Patron homosexuel, et alors ?

Les questions d'orientation sexuelle et d'identité de genre ne sont pas censées occuper le devant de la scène au travail. Or elles déterminent en filigrane nombre de relations entre collègues et de rapports de pouvoir au sein de l'entreprise. Et la problématique de l'inclusivité des personnes lesbiennes, gays, bi et transsexuelles (LGBT) demeure un tabou, en particulier dans les PME où les compétences en matière de RH s'avèrent variables.
(Crédits : DR Kanellos COB)

Pour consulter cet article en accès libre, souscrivez à notre offre d'essai gratuite et sans engagement.  Ne pas mélanger vie privée et vie professionnelle : l'adage est connu de tous, patrons comme salariés. Dans la pratique, il fait plutôt figure de contre-vérité, que l'on soit dirigeant ou exécutant. Depuis une dizaine d'années, des études se sont penchées sur le ressenti des travailleurs LGBT français, les représentations globales des salariés et les pratiques actuelles. Elles constatent toutes qu'environ deux tiers des LGBT se dissimulent au travail ou se dévoilent de manière extrêmement sélective. En 2015, un rapport inédit de SOS Homophobie montrait que seules 18 % des lesbiennes interrogées confient à l'intégralité de leurs collègues leur orientation sexuelle.

« La tendance générale est de repousser cela dans la sphère privée, d'en faire un non-sujet. Il reste malvenu d'en parler car cela renvoie à une minorité, constate Christophe Falcoz*, spécialiste du management de la diversité, professeur associé à l'Institut d'administration des entreprises (IAE) Lyon. Souvent, les personnes se débrouillent pour porter un masque "normal", hétéronormé, dans ce réflexe de déni et aussi parce qu'elles anticipent le risque discriminatoire. »

Invisibles, inaudibles ou mal entendus, les homosexuels sont en théorie protégés par le Code du travail. À ce jour, la loi reconnaît 25 critères de discrimination. Alors que les premiers ont été établis à la fin des années 1980, la prise en compte de l'orientation sexuelle (2001) et de l'identité de genre (2012) est assez récente. « En France, les pratiques restent très tournées vers les anciens critères, tels le sexe, l'âge, le handicap. Les obligations légales les concernant sont plus importantes. Et comme les entreprises ont tendance à agir sous la contrainte, les avancées se sont surtout faites sur les critères les plus encadrés », explique Christophe Falcoz.

2012, le déclencheur

La prise de conscience s'est toutefois accrue depuis le début des années 2010. L'histoire des mœurs s'écrit bien souvent par à-coups. Lancé en 2012, le débat autour du mariage gay a servi de déclencheur : dans le sillage de la Manif pour tous, la recrudescence de l'homophobie (introduite en 2003 dans le Code pénal comme circonstance aggravante d'un crime ou d'un délit) a poussé les entreprises à se positionner, à sanctionner les propos tenus par certains collaborateurs et à communiquer en interne sur la promotion de valeurs inclusives. Cette mobilisation explique les récentes avancées : en 2013, l'association l'Autre Cercle a promulgué une charte d'engagement LGBT à destination des acteurs économiques. Plus d'une cinquantaine d'entreprises privées et publiques l'ont depuis signée. Une démarche volontairement novatrice, qui considère la diversité comme une source de valeur ajoutée et un argument pour le rayonnement d'une marque.

Pionnière sur ce sujet, l'Autre Cercle fédère des professionnels LGBT portant « la vision [d']un monde professionnel épanouissant, inclusif et respectueux de toutes les personnes dans toute leur diversité », explique l'association, qui possède douze antennes régionales. Celle d'Auvergne-Rhône-Alpes vient de publier un guide, intitulé « Ne vous privez d'aucun talent », destiné aux TPE-PME. Selon l'Insee, elles représentaient en 2015 près de 99 % des établissements français et employaient la moitié des salariés du pays. « Là plus qu'ailleurs, tout repose sur l'impulsion du dirigeant. S'il n'est pas sensibilisé, il ne se passera rien », souligne Christophe Falcoz.

Régulateur

Dans les petites entreprises, le patron endosse le rôle de régulateur habituellement dévolu à la DRH dans une grande société, où la communication institutionnelle en matière de diversité a déjà été éprouvée. Le guide de l'Autre Cercle se veut un condensé des bonnes pratiques en termes de prévention et de savoir-faire : comment aborder le sujet, réagir face à un salarié qui décide de se livrer, ou non, à l'équipe ; quid de la responsabilité managériale et légale du dirigeant de PME.

