Pierre Millet (fondateur de SITL) : « J'ai été volé par l'Etat »

Il avait repris le site lyonnais de Fagor-Brandt au printemps 2011 pour mener à bien sa reconversion industrielle vers la fabrication de véhicules industriels électriques. Le 2 janvier 2014, sa société SITL était placée en redressement judiciaire. Pierre Millet apparaît tour à tour visionnaire, courageux, imprudent, insuffisamment compétent, naïf. Et malchanceux.
Pierre Millet avec à ses côtés Gérard Collomb lors de la visite du site de Gerland en 2013.

Il a surgi de nulle part, et quatre ans plus tard, tout, de l'origine à la mise en œuvre réelles de ses motivations, demeure mystérieux. C'est en effet à un obscur petit entrepreneur d'Isère, aux commandes de Tecnitol, PME de chaudronnerie d'une vingtaine de salariés et d'un chiffre d'affaires de 1,6 million d'euros, que Fagor-Brandt confie le soin de piloter l'avenir et la reconversion industrielle d'un site de 400 salariés.

A l'époque, à l'automne 2010, cette candidature inespérée semble contenter l'ensemble des parties prenantes, pouvoirs publics en tête, trop heureux d'une telle aubaine qui promet la sauvegarde des emplois. L'individu inspire confiance, son parcours affiché dans la reconversion des sites militaires en activités civiles pour le compte de Thomson CSF plaide en sa faveur, et finalement personne ne semble étonné par la disproportion des compétences et des moyens financiers revendiqués par l'intéressé et exigés par la situation. Aujourd'hui encore, parmi certains acteurs clés du dossier y compris au sein de la Direccte, la réalité des investissements engagés par Pierre Millet suscite le doute et même quelques fantasmes.

« J'y ai tout mis »

Officiellement, le montage financier articule une holding, SH2M, dont il est l'unique actionnaire - à laquelle est agrégée une « sous-holding », Pomofil, qui détient 90 % des 10 millions d'euros de capital de SITL, les 10 % restant étant apportés par Fagor-Brandt. SITL est créée le 17 décembre 2010 et son activité démarre le 1er avril 2011. Ces 9 millions d'euros, Pierre Millet assure les avoir financés à titre personnel à hauteur de 2,25 millions d'euros (vente d'actifs immobiliers et apport pour 1,8 million d'euros assortis d'un emprunt de 500 000 euros) et le solde de près de 7 millions d'euros par un prêt participatif réalisé lors de la cession du bâtiment nord au fonds Ginkgo - propriété de la Compagnie Benjamin de Rothschild et immatriculé à Genève.

« Financièrement, j'ai tout mis dans cette aventure », détaille l'intéressé, par ailleurs président ou gérant d'autres sociétés (SCI 2 M, Power Motion Filters company, SH2M Immobilier...) dont les comptes ne sont pas déposés mais qui, pour certaines, sont rattachées à la holding propriétaire de SITL. Laquelle outre doit produire sur un rythme dégressif de 210 000 à 50 000 lave-linges par an pendant cinq exercices pour le compte de Fagor-Brandt, redimensionne son avenir vers la conception-fabrication de véhicules électriques industriels (marque Brandt Motors) et de filtres à eau (Power Motion Filters).

Brigade financière

De cette imbrication de sociétés, mais aussi d'une personnalité secrète et inconnue des réseaux décisionnels - politiques, financiers, institutionnels - résulte la profusion de rumeurs sur la véracité de son engagement personnel et sur l'intégrité des opérations financières réalisées pendant son mandat, et notamment sur l'affectation véritable des 6 (selon le dirigeant de Ginkgo, Bruno Farber) à 8,5 millions d'euros (selon Pierre Millet) issus de la vente des bâtiments nord officiellement destinés au financement de l'activité du site.

Des rumeurs qu'aucun des contempteurs ne parvient toutefois à étayer, que la brigade financière saisie au printemps 2014 n'a, pour l'heure, pas corroborées, et qu'autant Didier Verriest, président de Cenntro Motors France, que Bruno Farber, contestent fermement.
Reste pour Pierre Millet un ultime enjeu financier de taille, puisqu'il porte sur 1 million d'euros, la rémunération, par Cenntro Motors France, des brevets et savoir-faire cédés en juin 2014 dans le bureau de l'administrateur judiciaire Robert-Louis Meynet à l'issue d'une passe d'armes épique - selon nos informations, la saisie quelques semaines plus tôt de la brigade financière avait pour seul dessein d'exercer sur Pierre Millet une pression suffisante pour le contraindre à céder cet actif - et selon un calendrier précis : 1 euro symbolique à la signature, et le règlement du total six mois plus tard, le 18 décembre, selon des conditions que Didier Verriest estime inaccomplies - « des fournisseurs refusent de nous livrer tant que les ardoises de SITL, que nous ne sommes pourtant pas censés honorer, ne sont pas réglées, nous n'avons pas encore réussi à produire de véhicules à partir de pièces neuves résultant des brevets, etc. ». Un nouveau bras de fer est donc engagé.

