tous comme les maisons Chapel, Pic, ou Côte Saint Jacques sanctionnées aussitôt après le départ du chef, la « Côte d'Or » de Bernard Loiseau peut donc être automatiquement rétrogradée dans la prochaine édition...

 

 

Les étoiles sont décernées pour la cuisine d'un établissement à un moment donné ou pendant une période. Et on n'accroche pas de certificat 3 étoiles pour l'éternité. Dans les grands restaurants, ce sont bien plus des équipes qu'un seul individu qui font la cuisine. Néanmoins, si l'on estime que la cuisine n'est plus du même niveau, éventuellement parce que le propriétaire ou le chef ont changé et que nous retirons une étoile, les gens ne pourront s'empêcher de pense que la sanction est liée à l'individu seul. Cet automatisme de jugement n'est pas plus vrai lorsqu'un chef trois étoiles intègre un nouvel établissement qui ne les possède pas. Quant à la « Côte d'Or », il est beaucoup trop tôt aujourd'hui pour décider du contenu de l'édition 2004.

 

 

Aujourd'hui, la problématique d'entreprise d'une sarl familiale située au centre de la France n'a rien de commun avec celle d'n palace parisien, propriété d'un grand groupe qui peut se permettre de perdre de l'argent sur le restaurant gastronomique dès lors qu'il rapporte de l'image et de la notoriété ; Or la donne économique pèse directement sur la création culinaire et donc sur l'appréciation des guides. Etes-vous conscient que vous comparez des établissements qui ne « boxent » pas dans la même catégorie ?

 

 

Nous sommes très conscients de la situation. Lorsque nous faisons nos sélections, nous prenons cette réalité en compte. Et c'est pour cela que nous proposons un éventail très large de recommandations, y compris d'établissements dont les prix sont à portée de toutes les bourses. Ceci dit, nous travaillons pour le client, or c'est le client qui décide ce qu'il cherche, ce qu'il veut et ce qu'il aime. Si notre sélection n'est pas bonne il n'achète plus notre guide.

 

 

Vous n'ignorez pas les conséquences économiques et humaines parfois dramatiques que le retrait 'un étoile peut occasionner.N'est-il pas temps de revoir votre méthode de jugement, par exemple en avertissant les établissements menacés et en les informant des griefs ?

 

 

Nous-mêmes, inspecteurs, sommes des passionnés de la gastronomie et nous avons donc le plus grand respect pour ceux qui pratiquent un métier dont d'ailleurs beaucoup d'entre nous sont issus. Nous sommes dont parfaitement conscients de notre rôle et de ses conséquences. Nous ne sommes pas des ogres et chacun de nos jugements, en promotion ou en sanction, est longuement mesuré avant d'être décide. Par contre, nous ne sommes pas des consultants. Ce n'est pas notre rôle, car alors nous serions juge et partie. Cela n'aurait pas de sens. Pour autant, nous sommes toujours à la disposition des restaurants pour les informer de l'état de leur dossier, de la tendance des lettres de clients que nous recevons, et des avis d'inspecteurs.

 

 

Les restaurateurs rétrogradés s'avouent « totalement démunis » par le silence qui entoure la sanction et qui ne leur fournit aucune explication. Comprenez-vous leur incrédulité ?

 

 

Depuis deux ans que je suis à la tête du guide, j'ai toujours dit que j'étais disposé à partager avec eux ce que l'on avait repéré. Mais c'est à eux de demander. Je ne suis pas là pour appeler les gens et les prévenir que « la soupière était froide ». Ce n'est pas mon rôle. Ni celui de donner des conseils ou un avis sur ce qu'il faut faire et ne pas faire : c'est aux restaurateurs de prendre leurs responsabilités. D'autre part, personne n'est obligé d'être dans le guide et chacun a la liberté de ne pas y figurer.

 

 

Mais ont-ils bien le choix ?

 

 

Certes...

 

 

Trouvez-vous bien normal qu'un restaurant multiple étoilé depuis parfois plusieurs dizaines d'années apprenne sa rétrogradation par une dépêche de l'AFP ? N'est-ce pas faire preuve là d'un grand mépris à l'égard d'établissements qui dépendent de vous et qui font aussi votre notoriété et donc vos ventes ?

 

 

C'est un manque de communication avec eux et pour les aider à se préparer... Je comprends l'importance. J'ai déjà pris la mesure, pour les restaurants 3 étoiles de les informer directement avant la diffusion publique de la décision. Et j'ai décidé de procéder de la sorte pour les 2 étoiles. C'est d'ailleurs moi-même qui assumerai cette tâche.

 

 

Le pouvoir du guide Michelin, qui « fait » et « défait » la réputation et la santé économique des restaurants n'est-il pas disproportionné ?

