CFA des Mouliniers : et maintenant ?

Après un regain de tensions ces derniers mois, au centre de formation des apprentis interprofessionnel des Mouliniers (Saint-Étienne), de nouveaux rapports d'expertise ont été commandés. L'un par le CHSCT, l'autre par la Région. Les préconisations de ces énièmes audits suffiront-elles à désamorcer, enfin, cette guérilla intestine opposant principalement la CGT à la direction ? Enquête.
(Crédits : SG)

C'est une arlésienne. Apprentis et salariés du CFA interprofessionnel des Mouliniers, situé dans la Loire, vivent au rythme des affrontements et des difficultés financières depuis des décennies. Dernier épisode en date, juste avant l'été 2018, la démission surprise de son président, excédé.

"J'ai estimé que je ne pouvais pas aller au bout des trois objectifs que je m'étais fixés."

Après neuf mois à peine à la tête de l'établissement stéphanois, l'ex-député LR de la Loire Paul Salen a donc décidé de prendre ses responsabilités. "J'avais un plan en trois axes : le retour à l'équilibre financier, la mise en place de moyens de communication interne et externe et l'amélioration du climat social."

Contrat rempli pour les deux premiers points, avec un résultat positif de 115 000 euros sur l'exercice 2018 après une année 2017 négative à 217 000 euros, un redressement judiciaire en 2009 et une cessation de paiements en 2014. En revanche, le dernier - le plus délicat -, celui qui fait couler l'encre depuis des années, n'est toujours pas réglé.

"Le climat social de cet établissement est fortement perturbé par une poignée de délégués du personnel. Ils sont peu au regard des 67 salariés qui constituent l'effectif, mais c'est ingérable."

Et de s'emporter : "Il est impossible de tenir une réunion avec eux sans éclats de voix. Il y a eu des insultes, des menaces envers le directeur (Philippe Vernay, NDLR) et moi-même. En neuf mois, j'ai reçu plus de cent courriers de ces délégués, à n'importe quelle heure, n'importe quel jour de la semaine." Et l'ex-élu tempête : "Ces quelques salariés ont instauré un climat de mensonge, de menace et de peur qui nuit au rayonnement du CFA."

Face à cette situation, l'éphémère président dit avoir informé le préfet de la Loire, la région Auvergne-Rhône-Alpes, la Direccte, la Caisse d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat), la médecine du travail et même le cabinet de la ministre du Travail. En vain - seule la Région aurait réagi. Dans ces conditions, Paul Salen avoue avoir tenté le coup de "l'électrochoc" en démissionnant. Il aura été le 10e président du CFA en 12 ans...

Un énième président au charbon

Le 11e est Pierre Lecroisey, secrétaire général de l'Union des métiers et des industries hôtelières de la Loire, ex-patron de l'hôtel des Ambassadeurs à Saint-Chamond. Il côtoie le CFA depuis plusieurs années, pour le compte du syndicat patronal, et était jusqu'ici membre du comité de gestion.

"J'ai bien suivi les turpitudes et l'évolution du CFA. J'ai pesé le pour et le contre. Les sollicitations de nombreux salariés du CFA ont fait pencher la balance du côté du oui. De même que le sort des 900 apprentis de l'établissement. Je ne voulais pas d'une carence de gouvernance."

Une carence de gouvernance qu'appelaient pourtant de leurs vœux les deux chambres consulaires de la Loire, acteurs historiques du CFA, aujourd'hui actionnaires minoritaires de la SCIC constituée en 2015 (voir encadré). La CCI n'a pas répondu à nos questions, mais le président de la chambre de métiers et de l'artisanat (CMA), Georges Dubesset, a osé dire tout haut ce que les "consulaires" avaient espéré tout bas.

"Nous souhaitions que soit nommé un administrateur. La gestion de ce CFA est un enfer. Selon nous, seul un administrateur aurait pu faire bouger les choses, constater ce qui se passe dans cet établissement : le climat de peur qu'il y règne, l'impossibilité d'écarter les éléments perturbateurs, la proximité entre l'inspecteur du travail et la section CGT du CFA."

