Nucléaire : les Français face au rubik’s cube chinois

Alors que la filière nucléaire française est en pleine restructuration, la Chine, grâce à son programme civil gigantesque, est le pays qui peut sortir les Français de l’ornière. Mais à quel prix ? Les transferts de technologie initiés depuis 30 ans ont permis aux Chinois d'être autonomes. Désormais, ils souhaitent entrer dans le capital d'Areva. La signature, ce lundi 2 novembre, d'un accord avec CNNC va dans ce sens. La filière, qui représente 410 000 emplois indirects en France, dont environ 30 000 en Rhône-Alpes, a-t-elle commis une erreur tactique ? Pas sûr. N'est-ce pas, finalement, l’évolution logique d’un marché mondial toujours plus concurrentiel ?
Longtemps à la pointe de la technologie nucléaire, les Français sont-ils devenus de simples prestataires pour les Chinois ?

Treize milliards de dollars. Voilà un contrat qu'aurait aimé signer la filière nucléaire française en proie à de lourdes difficultés. Ce juteux deal, qui nécessite une validation finale prévue en 2016-2017, a été conclu en février 2015 par les entreprises chinoises pour la construction de deux tranches nucléaires en Argentine. L'une avec le réacteur local, l'autre avec sa propre technologie, le Hualong One. L'arrivée de l'Empire du Milieu dans le grand jeu nucléaire civil, définitivement actée par cette négociation sud-américaine, perturbe « le club des cinq » (Etats-Unis, Russie, Japon, Grande Bretagne, France), traditionnellement à l'œuvre sur ce marché.

La Chine est-elle donc, déjà, concurrente d'Areva et d'EDF sur ce secteur hyper-concurrentiel ? Rappelons que la filière, portée par les deux fleurons français aux pieds d'argile, représente 410 000 emplois indirects en France (étude PWC 2011), dont 25 à 30 000 en région Rhône-Alpes. La première région nucléaire française produit environ 20 % de l'énergie du pays. Question subsidiaire, les « cinq » ont-ils engendré un sixième concurrent par le biais de transferts de technologie ?

 L'épineuse question de la technologie

La question du transfert de technologie se pose plus particulièrement pour la filière française, partenaire depuis 30 ans du nucléaire chinois. De la première centrale de technologie, de conception, et de fabrication 100 % française aux deux tranches d'EPR de Taishan signés en 2007, la collaboration sino-française a été intensive, tout en évoluant au fil des années.

« L'intervention d'EDF et d'Areva en Chine a profondément évolué dans son contenu. Nous sommes passés d'un apport clef en main des centrales, puis à aider les Chinois à acquérir les compétences et enfin à de la co-construction. Mais aujourd'hui, les astres sont alignés pour que les Chinois aient leur propre filière », résume un ancien dirigeant d'EDF, bon connaisseur du marché chinois.

Au cœur de l'évolution des partenariats, le transfert de technologie est une question sensible, car centrale, de tout accord. Sous couvert d'anonymat, un expert estime que « lorsque vous négociez avec les Chinois, vous sortez tout nu, c'est-à-dire en leur transmettant votre technologie. Mais derrière, vous avez de quoi vous rhabiller.» Ainsi, pour remporter le contrat Taishan, les Français ont accepté un transfert de technologie assez souple. Une obligation après la perte, en 2006, d'une négociation aux dépens des Américains Westinghouse, qui proposait davantage de partage de connaissances (1).

Enquête de l'inspection générale des finances

Sont-ils allés trop loin ? Un rapport de la commission des finances sur les perspectives de l'avenir de la filière nucléaire publié en 2015 le suggère. Les rapporteurs estimaient, dans le cadre de Taishan, que « les transferts de technologie consentis par Areva pourraient permettre aux opérateurs chinois de procéder eux-mêmes à la construction de nouveaux réacteurs. » En 2012, déjà, emporté par la guerre intestine que se livrent alors les deux Français dans la course mondiale,  EDF décide de construire avec son partenaire chinois CGNPC une nouvelle génération de réacteur, pour concurrencer le projet d'Areva et de son partenaire Mitsubishi.

Selon des documents de l'époque, EDF aurait été prêt à plusieurs concessions technologiques pour construire ce nouveau projet. Une enquête de l'Inspection générale des finances avait, notamment, été ouverture pour faire la lumière sur les conditions de deux protocoles d'accord entre l'électricien et CGNPC. L'accord tripartite (Areva, EDF, CGNPC) est finalement signé en octobre 2012 sans lever le voile sur les termes. Cette question de transfert de technologie fut également au cœur des derniers accords signés entre la France et la Chine, le 30 juin 2015.

La Chine est autonome dans la construction des réacteurs

Si la France s'engage autant avec la Chine, c'est qu'elle est un pays majeur dans l'avenir du nucléaire hexagonal, qui se tourne davantage vers les économies émergentes.

« La Chine est incontournable pour Areva. C'est maintenant qu'il faut nouer des alliances car elle est en croissance et a besoin de technologies », expliquait Philippe Varin, PDG d'Areva, au Journal du dimanche le 2 août 2015.

