Audiovisuel public suisse (SRG-SSR) : l'odyssée de Gilles Marchand

L'audiovisuel public suisse, incarné par le groupe SRG SSR était en proie à une violente tempête. L’initiative "No Billag" visait à supprimer la redevance Radio/TV– et donc de priver le secteur public de ses ressources principales. Cette mesure vient de se prendre un nouveau revers, le Conseil national suisse l'ayant refusé. C'est dans ce contexte que Gilles Marchand, actuel patron de la RTS, prendra les rênes de la SSR en octobre 2017. Après cette tornade politique, d'autres défis attendent cet homme décrit tout en contraste à la fois avenant et "prédateur", qui devra manœuvrer habilement pour sauver un navire de 1,54 milliard d'euros de revenus qui tangue sérieusement.

Dans son bureau, trois écrans sont allumés en permanence. Ils diffusent le flux antenne des stations de télévision qu'il dirige tandis que d'autres écrans lui permettent de garder un œil, tout au long de la journée, sur l'offre digitale de sa société. Voyageur, amateur de lecture, d'équitation et de cinéma, Gilles Marchand est une personnalité reconnue dans le monde des médias, en Suisse et à l'étranger.

Sympathique et prêt à toutes les batailles professionnelles, l'homme sait rester discret et protège jalousement sa sphère privée, justement parce qu'il connaît trop les médias. Il a le tutoiement facile mais reste distant. Un communicant remarquable, aux convictions parfois impénétrables. Un homme à l'armure solide, tout en contraste, que même ses professeurs qualifiaient de curieux et d'inclassable.

 Une solide expérience dans les médias suisses

Fils d'éditeur, né à Lausanne en 1962, Gilles Marchand passe ses premières années à Paris et effectue des études en sociologie avant de rejoindre en 1988 la Tribune de Genève comme responsable des études lecteurs. En 1993, il intègre la recherche et marketing de Ringier Romandie, dont il prend la direction cinq ans plus tard, avant de devenir directeur de la Télévision Suisse Romande en 2001 (dont le siège est à Genève).

En 2010, il se lance dans le vaste chantier de la fusion de la radio, de la télévision et du numérique sous une seule entité : la Radio Télévision Suisse (RTS), pour plus de convergences et une réduction des coûts de fonctionnement généraux (les déficits de 2009 s'élevaient à 50 millions de francs suisses, soit 46,7 millions d'euros). Aujourd'hui, outre la direction de la RTS, il assure les relations internationales du groupe auprès de l'Union européenne de radiotélévision, siège au conseil de surveillance d'Euronews (dont la Société suisse de radiodiffusion et télévision SSR est actionnaire) et a été nommé intuitu personae par le Conseil fédéral à la commission des médias. « C'est quelqu'un de très compétent qui a une excellente vision de l'évolution des médias », confirme Alain Maillard, responsable d'Edito, le magazine suisse des médias, fondé par les différents syndicats de journalisme.

De l'avis de tous, celui qui a été choisi pour devenir, au 1er octobre, le nouveau patron de l'audiovisuel public suisse, est d'une grande intelligence et s'avère être un juste choix pour diriger la SSR au chiffre d'affaires de 1,65 milliard de francs suisses (1,54 milliard d'euros) et 6 000 employés, qui édite 17 stations de radio, sept chaînes de télévision, ainsi que de nombreux sites internet, le tout dans quatre zones linguistiques, à travers cinq unités d'entreprises et six filiales.

Qualifié de stratège et brillant tacticien, ses atouts font l'unanimité, même s'il possède évidemment des détracteurs. Pour Pascal Decaillet, célèbre journaliste aux positions néoconservatrices et ancien producteur de la RSR, Gilles Marchand est « un sociologue qui connaît rudement bien son métier, décryptant les habitudes de consommation et anticipant leur évolution, mais qui avance masqué ». Sur son blog, le journaliste est assez acerbe, évoquant « un profil très différent de son prédécesseur à la tête du mammouth encroûté qu'est la SSR ». Et d'ajouter que, derrière ses apparences avenantes, son humour et son écoute cordiale se cache « un prédateur, un guerrier, qui sait ce qu'il veut et comment l'obtenir ». Des reproches qui pourraient finalement ressembler à l'apanage d'un gérant efficace.

