Le cri de Jean Ferrat

Il n’a jamais renoncé. Jamais abdiqué. Depuis quarante ans, Jean Ferrat chante sa quête d’une humanité juste, solidaire, respectueuse, et clame son vœu d’une communauté qui, empoisonnée par le capitalisme « sauvage », désobéit et se lève. Cet idéaliste, impuissant dans sa campagne révolutionnaire, rafraîchit un monde dont la brutalité marginalise et légitime sa foi. Témoins et bâtisseurs de ses convictions, l’entreprise, le travail, le syndicalisme, le militantisme, l’économie, infusent sa méditation et aiguisent son cri. Depuis de longues années, le poète se taisait. Il rompt le silence et livre ses colères, ses vérités, ses illusions, ses espérances. Et expose sa « résistance ».
©Bernard Bisson/Rea

C'est de là qu'il lutte. De là qu'il écrit les mots et les notes qui portent si haut l'amour. Mais de là aussi qu'il accouche de ses plaintes et panse ses blessures. De là qu'il livre les partitions qui colportent son combat inépuisable contre les avilissements et les oppressions, qui crient son rejet des autocraties et son insoumission au pouvoir, qui confessent ses dépits, qui propagent ses croyances humanistes et son appel d'un renouveau, qui fulminent contre la puissance prédatrice, qui mettent l'homme debout et restaurent sa dignité. De là qu'il dissèque la mappemonde économique et politique, celle des iniquités, des tromperies, des perversités, des sabordages. De là qu'il alerte, qu'il clame son idéal et ses utopies, simplistes et périmés pour les résignés et les guerriers, simples et implacables pour qui contemple le monde d'un regard indiscipliné et éthéré. Libre. Là ? C'est cette vieille maison de pierres blanches, accrochée au flanc d'une vallée abyssale au pied de laquelle s'écoule, nonchalante, une petite rivière gorgée de truites venues des hauts plateaux ardéchois, une musique précieuse qui remonte la pente et pénètre les murs du salon. Le temps paresse dans ce village d'Antraigues, cerné par les montagnes, où la nature s'impose. Jean Ferrat reçoit dans une pièce boisée, habitée d'un piano et de centaines d'ouvrages, de témoignages. Au centre, une table basse. Au sommet d'un monceau de documents, la dernière livrée de « Ras l'Front ». La moustache et le cheveu blancs, l'œil parcheminé, rieur, et scrutateur, Jean Ferrat demeure dans sa révolte - « elle est la base » -, une révolte douce, sage, crédible, critique, qu'il a purgée des dogmatismes, une révolte certes ardente mais contenue, qui épouse un dessein grave et agressé, servir l'homme. Une révolte qui essaime son « inquiétude » d'un monde « terrifiant » qui réserve à quelques élites les privilèges du progrès, qui échoue à répandre « les découvertes merveilleuses » dans chaque recoin, qui place les pouvoirs - scientifique, économique, politique - en capacité de « détruire l'individu. Le XXème siècle restera celui où l'humanité a créé les outils de son propre anéantissement ».