 

 

C'est un vrai sujet. Nous sommes conscients de cette situation et c'est pour cela que nous nous remettons en cause en permanence, afin d'être sûr que notre travail est honnête, objectif, professionnel. Le Michelin a pour vocation de guider les gens qui n'ont pas l'information, de proposer une sélection de tous niveaux, pour toutes bourses, pour toutes sortes d'occasions... Si le guide a un pouvoir, c'est parce que les gens croient dans notre travail et ont confiance dans notre sélection. Mais de notre côté, nous ne faisons absolument rien pour appuyer cette situation.

 

 

En dépit de leur meurtrissure, les restaurateurs rétrogradés sont animés d'une seule ambition: reconquérir l'étoile perdue. Cette servitude ne trahit-elle pas une forme de despotisme ?

 

 

Le problème est complexe. Mais ce sont les restaurateurs eux-mêmes qui se mettent la pression. On n'oblige personne. Nous faisons tout pour que nos décisions soient les plus sûres possible, et réessayons les établissements parfois dix fois dans une année, jusqu'à ce que notre décision soit la plus fondée... Je ne sais pas ce que nous pouvons faire de plus...

 

 

Au plan « humain », la dégradation est vécue de manière traumatique. La reconnaissance et la crédibilité, très grandes, accordées au Michelin par les restaurateurs ne sont-elles pas disproportionnées ?

 

 

Nous ne sommes qu'un guide de restaurants et d'hôtels dont il faut savoir relativiser le pouvoir. Même si j'admets que notre crédibilité auprès d'eux et de leur clientèle les rend très attentifs au rang que nous leur décernons. Certes il est important de savoir mesurer l'importance de notre activité. Mais que voulez-vous que nous fassions ? Je comprends que les restaurateurs trouvent beaucoup de pression et que la rétrogradation soit très difficile à vivre. Mais j'insiste : nous travaillons pour le client. Et à ce client, nous ne pouvons pas dire : « on a laissé trois étoiles à cet établissement, même s'il ne le mérite pas ».

 

 

Bernard Loiseau était animé d'une quête obsessionnelle : la 3ème étoile Michelin. A l'aune de sa tragédie, ne vous interrogez-vous pas sur la fascination que votre Guide exerce sur des personnalités et sur cette machine médiatique qui les starise au point de les fragiliser ?

 

 

C'est un drame, que je ne me permets pas de commenter. Mais, que voulez-vous... Nous éditons un guide ; ce n'est pas nous qui médiatisons.

 

 

Mais vous êtes implicitement complice puisque les médias utilisent le Michelin pour choisir leurs « cibles »...

 

 

 

Certes. Mais la situation est complexe. Les cuisiniers veulent - plusieurs d'entre eux me l'ont confirmé - un guide comme le notre qui les juges et les mette en comparaison les uns les autres.

 

 

Quant au public, les ventes confirment qu'il trouve chez nous ce qu'il attend. Alors que faut-il faire pour atténuer ce pouvoir : vendre moins ? Ne plus vendre ?

 

 

Le seul grief que l'on pourrait nous faire serait d'abuser de notre situation : or là nous sommes inattaquables.

 

 

La polémique que Paul Bocuse et Jacques Pourcel ont lancée avec la mort de Bernard Loiseau sur la responsabilité de votre principal concurrent vous apparaît-elle fondée ? Et ne doit-elle pas être étendue à l'ensemble des guides, y compris le votre ?

 

 

Des propos ont été prononcés dans l'émotion du moment. Il faut prendre du recul et mieux mesure la situation, avec calme. Cette polémique doit être mise de côté. Le Michelin va continuer à faire son travail de la même manière, avec honnêteté et objectivité, en procédant à toutes les évolutions nécessaires dans nos méthodes et dans nos compétences.  Il n'existe aucun autre art qui note et classe de la sorte.

 

 

Matisse n'était pas « meilleur peintre » que Picasso et Georg Cziffra « plus grand pianiste » que Maurizio Pollini. Est-il crédible et juste de juger et de hiérarchiser ce qui relève d'une création artistique dominée par la subjectivité ?

 

 

Je ne peux avancer qu'une démonstration ; depuis 1926 et l'introduction de la comparaison, le Guide Michelin est bien accueilli. Depuis, des millions d'ouvrages ont été vendus, prouvant l'existence d'un besoin d'informer. Nous sommes donc bien crédibles.

 

 

Est-il juste de juger l'art ?

 

 

Oui dans le sens où les clients qui voyagent ont besoin d'informations qu'ils ne trouvent que chez nous. Lorsque vous débarquez pour la première fois dans une ville et que vous voulez bien manger, vous êtes content de pouvoir compter sur l'appréciation de professionnels qui vont vous guider dans votre choix...

 

 

Certes, mais il est possible de critiquer - par exemple par des phrases - sans classer et hiérarchiser...

 

 

 

Mais tout le monde pratique cette hiérarchie. C'est naturel. C'est dans la nature humaine de compare et de repérer parmi l'offre celle qui, pour un prix et une prestation donnés, propose la meilleure qualité.

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