Détermination et foi incontestables

Naïf ? Dépassé ? Trahi ? Incompétent ? Trop audacieux ? Imprudent ? Les trois années qu'il a consacrées au développement de SITL exposent Pierre Millet à un bilan contrasté. Sa détermination et sa foi dans le projet de reconversion industrielle sont incontestables.

« Quand donc cessera-t-on d'admonester les industriels qui, à son image comme à celle du repreneur de Lejaby Alain Prost, ont le courage de prendre des risques d'entrepreneurs et d'hommes ? », fustige le préfet de Rhône-Alpes Jean-François Carenco.

La pertinence de sa stratégie de repositionnement vers les très populaires - y compris politiquement - clean techs est visionnaire, le dépôt de bilan de Fagor-Brandt en novembre 2013 s'est imposé comme un coup de grâce malchanceux, son échec à convaincre précédemment le groupe espagnol de bloquer sur une fiduciaire les « 25 à 30 millions d'euros » générés par la production des machines à laver d'ici 2016 l'a fragilisé, enfin les retards accumulés successivement dans le développement technologique, les processus d'homologation, et les réponses aux appels d'offres - « notamment de l'Union des groupements d'achats publics, intéressée par plusieurs centaines de véhicules pour le compte de collectivités locales » - ont désagrégé la trésorerie.

Enfin, insiste l'administrateur judiciaire Robert-Louis Meynet mandaté pour conduire le redressement :

« Il faut lui reconnaître d'avoir engagé avec énergie le processus de reconversion, sans lequel jamais Cenntro Motors ne se serait positionné ».

« Folie des grandeurs »

Mais Pierre Millet a aussi payé le tribut de son illisibilité dans les réseaux institutionnels, politiques et économiques qui affectait son crédit autant que son pouvoir de persuasion et de décision :

« Je ne connaissais personne, personne ne me connaissait, et j'aurais dû davantage communiquer en amont et chercher un parrain grâce auxquels ma crédibilité n'aurait pas été contestée et donc les partenaires auraient été rassurés ».

Il a adopté un fonctionnement personnel et une gouvernance jugés en interne « inadaptés » et « délibérément opaques », il a témoigné d'une « candeur » pour les uns, d'une « inexpérience » pour d'autres, de « lourds voire de graves manquements » selon les plus virulents - « ne s'agit-il pas de faux lorsqu'aux fins d'obtenir des aides on présente aux pouvoirs publics un niveau de production et de vente de véhicules sciemment mensonger ? », questionne un ancien cadre dirigeant.

« Il a eu la folie des grandeurs », résume Bruno Farber. Il souffrait même, rapportent des représentants de l'État, d'une « réputation moyennement flatteuse » qui pourrait expliquer que Gérard Collomb, président du Grand Lyon et maire de Lyon, ait attendu le 2 janvier 2012 pour s'inviter dans les locaux... tout en prenant soin de ne pas solliciter la presse. « Cet OVNI nous inspirait la méfiance », confirme l'un des proches collaborateurs de l'édile.

Incohérences stratégiques

Enfin, il a fait preuve d'un certain amateurisme et additionné de lourdes erreurs : en premier lieu le déficit commercial - « zéro circuit de vente », claque Jean-François Carenco -, une impréparation technique cristallisée par le « spectacle » offert aux invités, Gérard Collomb en tête, lors de la présentation du véhicule Citelec à l'été 2013 : « Lorsqu'il ouvrit la porte du conducteur, celle-ci resta dans les mains du démonstrateur... », soupire un ancien cadre dirigeant. Mais aussi des insuffisances technologiques - direction assistée et climatisation inexistantes, absence de véritable service R&D - rédhibitoires et quelque « virage » étonnant : l'assemblage de vélos électriques et de scooters chinois, sous la bannière Brandt Motors et commercialisés sur internet. « Cette production, lancée sans étude de marché, sans réseau de vente, sans formation, sans logique de marque, est symptomatique des limites du Pdg, témoigne un ancien collaborateur. Peu de ce qui était entrepris donnait de crédit aux ambitions, démesurées, qu'il affichait, y compris en interne ».