Bien qu'il s'en défende, il divulgue un engagement missionnaire, éveillé par la disparition de son père à Auschwitz, galvanisé par son immersion dans le monde du travail, à seize ans. Il acquiert là « une conscience de classe ». Laborantin, il occupe un travail « un peu technique, plutôt évolué, moins abrutissant que la chaîne. Mais comme tout le monde, j'étais lié à l'autorité d'un chef, à une forme d'exploitation. C'est ici que j'ai découvert les contradictions, les conflits, et l'utilité de l'action syndicale. J'ai alors rejoint la CGT ». Déjà rétif, indomptable. « Je me souviens de ce chef de service, qui me claqua : « vous êtes un raisonneur. Et je n'aime pas ça ». Cette remontrance illustre une réalité de l'entreprise, celle des hiérarchies qui refusent aux salariés le droit de discuter et de raisonner ». Elle enracine aussi sa conscience de la valeur « indéfectible » de la solidarité et des vertus de la collectivité. « C'est à plusieurs que nous sommes plus forts, que nous progressons, et que nous faisons grandir. L'entreprise doit être un lieu d'expression de cette vérité ». Son pamphlet amusé « A Brassens » en est la résonance, qui greffe sur l'écriture sa préoccupation des réalités de l'entreprise. « Il m'était insupportable que Brassens ait écrit que « quand on est plus de quatre, on est une bande de cons ». Je me devais de répondre à ce propos qui trahissait un anarchisme désuet. Mon texte signifiait simplement que lorsqu'on est seul on a encore plus de chances de rester con ! ».
Celui dont Christophe Izard, dans Paris-Presse en 1966, sertit la personnalité de « la dignité d'un chef syndicaliste » - « je ne mérite pas un tel hommage » - confie son admiration pour les militants, ces « gens de conviction, altruistes, qui s'impliquent pour améliorer la vie de leurs semblables, qui se dévouent avec force, en dépit de l'hostilité souvent extraordinaire de leur hiérarchie et de sa capacité à les démolir ». Des « résistants » dont il partagea épisodiquement certaines croisades - pour défendre les professionnels du spectacle -, et dont il comprend le sens des combats, lui que, depuis cinquante ans, les dignitaires - médias, édiles politiques et économiques - narguent et tentent - vainement - d'asphyxier de discriminations, de censures, de pressions.

Ce syndicalisme qui quête une voie, une révolte, une nouvelle légitimité, qui n'a échappé ni aux compromissions qui souillent le monde patronal ni au délitement des solidarités, Jean Ferrat s'inquiète de son érosion. Mais, partisan, n'en identifie que les responsabilités exogènes : attitude « décourageante » des dirigeants, inféodation de la société au « tout fric », et immoralité du capitalisme qui abâtardissent, individualisent, et contraignent « les gens à baisser les bras ». Autre partialité, lorsqu'il décortique, cette photographie caricaturale d'une fonction publique recluse et corporatiste, recroquevillée sur ses acquis, en définitive déresponsabilisante. Il défend bec et ongles l'individu contre le système. « Je n'ignore pas les gaspillages monstrueux et l'urgence de réformer l'ensemble de la fonction publique. Mais personne ne peut réclamer à des gens que la hiérarchie méprise, à qui elle ne propose rien mais au contraire impose, de respecter leur clientèle et de s'impliquer. Cette considération mutuelle est fondamentale pour la cohésion sociale. Prenons l'exemple du secteur de la santé. Continuerons-nous longtemps de discréditer ainsi le personnel hospitalier, médecins comme infirmières, qui accomplit un travail aussi remarquable ? ».
Entreprise théâtre de vie, mais avant tout champ de félonies et de duplicité. « Le fléau du chômage a durci un monde de l'entreprise devenu un peu plus féroce à l'égard des salariés dont la défense des revendications s'avère toujours périlleuse. Avant, ils étaient terrorisés ; aujourd'hui, ils le sont toujours. La différence porte sur la sémantique. La même brutalité est aujourd'hui maquillée par des artifices qui adoucissent les effets. Et laissent croire au consensus. L'avènement des directeurs des ressources humaines en est la preuve, eux dont la mission principale est de camoufler la vérité ». Lui qui, lors d'une émission télévisée en 1969, vomit l'enfer manichéen écartelé entre « exploiteurs et exploités » peine à extraire de ce monde du travail quelques traces de justice. « Certes, les choses ont évolué. Même si la route demeure longue, le travail a libéré les femmes, en leur donnant la possibilité de s'exprimer, d'être indépendantes, d'avoir d'autres rapports sociaux. Mais seuls le rendement et le profit continuent de faire loi. L'emprise des fonds de pension en est une éclatante illustration. Qu'ils se rassurent, ce n'est pas l'ouvrier que nous verrons quitter la société Michelin chargé de stocks-options. La productivité a été décuplée depuis plusieurs décennies. A qui doit-elle bénéficier si ce n'est à ceux qui la font et, plus largement, à l'humanité toute entière ? C'est pour ça que la cause des 35 heures apparaît opportune ».