Pour sortir du charbon, la Chine accélère son programme nucléaire. Au 1er semestre 2015, son parc nucléaire était composé de 25 réacteurs en exploitation (58 en France), représentant une puissance de 23,570 Mwe. Mais avec 26 unités en construction, le pays représente la moitié des programmes mondiaux en cours. D'ici 15 ans, la Chine aura le plus grand parc nucléaire au monde, alors que 172 projets d'îlots nucléaires seraient également en discussions. De quoi attiser certains appétits, et faire ainsi quelques concessions aux Chinois.

Parmi les 26 unités nucléaires en cours de construction, seulement deux, celles de Taishan, sont de technologie française - l'EPR d'Areva. Les concurrents étrangers ne sont guère plus présents. La Chine n'a quasiment plus besoin de technologie étrangère pour construire ses réacteurs, après des décennies de transferts de technologie françaises, américaines ou russes. « La France ne vendra plus, en sa technologie propre, de centrale nucléaire », avertit un expert. Rien à redire officiellement question sécurité : en 2014, l'Agence internationale de l'énergie atomique, ainsi que le gouvernement central de Pékin, ont jugé conforme aux normes internationales de sécurité le dernier-né des réacteurs chinois, le Hualong One, un réacteur de troisième génération à eau légère de 1000 Mw.

Des entreprises chinoises hyper-rodées

La taille du programme nucléaire chinois permet également aux entreprises de l'Empire du Milieu de continuer à progresser et de tester leur programme, de perfectionner leur technologie sur le terrain.

« L'avance technologique se conserve grâce à la recherche, mais aussi à travers la mise en place de celle-ci. Ainsi, sur l'ingénierie et sur l'architecture, ça sera plus compliqué pour les entreprises françaises de rester performantes », estime un ancien cadre d'EDF.

Un chiffre peut confirmer cette tendance : 40 % des salariés de l'antenne nucléaire de chez EDF à moins de 7 ans d'expérience dans l'entreprise publique, ce qui pourrait expliquer certaines difficultés rencontrées sur l'EPR de Flamanville. Aujourd'hui, les maitres d'œuvre les plus expérimentés du monde en matière de centrales nucléaires sont Chinois.

Pour Philippe Knoche, directeur général d'Areva, l'heure pour les Français est :

 « au  recentrage sur notre cœur de métier, soit la maîtrise de la technologie des procédés, qui fait l'excellence française. Ce qui suppose de renoncer aux grands projets clé en main que nous menions seuls ».

C'est du moins ce qu'il expliquait devant la Commission des affaires économiques de l'Assemblée, le 1er avril 2015. Plusieurs collaborations sont en cours. Selon nos informations, un projet avancé de réacteur sino-français serait actuellement en élaboration.

Recentrer sur les activités subsidiaires

Les deux géants français pourraient recentrer leur savoir-faire sur l'exploitation, le service, la maintenance, « notamment grâce à un parc français de 58 réacteurs et une présence dans le monde sur ce créneau-là qui permet d'être leader et de maintenir les compétences », poursuit l'ancien dirigeant d'EDF cité plus haut. L'électricien a d'ailleurs obtenu d'être opérateur sur l'une des tranches de Taishan, une première sur le marché chinois trusté par les électriciens locaux.

 « La Chine représentera le 1er marché pour les services et les composants de remplacement », rappelait Philippe Knoche lors de son audition. Un constat partagé par François Lévêque, économiste spécialiste de l'énergie au Centre d'économie industrielle de Paris-Tech Les Mines. « Il est sans doute efficace et rentable d'être fournisseur, en se focalisant sur des domaines d'expertise précis et moins concurrentiels, analyse le chercheur. Il ne faut pas hésiter à exporter 'des morceaux' de centrales ».

C'est sur ce genre d'activité, gravitant autour du réacteur, que les Français semblent avoir le plus d'avance technologique, à l'instar du contrôle-commande ou du domaine du combustible. Areva est en pointe sur ce dernier segment, à l'image de l'Atrium 11. De dernière génération, destiné aux réacteurs à eau bouillante, ce combustible permet une meilleure sécurité et une optimisation de la ressource. Il est utilisé dans cinq réacteurs dans le monde, dont deux aux Etats-Unis.

Mais la France pourra-t-elle garder cette avance sur le secteur du combustible face à l'appétit des Chinois ? L'un des trois accords signés le 30 juin porte « sur l'ensemble du cycle du combustible », signalait un communiqué d'Areva. En jeu, la vente d'un centre de retraitement des déchets en Chine, sur le modèle de La Hague.

Certains responsables politiques mettent en doute la rentabilité du marché chinois par rapport au transfert de technologie, tout comme la Cour des comptes. Pour Areva, la Chine a représenté 900 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2012, soit 10 % du CA de la société. Le pays rapporte à EDF 50 millions d'euros par an en moyenne. L'électricien estime que ce résultat peut être multiplié par 7 dans les dix ans... « A chaque fois que l'on vend en Chine, on tire aussi les prestations de nos PME qui sont très actives », se défendait M. Knoche lors de son audition devant les parlementaires.