Ce dernier est d'une part tenu de recruter et d'accompagner l'avancement de ses employés sans faire de discrimination, et il doit d'autre part agir en médiateur lorsque des tensions ou de potentielles discriminations émergent au sein de son effectif. « Il a tout à inventer, alors qu'il ne dispose pas du tout des mêmes moyens qu'un grand groupe financier ou industriel. Or il doit respecter les mêmes règles du Code du travail », souligne un consultant en relations humaines qui a participé à l'élaboration du guide de l'association.

Un constat valable quel que soit le domaine d'activité : « Il n'y a pas de secteurs préservés ou facilitateurs, de métiers plus homophiles ou homophobes », rappelle Catherine Tripon, porte-parole de l'Autre Cercle.

« En tant que dirigeant, mon rôle est de faire en sorte que tout le monde travaille ensemble le mieux possible dans le cadre fixé par la loi et par l'accord de la profession, témoigne André Faucon, directeur régional de France 3 Auvergne-Rhône-Alpes. Je n'ai jamais caché mon orientation sexuelle, mais je ne l'ai jamais mise en avant, si ce n'est que je m'autorise à évoquer mon compagnon, à mettre sa photo sur mon bureau. Je n'en fais pas tout un plat, mais je suis franc. Ça évite la gêne, les rumeurs. Mon attitude oblige mes interlocuteurs à considérer cela comme naturel. Il ne m'a jamais rien été reproché. A contrario, dans une autre entreprise de médias, des amis ont pu connaître des difficultés parce qu'ils ont été confrontés à des individus qui avaient un problème avec cette question. »

« Je pourrais perdre un marché »

Si l'origine des conflits est d'abord d'ordre professionnel, l'effet de groupe peut favoriser les dérapages homophobes : « J'interviens dans l'industrie auprès d'employés dont le bagage académique n'est pas très élevé, qui occupent des postes à basses qualifications, explique un consultant en relations humaines, membre de l'Autre Cercle. Ce sont des groupes massivement masculins qui se réfèrent à des codes anciens très fermés : un homme n'a pas peur, doit maîtriser ses émotions, les femmes sont souvent évoquées en tant qu'objets sexuels et le mot "pédé" est couramment utilisé pour décrire une forme de faiblesse. »

Le niveau de diplômes n'est cependant pas décisif. « La finance est un milieu encore très machiste, où la performance est gage de virilité et les commentaires qui peuvent fuser sur les lesbiennes sont parfois très désobligeants, témoigne la directrice d'un cabinet de courtage en Savoie. Quand mon épouse a accouché, seule mon adjointe était au courant de la raison réelle du congé que j'ai pris - et auquel j'avais droit ! - à ce moment-là. »

Si un patron n'est pas habitué à parler ouvertement à ses équipes, « c'est d'emblée compliqué d'aborder ce sujet sensible. Pour quelqu'un qui est dans le lien, avec qui les échanges sont spontanés, ce sera plus simple », résume un consultant RH. C'est le cas pour Alain Meynier, ébéniste dans la région lyonnaise : « C'est d'abord une question de personnalité. Il faut aller vers les gens, dire les choses avec le sourire. J'embauche régulièrement des apprentis. Avant même de faire le contrat, ils sont mis au courant que je suis gay, leurs parents aussi s'ils sont mineurs. Ainsi, si je tombe sur un homophobe, il a le choix de ne pas signer. »

Sur les chantiers, l'artisan intervient en parallèle d'une multitude de corps de métier. « Je n'ai jamais eu aucun souci avec les autres patrons de PME. Il m'arrive même de faire des blagues, de tourner cela en dérision », raconte-t-il. Seul bémol à cette ouverture : le rapport aux clients. « Je ne m'affiche pas automatiquement, surtout avec des personnes d'un certain âge. Je ne le dis pas si je sens que je pourrais perdre un marché », concède l'ébéniste. Difficile néanmoins de déterminer réellement - entre discrimination et autocensure - si l'orientation sexuelle d'un dirigeant peut lui faire du tort dans ses affaires ou dans ses relations au sein d'organisation patronale.