Entreprise terrain de la démocratie, il n'y croit pas. « Nous le savons, les dirigeants devraient mieux mobiliser le personnel aux décisions qui impliquent l'avenir de l'entreprise et donc le leur. Mais regardez comment agit celui qui devrait donner l'exemple, le sommet de l'Etat. Notre gouvernement de gauche, donc a priori garant de pratiques démocratiques, a entrepris de réformer l'administration et de concocter des lois sans y associer ceux qui les font vivre : les fonctionnaires eux-mêmes ! ». Mais entreprise arène, dont les héros succombent aux méfaits des dogmes libéraux et à « l'extraordinaire arrogance » ensemencée par un capitalisme que Ferrat le communiste vilipende dans une rhétorique insatiable. Visés, l'éclosion de nouvelles féodalités, qui se sont succédées aux « royautés d'autrefois », et l'enfantement de systèmes autrement totalitaristes charpentés par des diktats économiques et financiers qui embastillent « la planète entière ». Sa propre marche idéologique s'en trouve légitimée et même affermie. Et de sourire - jaune - de cette fin de millénaire qui se glose d'avoir débarrassé la planète de la plupart de ses despotismes ou de ses souverainetés « divines » mais qui, avec la pensée libérale, ligote l'humanité à une nouvelle servitude. « Leurs disciples s'estiment tout puissants. C'est intolérable. La manière scandaleuse dont ils ont géré le changement de régime en Union Soviétique et dont ils ont encadré la démocratisation de cet empire en est une démonstration supplémentaire. Ils ont administré à ce pays des recettes inadaptées et sauvages dont on constate aujourd'hui les effets dramatiques. La Russie témoigne que le système libéral commence à se détruire ». Moraliser le capitalisme ? Une chimère. « Comment l'espérer alors que les réformes engagées n'ont d'autre dessein que de préserver les pouvoirs et les rapports de force existants ? ». Et de stigmatiser les injustices inter et intra populations « insupportables » qui exacerbent les sentiments nationalistes, stimulent les séditions, et encouragent les regroupements ethniques. « C'est lui, le capitalisme, qui enflamme les résistances locales, le repli identitaire, qui fait se battre les unes contre les autres des communautés qui au contraire devraient s'unir contre lui ». L'Europe qui, de l'Autriche à la France, de l'Italie à la Belgique et à la Suisse, brunit en s'abandonnant aux doctrines fascisantes... La pensée libérale, qui quadrille chaque mouvement nationaliste, n'y est pas étrangère. Lui qui écrivit en 1975 « Le bruit des bottes » s'inquiète d'une « Histoire qui démontre que les formes d'extrême droite ont toujours été soutenues par le capital. Le capitalisme, en même temps qu'il détruit les domaines social et économique, exalte le plus fort, celui qui gagne envers et contre tous. A ce titre, il sert les thèses fascistes ». Tout aussi nauséabondes, les turpitudes de Pinochet qui berne l'Europe, échappe à la justice occidentale, et célèbre son retour triomphal au Chili par une soudaine renaissance et une immunité définitive, ont bien sûr indisposé un Ferrat qui, à plusieurs reprises - « La complainte de Pablo Neruda »... - pleura cette terre andine terrorisée. Il disculpe pourtant les gouvernants et retient de l'événement la jurisprudence. « Avoir tenu en cage Pinochet aussi longtemps est une victoire, qui prouve que les mentalités évoluent ».

