Logitech : la résurrection

En publiant, le 2 mai, ses résultats financiers annuels, le groupe américano-suisse Logitech a présenté une croissance à deux chiffres et une nouvelle hausse des ventes à 2,56 milliards de dollars. Un record confirmé par une progression de ses ventes au premier trimestre 2018. L’entreprise, leader dans les périphériques informatiques dans les années 1980, renoue avec le succès alors qu’elle était au bord du gouffre il y a dix ans. Radiographie d’une spectaculaire renaissance, qu’elle doit au renouvellement de son design, au repositionnement de sa marque, et à sa proximité avec l’école polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
(Crédits : DR)

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Entre 2009 et 2012, Logitech était perçue comme finie. Peinant à se réinventer, touchée de plein fouet par la crise économique de 2008 et enchaînant les "mauvais choix", l'entreprise était en bien mauvaise situation.

"Nous étions donnés pour mort en 2012", se rappelle Guerrino De Luca, actuel président du conseil d'administration et ancien directeur général.

Guerrino De Luca

Guerrino De Luca, président du conseil d'administration, refuse de s'abriter derrière l'excuse de la crise économique pour justifier les difficultés de Logitech.

Cette année-là, la société avait perdu 228 millions de dollars (191 millions d'euros). Et pourtant, les résultats annoncés en mai sont excellents : ventes en hausse de 16 % par rapport à l'an dernier, à 2,56 milliards de dollars (2,15 milliards d'euros), bénéfice net de 208,5 millions de dollars (175,16 millions d'euros), contre 205,9 (172,97) il y a un an. En monnaie constante, le chiffre d'affaires du groupe a progressé de 13 % pour atteindre le montant le plus élevé de son histoire. Et sur le prochain exercice, le bénéfice attendu s'élève à 310 millions de dollars (260 millions d'euros).

Les résultats ne cessent de s'envoler. Une progression de 16 % en un an, soit autant qu'Apple, qui a présenté au même moment ses propres résultats. D'ailleurs, la marge brute des deux entreprises est sensiblement équivalente, alors que le niveau de rentabilité de la firme de Cupertino est largement loué par ses investisseurs. Au regard de l'évolution de la valeur de son action, Logitech affiche même un retour sur investissement meilleur. En effet, passée sous la barre des 6 francs suisses (5 euros) en mai 2013, sa cotation n'a aujourd'hui jamais été aussi haute, dépassant les 40 francs suisses (33,6 euros).

Pire ennemi : le succès

Créée en 1981 à Apples, petite commune du canton de Vaud située dans le district de Morges, l'entreprise Logitech se spécialise dans la production de périphériques informatiques avec notamment une souris fabriquée dans la vallée de Joux, vendue à plus d'un milliard d'exemplaires et qui équipera les ordinateurs Hewlett-Packard. Rapidement, certains développements sont transférés dans la Silicon Valley et la fabrication en Chine, mais l'activité reste implantée en Suisse.

Les produits se diversifient (claviers, webcams, enceintes et autres accessoires), mais la santé de la société semble être en dents de scie et celle-ci passe près de la faillite à deux reprises, en 1984 et en 1992, du propre aveu de ses dirigeants. C'est cependant le cycle 2009-2012 qui reste le plus compliqué pour Logitech. La crise économique est pointée du doigt, même si Guerrino De Luca refuse de s'abriter derrière cette excuse, arguant que chaque entreprise doit rester maîtresse de son destin, malgré la concurrence et le contexte économique.

Pour expliquer cette descente aux enfers, les dirigeants se préfèrent philosophes : "On dit que le succès est votre pire ennemi, avancent-ils, reprenant la pensée de Ryan Holiday, auteur de Ego is the Enemy. On pense pouvoir marcher sur l'eau et nous avons été proches de la noyade."

Des choix néfastes sont également évoqués : mauvais casting à la direction en 2008, suivi de maladroites acquisitions dans de nouveaux marchés mal maîtrisés... Guerrino De Luca se souvient d'une période "absurde" où des produits étaient développés uniquement pour rester présents dans toutes les catégories de prix. À l'époque, le fondateur Daniel Borel estimait que Logitech avait oublié sa culture et ses valeurs. Lui-même n'adhérait plus à la stratégie.