Sociologue

Mais, plus que le profil de Gilles Marchand, c'est surtout le processus de sélection qui prête à interrogations. Hans-Ulrich Bigler, conseiller national du Parti libéral-radical (proche des Républicains français), s'insurge que la SSR préfère nommer quelqu'un du sérail plutôt que de soumettre le poste au concours, comme ce fut le cas en 2010 pour recruter Roger de Weck. Pour le politicien zurichois, c'est même la preuve que le groupe audiovisuel suisse n'est pas prêt à faire preuve de transparence.

"Le contexte est incroyablement difficile et tendu. Cela eût été compliqué de nommer quelqu'un qui ne connaît pas l'entreprise, réplique le principal intéressé. Il faut quelqu'un qui connaisse parfaitement les rapports de force politiques, les acteurs et la situation professionnelle. Je vais me consacrer à mes fonctions sans passer une année à découvrir et à m'acclimater à la société."

Si ses compétences ne sont jamais remises en cause, un seul bémol est évoqué : son manque d'aisance avec la langue de Goethe et la crainte qu'il apparaisse comme un technocrate. Mais Gilles Marchand récuse d'emblée le second reproche, assurant qu'il n'évince pas les facteurs humains au profit des chiffres : « Je suis sociologue, je ne suis ni journaliste ni producteur ni manager ». Concernant le facteur linguistique, il prévoit d'aller s'installer à Berne pour améliorer sa pratique du suisse-allemand, non sans revendiquer sa langue natale. « Mais, en Suisse, il y a trois fois plus de germanophones que de francophones », rappelle Alain Maillard, tandis que pour l'ancien journaliste Fathi Derder, conseiller national vaudois et désormais rédacteur en chef de l'Agefi, « la minorité romande est à défendre ». D'autant que, de toute la Suisse, « la partie francophone est celle qui est le plus attachée à son service public, avec une proximité et un succès qui la rendent essentielle à la SSR », insiste Gilles Marchand.

La francophonie pour fer de lance

Ce directeur « dynamique » n'a d'ailleurs de cesse de plaider son attachement à la francophonie. « Nous avons une vraie richesse culturelle. Il ne faut pas baisser pavillon devant le monde anglo-saxon. » Pour preuve, parmi les écrans de son bureau, un autre canal est diffusé : TV5 Monde, détenu par des sociétés audiovisuelles publiques francophones, dont France Télévisions à 49 % et la RTS à 11,11 %. « Cette chaîne donne la chance inouïe à notre petit pays de rayonner sur plusieurs fuseaux horaires, d'informer et d'expliquer à l'étranger notre réalité », se félicite celui qui a été également président des Médias francophones publics jusqu'en mai (il a été remplacé par Mathieu Gallet, pdg de Radio France).

Cette mission d'information est bien au cœur du mandat de prestations du groupe, qui y consacrait 627 millions de francs en 2015 (585 millions d'euros), soit 38 % des coûts. Une préoccupation encore plus importante dans une démocratie participative :

« L'information que nous proposons doit être équilibrée et de qualité pour documenter le citoyen et lui permettre de faire usage au mieux de son droit de vote qui, en Suisse, est quasi mensuel. »

Le téléjournal réalise d'ailleurs 60 % de part de marché, contre 22 % pour TF1 et France 2.