L'élu précise néanmoins : "Pierre Lecroisey a décidé de tenter l'expérience.
Ce n'était pas notre souhait, mais faisons-lui confiance. Nous mettrons tout en œuvre pour l'épauler, car cet établissement est important pour les entreprises de notre territoire et pour nos jeunes."
L'ex-restaurateur a du pain sur la planche. Sa mission : mener une réelle transformation de l'établissement. Une mue indispensable si le CFA des Mouliniers veut aborder sereinement la réforme de l'apprentissage.

La nouvelle loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel va modifier profondément, dès 2020, les modalités de financement des CFA. Jusqu'ici, ils vivaient essentiellement grâce aux subventions des régions et au versement des taxes d'apprentissage. En 2020, un coût au contrat sera défini au niveau national par les branches professionnelles pour chaque type de formation. Les CFA toucheront les sommes définies pour chacun de leurs apprentis sous contrat, quel que soit le nombre total d'apprentis. Le CFA des Mouliniers devra donc être plus efficient économiquement s'il veut assurer sa pérennité.

"Nous ne pourrons plus aller négocier le montant des subventions avec la Région, prévient Philippe Vernay, le directeur du CFA. Tous nos voyants financiers sont aujourd'hui au vert, mais nous devons faire mieux sur notre organisation et notre offre afin de tenir le cap."

Le CFA des Mouliniers compte près de 900 apprentis répartis dans les sections alimentation, automobile, restauration, vente, coiffure et pharmacie. Soit un effectif correspondant aux 2/3 des capacités d'accueil de l'établissement. "Nous devons nous professionnaliser", estime le nouveau président. Un plan de formation "ambitieux" des enseignants va être mené courant 2019, en lien avec les branches professionnelles, l'organisation sera revue afin d'être capable de proposer des modules de formation adaptés au nouveau contexte national et un plan d'investissement va être lancé dans les prochains mois.

Au programme : des travaux d'accessibilité, la rénovation et la création de nouveaux laboratoires pour les sections boucherie, pâtisserie et boulangerie. Des travaux d'équipement sont également programmés. Au total, le CFA des Mouliniers doit dépenser près de trois millions d'euros. L'investissement sera porté pour moitié par la Région, pour partie en autofinancement et grâce aux 250 000 euros issus d'une dotation exceptionnelle promise par l'État depuis plusieurs années.

"Nous préparons ces travaux depuis plusieurs mois. Ils nous permettront d'offrir un meilleur cadre de travail à nos apprentis, mais ils sont également fondamentaux pour le personnel. Le bâtiment n'a pas été touché depuis 1998... Ces travaux seront peut-être le meilleur remède pour les RPS", lance Philippe Vernay.

Le directeur insiste sur ce point, car les risques psychosociaux (RPS) sont depuis des années le talon d'Achille de l'établissement.

Le personnel en souffrance selon un rapport rendu en décembre 2018

À tel point d'ailleurs que la médecine du travail a alerté la direction et le CHSCT du CFA des Mouliniers.

"Mes constats cliniques et autres données concordantes me permettent de vous signaler la présence des risques psychosociaux avec des conséquences sur l'état de santé de vos salariés et de vous conseiller la prise en compte des risques précités dans votre établissement et de vous interroger avec votre encadrement notamment sur l'organisation du travail qui les génère, afin de les réduire", écrit-elle ainsi dans un courrier daté de mars 2018 que La Tribune a pu se procurer.

Elle y préconise un diagnostic poussé, et "urgent". Demande appuyée par la Carsat. La première partie du diagnostic, commandée par le CHSCT (à hauteur de 80 000 euros), et réalisée par le cabinet Aliavox a été présentée au personnel du CFA il y a quelques jours. Fait notable, le même expert mènera un complément d'analyse, dans un second temps, pour un audit plus global demandé par la direction du CFA (20 000 euros).

"Et pourquoi pas ? Je ne crains rien, je suis sûr de moi", martèle Philippe Vernay.