« Pigeon » ?

Bref, un tableau antagoniste qui, rétroactivement, interroge la perspicacité du choix de ce repreneur. « Il a joué et il a perdu », résume le préfet. « On s'est demandé si Fagor-Brandt n'avait pas trouvé un "pigeon" », murmure-t-on au sein de la Direccte, dans l'entourage du Commissaire régional au redressement productif Simon-Pierre Eury. Un « pigeon » qui aurait eu « les yeux plus gros que le ventre » mais bienvenu pour échapper au financement d'un plan social qui, selon ce même représentant de l'État, se serait révélé « nettement plus onéreux » pour l'ex-géant ibérique que les 10 millions d'euros, dans leur immense majorité dévolus à la formation reconversion, qu'il a affectés. Le « dindon d'une farce » qui épargnait aux acteurs publics et politiques opportunément solidaires - UMP au niveau national, socialistes dans la région et l'agglomération lyonnaise - une nouvelle déflagration sociale à quelques encablures des élections présidentielles.

4 millions d'euros en jeu

Symbole de ce déficit d'influence, de notoriété et de crédibilité de Pierre Millet : les 4 millions d'euros qu'il espérait obtenir des pouvoirs publics pour compléter le budget total de reconversion de 24 millions d'euros réuni, selon lui, en février 2012 « à hauteur de 19 millions » via des emprunts bancaires incluant le  second prêt participatif auprès de FagorBrandt.

« "On" m'avait assuré verbalement qu'une fois les 10 millions d'euros de capital officiellement libérés cette contribution me serait versée », affirme l'ex-Pdg.

Visé, le Préfet reconnaît avoir échoué à mobiliser cette manne qu'en revanche il conteste avoir promise. Au lieu de quoi seuls 600 000 euros seront débloqués par la Direccte. En cause : une interprétation divergente des effectifs de l'entreprise, qui conditionnent le montant des aides publiques. Selon Pierre Millet, sur les conseils du directeur de cabinet de François Fillon alors Premier Ministre, il procède à un arrêté comptable au 30 juin afin de produire sur une année pleine un effectif moyen inférieur à 250 salariés, qui lui garantit un statut de PME, au sens européen, nettement mieux soutenu financièrement que celui d'ETI.

Incapable de produire la preuve écrite des recommandations du collaborateur de François Fillon, il ne peut infléchir les services de la Direccte qui, de leur côté, maintiennent la classification d'ETI ; l'aide est alors ramenée à des proportions six fois plus faibles et, concomitamment, ne permet plus au Pdg de SITL de cautionner auprès d'Oséo « matière à obtenir un nouvel emprunt de 6 millions d'euros ». Résultat, rétrospectivement et mis en perspective des aides « considérables » accordées au futur repreneur Cenntro, Pierre Millet a le profond sentiment qu'avec le refus de verser à SITL ces 4 millions d'euros il a été « volé ».

«  Tous les cadavres sont sortis  »

« Nous avons sorti tous les cadavres des placards », soutient Didier Verriest. Notamment un écart abyssal entre les nombres de véhicules officiellement et réellement fabriqués et vendus, des produits « loin d'être au point », l'absence de stratégie commerciale et marketing, des dépenses de formation et des coûts de développement « totalement disproportionnés ». Mais « aucune » anomalie délictueuse de gestion.

De son côté, Pierre Millet a repris les rênes de Tecnitol en proie à d'importantes difficultés depuis sa mise en gérance en 2011 - en 2013, un chiffre d'affaires en retrait de 33 % à 976 000 euros et un résultat d'exploitation en chute de 390 % à moins 247 000 euros. Il met en exergue les « 50 millions d'euros » de coût social que sa décision de sauver 400 emplois a permis aux pouvoirs publics d'économiser. « Entrepreneur dans l'âme », il confie regarder de nouveaux possibles projets, et même réfléchir aux débouchés industriels qu'autoriseront la récupération « immédiate » puis l'exploitation de ses brevets si Cenntro Motors France maintient son refus d'honorer leur règlement.

 >>A suivre mercredi, Didier Verriest (président de Cenntro Motors France) : « Reprendre dans ces conditions était une folie »

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Commentaire 1
à écrit le 11/03/2015 à 13:49
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pierre millet,peter wang la méme politique tout pour eux et rien pour les autres fin juin personne ne va réchapper a la fermeture de cenntro ,je plains ceux qui en reprenant le travail se sont senti supérieur aux autres,chacun pour sa peau tchao tcha...

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