Mais la SSR fournit également en quatre langues nationales de larges offres de divertissements et de cinéma (355 millions, 22 % des coûts), de formation (310 millions, 19 %), sports (180 millions, 11 %) et musique (119 millions, 7 %). « Je combats l'idée de limiter le service public aux actions régaliennes, nous devons parler à tous les publics en étant généralistes et multithèmes. » Cette conception large et ambitieuse du service public sera ainsi défendue à la tête du groupe face à un concept minimaliste qui se limiterait à tout ce que le privé ne fait pas, interdisant ainsi sport et télécrochet, comme le souhaitent certains milieux politiques.

Un déluge de critiques

La remise en question du mandat public et la critique du financement constituent en effet un débat vif, alimenté par des considérations politiques, avec l'Union démocratique du centre (UDC, droite/extrême-droite) en tête de file. « Au nom du credo libéral de libre concurrence, le service public prendrait trop de place », résume Alain Maillard, admettant que la situation dominante de la SSR est très confortable, suivie par 96 % des habitants du pays, avec des chiffres enviables de l'ordre de 30 % de part de la télévision et 60 % pour la radio.

Les seuls concurrents de taille restent les médias étrangers, aux moyens financiers plus importants qui, pour certains, font de la « concurrence déloyale » en vendant de la publicité sur la Suisse sans s'acquitter des droits de diffusion des programmes commercialisés sur le territoire hélvétique. C'est le cas de M6 ou TF1, côté francophone. « Mais le CSA est resté sourd à nos doléances », regrette le directeur. Car c'est bien là le nerf de la guerre, qui déclenche toutes les invectives : la publicité.

« Par un rapport visibilité/prix plus rentable avec un lectorat qui, par facilité, se rabat sur l'image, la télévision draine le marché publicitaire et met d'une certaine manière en péril le modèle économique des autres supports, qui s'effritent et subissent des désabonnements », analyse Yves Di Cristino, membre actif de l'association suisse des journalistes indépendants et rédacteur en chef du webzine alternatif LeMultimedia.info.

Face à ce quasi-monopole détenu par la SSR, une fronde principalement alémanique s'est organisée ces derniers mois au point qu'une initiative populaire fédérale a été lancée pour supprimer la redevance qui subventionne les médias, permettant ainsi une « concurrence plus loyale ». Nommée « No-Billag », du nom de l'impopulaire société chargée de percevoir la redevance auprès des ménages suisses, cette initiative a fortement inquiété, y compris les médias locaux qui se verraient eux aussi privés de leur - petite - part du gâteau.

« On peut comprendre les militants qui dénoncent une redevance très élevée (environ 400 euros, sans condition de possession d'un récepteur, NDLR) mais cela aurait tendance à détruire une offre enrichie, très fournie, de nombreux programmes en clair, sans péage comme beIN Sports ou Canal+ en France, et du journalisme de qualité, accessible », dénonce Yves Di Cristino.

Après avoir été rejetée par le Conseil fédéral en août 2016, puis balayée à l'unanimité par le Conseil des Etats en mars dernier par des sénateurs qui estiment que, sans redevance, il est impossible d'assurer un service public « digne de ce nom », l'initiative No Billag vient de se prendre un nouveau revers. Le Parlement s'est prononcé début juillet 2017 et le résultat est clair : par 16 voix contre 8, la commission compétente du Conseil national rejette l'initiative et propose à tous les conseillers nationaux de faire de même. Une petite victoire pour les défenseurs du service public.

 « Si l'initiative avait été adoptée, nous pourrions fermer boutique, assurait il y a quelques mois dans nos colonnes le futur PDG de la SSR, car la redevance représente 75 % de nos ressources (1,2 milliard d'euros, contre 20 % environ en revenus publicitaires, NDLR). Dans le cas contraire, la SSR sera confortée dans sa mission et nous pourrons nous occuper des étapes suivantes (loi, concession, etc. »