En synthèse, le rapport d'Aliavox indique : "Nos analyses mettent en évidence l'existence d'un risque psychosocial et de situations de souffrance au travail. Elles confirment les différents constats des acteurs de la prévention de l'entreprise. Ce risque s'est ancré dans un passé lourd en épreuves et en rebondissements (des difficultés financières chroniques, deux administrations judiciaires, une liquidation, deux restructurations)".

Il enfonce le clou :

"Nous notons qu'un malaise diffus touche la totalité des personnels sur toute l'échelle de la hiérarchie".

Pour y remédier, l'expert d'Aliavox préconise notamment de mieux préciser et encadrer les rôles de chacun dans l'organigramme, de mieux planifier les emplois du temps, d'ajuster les fiches de poste et de renforcer le service Ressources Humaines, de restaurer le dialogue social en respectant le cadre légal du temps de travail et de fréquence des réunions avec les IRP.

Le personnel est donc en souffrance. Ce nouveau rapport le démontre une nouvelle fois. Syndicat et direction en conviennent. Mais à qui la faute ? Les deux parties se renvoient la balle. Durement et sans concession. Une situation faisant peser une pression forte sur le personnel et sur les acteurs s'attachant au dossier : élus, journalistes, etc.

Avant de répondre aux questions de La Tribune, les deux parties se sont ainsi renseignées tantôt sur nos antécédents dans un "journal que n'aime pas trop la CGT", tantôt sur une éventuelle accointance avec les "trotskistes" de l'autre camp. Les élus et acteurs économiques stéphanois ont accepté de répondre aux questions à contrecœur pour certains, en off pour d'autres, voire pas du tout. Seuls quelques-uns ont finalement consenti à livrer clairement leur analyse.

Dialogue social difficile

Au cœur d'un feu nourri et concordant de critiques : Yannis Paraskevaidis. "Le Grec", comme l'appellent à couvert un certain nombre d'acteurs de ce dossier aux mille facettes. Arrivé en France en 1977, il enseigne le français, l'anglais et l'histoire-géographie depuis 30 ans au CFA. Et est aux manettes de la section CGT du CFA depuis presque autant de temps. Il est actuellement délégué syndical au sein du CFA et membre de la commission exécutive de l'union locale de la CGT. À ce titre, il intervient sur d'autres conflits (les plus récents : SNF, Mission locale, ZF PWK Mécacentre).

"Nous avons affaire à une caricature du syndicalisme", regrette Claude Rebaud, proviseur de lycée à la retraite, qui a été président du CFA pendant trois ans.

"La CGT a fait diligenter je ne sais combien d'études et de rapports d'expertise. Toujours par le même cabinet : Cadeco. Étrange non ?" Il se souvient : "Nous avions droit à un tract par jour. Les procédures judiciaires n'en finissaient pas (prud'hommes, tribunal administratif... 130 procédures au total, NDLR)." Et poursuit : "Je crois que les salariés doivent aussi prendre leurs responsabilités et ne plus donner autant de pouvoir à ce syndicat. Ce n'est pas si évident puisqu'à force de tout attaquer et tout contester, il finit par obtenir des choses intéressantes pour eux. Entre les audits et les procès, cela a coûté des centaines de milliers d'euros au CFA."

Après avoir été attaqué au tribunal pour diffamation dans la presse (procès gagné en début d'année), l'ex-président de la CCI et prédécesseur de Claude Rebaud à la tête du CFA, André Mounier, évoque désormais ce sujet avec circonspection. "C'était compliqué. Une bataille judiciaire incessante." Gilles Robert Lopez, avocat du CFA entre 2006 et 2017, confirme : "Le nombre de procédures est colossal. Tous les accords, toutes les procédures collectives, tout, absolument tout a été contesté. C'est une perte d'argent et de temps considérable pour le CFA. J'ai décidé d'arrêter, car c'était sans fin." Même Roland Bost, délégué syndical FO de l'établissement, par ailleurs responsable administratif, va dans ce sens. "Aujourd'hui, le financement du CFA est serein. Il n'y a pas de problème de pédagogie, les résultats aux examens de nos apprentis sont bons. En revanche, il existe un important dysfonctionnement politique. Depuis des années, la CGT mène une guerre perpétuelle contre la direction pour déstabiliser l'établissement afin qu'il devienne public. Pourtant, les meilleurs CFA sont ceux que gèrent les entreprises."