Anouch Seydtaghia, journaliste économique suisse spécialisé dans les nouvelles technologies, a largement eu l'occasion d'analyser la situation et l'évolution de l'entreprise. D'après lui, "l'entreprise était restée trop focalisée sur le PC, avec des produits peu innovants, sans réaliser que le design prenait de l'importance".

 "Recentrer sur les clients et les produits"

Le design. Là est peut-être la clef. La bouée qui a sauvé la firme de la noyade. L'une des recettes qui fit le succès des produits Apple, après que la société de Steve Jobs eut retrouvé son identité. La comparaison est d'ailleurs souvent citée lorsqu'il est question de Logitech. Si cette dernière a su redevenir "cool", comme le titrait la couverture de Bilan (magazine économique suisse de référence), c'est grâce au virage entrepris par un homme : Bracken Darrell, venu de Whirlpool. Un choix alors décrié, condamnant le mariage de l'électroménager et de la haute technologie. Cet ancien de PepsiCo prend les commandes de Logitech en janvier 2013, lorsque l'action vaut à peine 6 francs suisses. Après une longue analyse, il met en place une stratégie qui, en quelques mois, permettra de renouer avec la croissance.

Derrière ce retournement de situation : le renouvellement du design à tous les niveaux de l'entreprise, de la Californie au siège implanté dans le parc de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Pour cela, et afin d'appliquer les principes de designers de légende, le nouveau PDG a recruté un designer et l'a promu au C-level, le niveau directionnel. Venu de chez Nokia, celui-ci a recruté une équipe de 150 personnes, en les débauchant de la concurrence, pour repenser tous les aspects, de l'industrie à l'interface, en passant par le web et l'expérience utilisateur. L'initiative est payante : le fabricant se voit récompensé par près d'une centaine de prix pour son design, dans chaque catégorie.

"Nous avions oublié nos clients et nos produits, dans un monde où le design était dicté par les PC et Windows, or c'est Apple qui a pris le dessus", estimait Guerrino De Luca lors d'une présentation à Lausanne.

Une véritable "résurrection" pour Anouch Seydtaghia. "Après avoir connu des trimestres difficiles avec des produits inadaptés au marché, l'entreprise a su se réinventer totalement, en limitant le nombre de produits et en se concentrant sur le design, en innovant par petites touches." Ces innovations émergent notamment d'un partenariat historique fort : la proximité avec l'École polytechnique fédérale de Lausanne.

Fondée à une vingtaine de kilomètres, la firme Logitech a été le premier locataire du Parc des innovations. Sur le célèbre campus, tout appelle à l'émulsion en réunissant en un même lieu cours, laboratoires, grandes entreprises et startups. Logitech y a d'ailleurs largement investi pour la construction de bâtiments ou le développement d'initiatives.

"C'est un campus universitaire très dynamique, avec des programmes de stages de plusieurs mois inscrits dans le cursus", relève Jean-Michel Chardon, senior director chez Logitech, chargé des relations avec l'EPFL et lui-même ancien étudiant de l'école.

Des projets de recherche allant jusqu'à 24 mois peuvent également être cofinancés par la Confédération et lancés dans un écosystème de proximité motivé par l'innovation. "L'EPFL attire énormément de talents, et les étudiants ont un savoir-faire, une façon de raisonner, qui sont "bruts", "frais", contrairement à nous qui ne raisonnons déjà plus de la même façon. C'est réellement un transfert de savoir, pour développer des concepts."

En guise d'exemple, l'un des fruits de cette émulation lausannoise pourrait être Spotlight, une télécommande de présentation dotée de fonctions impressionnantes, et quasiment entièrement développée au bord du Léman.

Spotlight

Depuis une quinzaine d'années, l'école, qui était autrefois plutôt centrée sur l'ingénierie des sciences, s'est tournée vers les sciences de la vie... "

C'est très bien pour Logitech, car l'humain est au centre de notre entreprise, insiste Jean-Michel Chardon. Nous voulons comprendre ce qui fait l'humain pour mieux l'aider au quotidien, que ce soit au travail ou à la maison."

Un "retour au client", pour mieux anticiper ses besoins.