Le défi numérique

Des étapes qui convergent vers le numérique, investi dès 2001. « Répondre au défi digital, c'est développer des offres à la carte, participatives. La stratégie va au-delà de la distribution. Nous devons repenser nos modes de production, nos façons de faire. » En exemple, Gilles Marchand cite Nouvo, un média conçu en cinq langues (français, allemand, italien, romanche, anglais) pour être consommé sur les réseaux sociaux, avec des vidéos d'information « pour mieux comprendre le monde ». L'image est carrée et sous-titrée, pour être majoritairement lue sans le son sur les smartphones (un support en progression constante) et cibler ainsi les publics en mobilité. « Ces capsules produites par nos rédactions TV sont innovantes et visent une audience à qui l'on doit s'adresser différemment, avec une autre narration et une autre écriture. C'est très prometteur. »

Un « laboratoire » qui figure parmi les vidéos les plus regardées à la demande en 2016. L'équivalent « swiss made » à des styles novateurs tels que les formats courts de France info ou encore la plate-forme Brut, lancée il y a quelques mois par Renaud Le Van Kim (Le Grand Journal) et Guillaume Lacroix (Studio Bagel). Objectif assumé dans ces démarches de part et d'autre de la frontière : séduire les jeunes, avec des vidéos de décryptage au ton parfois humoristique. Gilles Marchand en est conscient : « Nous devons produire différemment pour du broadcast ou du digital. » Un pari gagnant puisque les vues mensuelles sur Facebook et YouTube ont été multipliées par 3,5 la seule année dernière pour atteindre plus de six millions.

Mais cette présence numérique croissante n'est pas pour plaire à tout le monde. Pour le président de l'UDC, Albert Rösti, par cette démarche, « la SSR dépasse les limites de son mandat de prestations. » Celui-ci attend même un redimensionnement par la suppression de certaines chaînes.

« Réinventer le métier »

Après la tempête politique, un autre axe de développement sera suivi par Gilles Marchand : le réinvestissement culturel. En sus d'une grande tradition documentariste, des accords de branches augmentent l'aide de la SSR au cinéma et aux séries suisses, à hauteur de 40 millions de francs par an (37 millions d'euros). Mais tous ne sont pas optimistes pour le secteur des médias qui traversent une profonde crise.

Yves Di Cristino porte un regard morose sur la situation, où « l'art d'informer s'efface derrière un esprit managérial », alors que les deux groupes qui se partagent 88 % du tirage des journaux francophones suisses imposent des rendements jusqu'à 15 % à leurs titres. « Pourtant, dans un monde de surcommunication, trier, sélectionner et donner du sens à une information fiable et pertinente en lieu et place de la simple transmission est plus que jamais un rôle démocratique », conclut Alain Maillard. Les paradigmes doivent s'adapter à un contexte économique dégradé pour, demain, répondre aux réflexions qui s'adjoindront au numérique par rapport aux données personnelles, à la réalité virtuelle, à l'intelligence artificielle, « ainsi qu'aux limites éthiques et professionnelles relatives au datajournalisme ». Autant de champs passionnants, distants d'une logique commerciale, pour le sociologue et professionnel des médias qu'est Gilles Marchand.


France Télévisions vs SSR
À titre de comparaison, France Télévisions emploie environ 10 000 équivalents temps plein, soit deux fois plus que la SSR, pour un résultat net en déficit de 38 millions d'euros. Le groupe français réalise 29,2 % de part d'audience (7,6 millions de téléspectateurs chaque soir) pour 318 millions d'euros de recettes publicitaires et bénéficiait en 2014 de 2,38 milliards d'euros de redevance et de 104 millions d'euros d'aides de l'État, alors qu'en Suisse, la redevance est une facture d'un organisme privé, indépendant de l'État, afin de garantir une autonomie et éviter toute influence.
Côté investissements, 400 millions d'euros sont consacrés par France Télévisions à la création, 644 à l'info, 316 aux fictions, 294 au divertissement et cinéma, 402 aux magazines et documentaires et 201 au sport. Le groupe français rassemble six chaînes, des radios, plusieurs sites web et des participations dans d'autres médias, dont Euronews.

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