Face à ce bloc unanime : Yannis Paraskevaidis et ses collègues de la CGT. Ils ont gagné une bonne partie des procédures engagées. Il dénonce la "discrimination" dont il ferait l'objet, des "magouilles", des arrangements entre amis successifs et nie toute insulte ou menace. Il tacle sans concession la gestion de l'établissement : "Nous avons deux gros problèmes : l'organisation et l'anticipation."

Ces problèmes ont été pointés par divers documents officiels, notamment le rapport Barrois en 2010 et l'audit de la Direccte en 2017. La chambre régionale des comptes et d'autres organisations et ministères ont été saisis depuis plusieurs années par la CGT. Dans le camp d'en face, certains conviennent en effet que l'organisation n'est pas optimale. Notamment, en termes de nombre d'heures de cours assurées par les enseignants, trop peu élevé.

Georges Dubesset, président de la CMA, le reconnaît :

"Nous devons aussi faire notre mea culpa, nous avons donné à la CGT des armes pour ses attaques incessantes."

Avenir en demi-teinte

Œil pour œil, dent pour dent, entre rumeurs et accusations vérifiées, le conflit interne fait rage. Échaudée par la démission de Paul Salen, la Région a elle aussi commandé un audit. Auprès du cabinet Calia cette fois. L'expert a travaillé cet été et vient, comme Aliavox, de rendre ses conclusions. L'angle d'attaque : un bilan organisationnel.

"Nous pensions que le climat s'était apaisé ces trois dernières années. Ce n'est visiblement pas le cas", regrette Nicole Peycelon, membre du conseil de gestion du CFA pour le compte de la collectivité.

"Certains ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de mettre l'établissement dans le mur. Pour l'instant, nous nous en occupons, mais avec l'évolution voulue par le gouvernement, plus personne ne s'en souciera !", s'emporte son président, Laurent Wauquiez, opposé à la réforme.

Nous n'avons pu obtenir le rapport dans son intégralité mais les services de la Région nous ont transmis une synthèse des principales préconisations. Parmi lesquelles l'évolution du mode de management (prime au mérite, recadrage en cas de comportement déviant...), la mise en place d'actions de communication (mise en place d'une newsletter pour informer les salariés, création de moments de convivialité non politisés...), la réorganisation du foctionnement avec de nouveaux moyens humains pour la gestion des plannings (souvent remise en cause) par exemple. La Région nous a indiqué que suite à ces conclusions, une gestion plus rigoureuse du temps de travail avait immédiatement mise en place ainsi que l'évolution du mode de management. Un poste de directeur adjoint RH/Finances est ainsi créé. Des indicateurs de suivi d'activités sont désormais opérationnels.

Ces deux rapports, tous récents, aux préconisations complémentaires suffiront-ils à inverser la vapeur en faisant éclater des lignes ancrées depuis bien trop longtemps dans ce CFA?

Premier CFA en SCIC

Si l'équilibre financier est désormais établi, le CFA connaît des soubresauts depuis une dizaine d'années. Déclaré en cessation de paiements en 2009, puis placé en liquidation judiciaire en juillet 2014, il avait été sauvé de justesse grâce à une subvention exceptionnelle de la Région d'1,1 million d'euros. Les Apprentis d'Auteuil s'étaient déclarés acquéreurs puis s'étaient retirés. Jusqu'alors géré par une association portée par les chambres consulaires, le CFA fonctionne depuis le 1er janvier 2016 en société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) composée de cinq collèges : les usagers, les maîtres d'apprentissage, les salariés, les organisations professionnelles et les chambres consulaires. Il est le premier CFA à avoir opté pour ce mode de fonctionnement.

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