Contempteur du capitalisme, disciple d'un communisme qui poursuit sa mue dans l'éloignement des thèses étatiques et centralisatrices, apôtre d'un idéal, d'une utopie étrangers au Parti et calcinés par l'exploitation frauduleuse qu'en fit l'Union Soviétique, lui qui a vendu des millions d'albums et généré un confortable chiffre d'affaires n'ignore pas qu'il livre là à ses détracteurs une incohérence bienvenue. Dans sa chanson « Peintre ou maçon », il apporte une première réponse. « Si j'étais peintre ou maçon/métallo ou forgeron/que je travaille à la chaîne/en écoutant ma rengaine/vous vous feriez une raison/. Mais je gagne des millions/et je combats à ma façon/votre système, et votre teint devient blême/quand je dis révolution/moi qui gagne des millions ». Et on le croit, quand il conclut « qu'être fidèle à moi-même/reste mon ambition/avec ou sans vos millions ». Il assure que cet or n'a jamais apostrophé sa conscience. « On entend toujours les mêmes reproches. « Toi, tu es de gauche et tu as du pognon : tu es en contradiction ». Ceci ne m'entame pas. Mes convictions demeurent inchangées. Posséder suffisamment d'argent est un gros avantage mais n'altère ma vision de la société. Dois-je coucher dehors pour avoir le droit d'énoncer mes convictions ? »

Et demain ? Amer de cette éclipse des idéologies et des idéaux, d'une génération de jeunes affadie, Ferrat observe toutefois, confiant, la floraison de résistances qui enflent sa foi dans une humanité capable de se rebeller contre les injustices, de desserrer l'étreinte « mortelle » des nouvelles tyrannies. La lutte frémit, la riposte s'orchestre. Sa prière perce. L'échec du sommet de l'OMC à Seattle, José Bové et la contestation paysanne, la ténacité des Zapatistes mexicains du sous-commandant Marcos, le mouvement ATTAC et la promotion de la Taxe Tobin, la condamnation du fonctionnement autoritariste et « anti-démocratique » de l'Union européenne, ces indignations encore disséminées promettent la résurrection de contre-pouvoirs que la disparition du schisme est/ouest avait annihilés, couronnant le capitalisme et bâillonnant toute alternative idéologique. « C'est ce qui est formidable, lorsque nous observons l'histoire de l'humanité. A chaque avènement de pouvoirs totalitaristes répond une opposition ». Ferrat s'arrête sur la grande grève de 1995, à ses yeux symptomatique de ce renouveau. « J'étais à Paris. Voir ces Franciliens, qui pourtant tous souffraient durement des effets de la grève, se mobiliser, s'entraider, combattre un plan Juppé qui nous projetait vers la régression, m'a rassuré sur la capacité de contester ». Et de se féliciter que la conscience - croissante - des méfaits du capitalisme - « le succès de films comme « Ressources humaines » en est une preuve supplémentaire » -, autrefois propriété des seuls communistes, innerve aujourd'hui « toute la société ».
Ferrat, dont l'onirisme s'est toujours épanoui dans le réalisme, n'a bien sûr pas délaissé cet univers de l'entreprise et du travail, pourtant négation de la poésie. « Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'affection entre un cadre supérieur et un OS ! En revanche, les ouvriers ont l'amour de leur travail. Lorsqu'ils en sont privés, souvent ils désespèrent. Pas seulement parce que c'est une question de bouffe, mais parce qu'il est leur honneur, leur fierté ». « Ma môme », celle qui « travaille en usine, à Créteil », hymne à l'amour simple, cristallin, dépouillé, loin des fastes et du matérialisme ; « Les demoiselles de magasin » qui, les premières, chantèrent « la grève », « Le bureau », « Prisunic », « Les petites filles modèles »... C'est dans ces textes qu'il a construit, avec la classe ouvrière - dont il se défend d'être un porte-drapeau -, une complicité. L'écho de sa voix dans les foyers prolétaires et la propagation de valeurs, il l'assourdit humblement, mais évoque avec fierté ces témoins que la rencontre avec ses chansons a éclairés sur des réalités sociales ou politiques méconnues, a réhabilités dans leur dignité, a exhortés à s'interroger et à s'engager « dans une certaine direction ». Le chant de Ferrat a immergé le monde de la poésie dans des familles dont l'accès à cet éveil était étranglé. Face à de telles conquêtes, l'inanité de ses combats et le constat dépité que « tout ce qu'(il) chante, tout ce qu'(il) espère depuis quarante ans n'est pas arrivé » se courbent, vaincus. Le poète aura toujours raison...

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