Des marchés mieux identifiés

Autre évolution : la marque. En plusieurs étapes, pour que la réinvention soit complète. "La société a beaucoup changé et tout devient lié à la technologie, qui envahit notre quotidien", estimait Bracken Darrell en 2015 à San Francisco. Conséquence : "Il n'y a plus besoin d'avoir le "tech" dans notre marque." Effectivement perçue avant tout comme un fabricant de souris et de claviers, Logitech devait se défaire de ces stéréotypes et, au passage, se rapprocher du consommateur.

C'est donc désormais la marque Logi, dont le logo a été épuré de son célèbre dessin, qui est apposée sur tous les objets autres que les souris et les claviers, qui resteront attachés à la marque Logitech. Mais des marques propres ont également été créées par département, là où "Logitech" n'aurait pas pu réussir. Risqué mais payant. L'organisation gagne aussi en clarté. Sur le site, désormais, quatre catégories de solutions apparaissent : "Business", "Collaboration vidéo", "Éducation" et "Logiciels + applications". Aussi, ce sont cinq marchés qui ont été identifiés comme clés avec la créativité/productivité, la domotique, la musique, la collaboration vidéo et le jeu.

Sur ce dernier point, le rachat, l'an dernier, de Astro Gaming pour 85 millions de dollars (71 millions d'euros) a confirmé les orientations et investissements d'avenir. Comme le rappelle Bracken Darrell, chiffres à l'appui, si l'année fiscale 2017-2018 a généré une croissance à deux chiffres, c'est "grâce aux segments jeu et collaboration vidéo". Là encore, la stratégie est gagnante. "Le fait de miser sur les jeux, la musique, le design, avec des produits toujours fiables et simples à utiliser a permis ce retour sur le devant de la scène", estime Anouch Seydtaghia. L'image de marque s'est elle aussi assise avec des produits aux fonctionnalités pérennes, s'éloignant de l'obsolescence programmée qui a dernièrement pu tourmenter des acteurs comme Apple.

Cette ouverture d'esprit est sans conteste passée par une observation minutieuse de la concurrence. Et plus particulièrement des jeunes acteurs novateurs. En tout, les dirigeants de plus de 1 500 startups ont été rencontrés par Bracken Darrell. Pour échanger, envisager des rachats et repenser gérance et leadership. Mais surtout, pour innover en externe. Avec un flux de trésorerie disponible record à 240 millions de dollars en 2017, soit 201 millions d'euros (le double de 2016), le CEO reste à l'affût, "affamé" et prêt à explorer de nouveaux horizons. D'ailleurs, le rythme et la croissance de l'entreprise vaudoise rappellent aisément la dynamique de ces jeunes pousses. Un avis que partage Anouch Seydtaghia : "En quelque sorte, Logitech s'est effectivement remise en "mode startup", même si elle entreprend peu d'innovations de rupture et que la prise de risques demeure faible." Un risque mesuré, à échelle réduite, parfois caché.

Avec son portefeuille de produits repensé et soigné, l'entreprise a pu relancer son marketing, devenant même une plate-forme associée à Apple, Google et Amazon, avec plusieurs accessoires compatibles ou intégrant les assistants vocaux de chacun, mais toujours en conservant une dépendance limitée.

Un plan en trois phases

Mais, pour Bracken Darrell, tout ceci n'était que le début. Si le redressement de l'entreprise était la première étape, l'actuelle phase serait celle de la croissance. Le troisième chapitre devrait quant à lui s'ouvrir bientôt.

"Sur les cinq prochaines années, nous serons à l'offensive pour accélérer la création d'une entreprise extraordinaire", annonce Bracken Darrell.

Pour atteindre cet "extraordinaire", deux firmes sont sans cesse citées en exemple par les dirigeants : Procter & Gamble et Nestlé. Ces multinationales de produits de consommation incarnent bien ce que Logitech aspire à devenir, dans un équivalent high-tech. Une entreprise multicatégories, multimarques. Et c'est pour cette troisième étape que le CEO a pris ses fonctions.

L'avenir est prometteur. En cinq ans, les dirigeants sont redevenus résolument confiants et optimistes. Pour Anouch Seydtaghia, certes Logitech "revient de loin", mais l'entreprise suisse peut rester leader mondial des périphériques informatiques, "au sens large". Avec l'ambition de devenir le gros poisson d'une petite mare. De quoi sortir de son trou de... souris.

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