Mais la liberté que revendique l'artisan ne s'accompagne pas forcément d'un engagement militant. « Selon moi, il y a des causes, mais pas une cause LGBT. Je n'aime pas les étiquettes, je n'ai pas envie d'être classé. En l'occurrence, j'habite un petit village à la campagne, je ne suis pas très gay pride et compagnie. »

Tout l'inverse de Guillaume Tanhia, ancien manager de l'hôtel 4 étoiles La Tour rose, à Lyon, avant cela cofondateur et rédacteur en chef du mensuel gay Tabloïd, diffusé dans le sud-est de la France. « Je n'étais pas un homo tranquille, en couple, conforme, mais assez délirant, plutôt dans le registre grande folle. Et c'est plus ma façon de vivre mon homosexualité, de prendre du plaisir, que mon homosexualité en soi qui a déterminé ma façon de manager, explique-t-il. Par exemple, une réunion à 9 h du matin n'était pas envisageable. Je fonctionnais sur des contrats d'objectifs, mais jamais avec des plannings imposés. »

Désormais aux manettes d'une nouvelle aventure entrepreneuriale au Maroc, Guillaume Tanhia continue de prôner la responsabilisation de ses employés, mais se fait plus discret sur son orientation sexuelle. « La question ne se pose pas car elle n'a pas à être posée. Ici, la loi condamne les homosexuels pour atteinte aux bonnes mœurs. Je sais qu'il y a des gays dans mon équipe mais on n'en parle jamais. Ils ressentent certainement une liberté qu'ils n'ont pas dans leur famille, mais je n'ai pas de protection ou de faveur particulières à leur endroit. Le but reste de réussir ce projet. »

Éduquer les futurs décideurs

Dans les entreprises, la mobilité internationale et l'interaction avec d'autres espaces culturels peuvent servir d'aiguillon au management de la diversité. Mais rarement à l'avantage du salarié. Certains gays sont forcés de refuser un poste à l'étranger dans un pays où l'homosexualité est considérée comme criminelle. D'autres déclinent l'offre car leur conjoint ne pourrait pas suivre, bien que motiver le refus auprès de son employeur oblige à se dévoiler.

« Nous portons une vision, celle de former des managers responsables et sensibles à leur environnement, donc vigilants vis-à-vis de possibles discriminations, explique Jérôme Rive, maître de conférences, directeur général d'IAELyon et président d'IAE France. Sur d'autres territoires, nous devons également être porteurs de ces sujets, tout en respectant des codes socio-culturels autres. Quand nos jeunes partent en mobilité internationale, nous leur rappelons de rester vigilants, d'être prêts à s'adapter. Même en Occident, les avancées sur les thématiques LGBT sont très récentes. »

Dans les PME, « le profil du patron demeure en majorité un homme, âgé de plus de 40 ans », pointe le chercheur Christophe Falcoz. Une génération peu ouverte au sujet, non pas tant par principe que par ignorance. D'où la nécessité d'éduquer les futurs décideurs au management de la diversité. « Aujourd'hui, dans les grandes écoles françaises, on forme encore mal à cette question. Contrairement aux États-Unis, au Canada ou au Royaume-Uni, nos élites sont très en retard sur les problématiques de discrimination, alors que cela devrait faire partie d'un bagage de base », considère Christophe Falcoz.

Autre challenge : atteindre les cadres déjà en place. Alors que des sections LGBT sont nées dans la foulée du Pacs, à la fin des années 1990, au sein des grandes entreprises (Mobilisnoo chez Orange, V-Eagle chez Volvo, Personn'ailes chez Air France, Casino Pride chez Casino, Gare! à la SNCF, Rainbhôpital dans les établissements de santé, Flag! dans la police...), aucun réseau transversal, hormis l'Autre Cercle, ne s'est focalisé sur les PME. « Globalement, jamais une chambre de commerce et d'industrie ou une chambre des métiers ne s'est mobilisée sur le sujet », estime Christophe Falcoz.

« Nous n'avons pas l'habitude de ce genre de problématiques, reconnaît François Turcas, président de la CPME Auvergne-Rhône-Alpes. Il y a un travail énorme à faire pour former nos PME-PMI, pour qu'elles sachent comment procéder. D'autant que les ordonnances nous obligent à être beaucoup plus responsables. »

La récente réforme du droit du travail modifie en effet les conditions du dialogue social dans les entreprises de moins de cinquante salariés. Les discussions peuvent y avoir lieu sans aucune représentation syndicale, dans un face-à-face exclusif entre employé et employeur. Ce qui n'exempte pas ce dernier de ses obligations en matière de discrimination, notamment à l'encontre des personnes LGBT.

Au-delà de la loi, il ne s'agit pas non plus d'« une mode », prévient André Faucon : « C'est important que des managers s'engagent, portent des actions collectives. Car un individu qui n'ose pas évoquer sa vie privée devant la machine à café le lundi matin, c'est bien souvent une personne en souffrance. Il n'y a rien de pire que de ne pas assumer ce que l'on est, de ne pas pouvoir le faire. » Ce « stress minoritaire » est un frein aux performances individuelles. Qui peut finir par peser lourd sur la productivité de l'entreprise.

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*Auteur de L'Égalité femmes-hommes au travail, perspectives pour une égalité réelle, éditions EMS, à paraître en janvier 2018

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