Areva ouvrira son capital aux Chinois

Au-delà des accords de coopération noués depuis plus de 30 ans, une nouvelle étape est sur le point d'être franchie. La réorganisation du nucléaire français, devenue obligatoire après les pertes abyssales d'Areva en 2014 - 4,8 milliards d'euros - devrait renforcer la présence chinoise. Le 3 août 2015, le président de la République François Hollande a acté la reprise de l'activité Areva NP par EDF, pour un montant de 2,7 milliards d'euros contre 75 % du capital. Mais, l'électricien souhaite redescendre rapidement à 51 %, ce qui devrait ouvrir la porte aux partenaires chinois. « Cette opération serait extrêmement structurante », estime un ancien cadre EDF, bon connaisseur des protagonistes chinois.

Ces derniers pourraient-ils également rentrer dans le capital de New Areva (activité Areva moins celle NP), alors que l'entreprise publique à un besoin de refinancement estimé à 7 milliards d'euros ? (Auquel il faut retrancher la vente à venir de Areva NP à EDF). C'est en tout cas le sens de l'accord signé ce lundi en Chine, entre Areva et son partenaire chinois CNNC. Le protocole d'accord couvre un volet capitalistique, avec une entrée "minoritaire" envisagée, à savoir 12 %, et un large volet industriel : des mines d'uranium à la déconstruction des installations nucléaires en passant par le retraitement des combustibles usés.

Un constructeur national isolé n'a plus d'avenir face aux consortiums

Dans les colonnes du Journal du dimanche, Philippe Varin justifiait déjà cette option. « Une alliance capitalistique est une voie qui permet d'équilibrer une relation dans la durée (...) Il faut que les actionnaires apportent quelque chose, comme le renforcement de liens commerciaux, en cohérence avec notre projet industriel ». Philippe Varin sait de quoi il parle. Il a orchestré l'entrée du chinois Dongfeng au capital de PSA l'an passé. Reste à savoir si le cas pratique automobile est transposable au domaine sensible du nucléaire.

Cela signerait un certain basculement. « On entrerait ainsi dans une logique de consortium international. Encore faut-il que les Japonais, partenaires sur un réacteur avec Areva et qui pourraient rentrer au capital, acceptent de travailler avec les Chinois, et réciproquement », commente François Lévêque. D'après nos informations, les Japonais, à travers Mitsubishi, pourraient également prendre un ticket de 10-12 % dans New Areva.

Cette nouvelle organisation capitalistique pourrait assurer des débouchés sur le marché chinois, mais aussi, une plus grande force de frappe à l'international. A ce titre, le chantier  de l'EPR d'Hinkley Point (deux tranches) en Grande-Bretagne est primordial. La signature de l'accord, d'un montant de 33 milliards d'euros, le 21 octobre dernier, va dans cette direction. Ce projet, qui associe EDF, Areva, CGN et CNNC dans une joint-venture doit démontrer la capacité de réalisation de la coopération sino-française.

Pour autant, la filière française sera-t-elle l'alliée préférée des Chinois, aussi bien sur le marché intérieur qu'à l'étranger ? « Nous sommes dans une situation de privilège, mais pas de monopole », rappelle l'ancien responsable d'EDF. En tout état de cause, selon François Lévêque, un constructeur national isolé n'a plus d'avenir face aux consortiums.

Des brèches à exploiter pour les entreprises françaises

Illustration en Afrique du Sud, en septembre 2014. Areva a obtenu un contrat d'environ 300 millions de dollars pour la construction de six générateurs de vapeur, l'une des spécialités du groupe nucléaire. En mars, le Français a décidé de sous-traiter ce contrat à un acteur chinois, Shanghai Electric Nuclear Power Equipment Company (Senpec). Dans un communiqué, le vice-président de Senpec estimait « qu'il s'agit de la première étape de reconnaissance internationale des capacités de construction de la Chine dans le nucléaire. C'est la première fois que Senpec livre des composants en dehors de la Chine». Et sûrement pas la dernière.

La Chine a signé une vingtaine d'accords de coopération internationaux. Les Chinois, déjà très pris par leurs chantiers nationaux, « ne pourront pas aller partout, tout le temps et être présents sur tous les appels d'offres. Cela laisse de très nombreuses opportunités pour les entreprises françaises », estime François Lévêque. Les Français prestataires des chinois à l'international ? L'idée aurait fait sourire il y a vingt ans. Depuis le contrat argentin et le partenariat sino-français en Angleterre, plus tellement...

(1) Westinghouse n'a jamais reculé devant les transferts de technologie. Areva et EDF sont bien placés pour le savoir : c'est sur la base des brevets achetés aux Américains qu'ils ont développé la filière française à partir du début des années 70 !

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Commentaire 1
à écrit le 05/11/2015 à 3:09
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C'est un choix de faire un pacte avec le diable. On connait les tenants et les aboutissants, quand on fait un deal avec lui. Il fallait bien y réfléchir , il y a 25 ou 30 ans , en pensant que le marché chinois c’était de l'or en barre pour l’éternité...

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