Segeco : le mystère Jean-Loup Rogé

Il avance aussi vite qu'il prend ses décisions. Il grappille habilement des parts de marché sur des secteurs en pleine évolution dont il croit au potentiel. Il bouscule les habitudes et entend casser les codes des métiers du droit et du juridique. En moins de dix ans, Jean-Loup Rogé est devenu le nouveau chef d'entreprise qui compte dans le paysage économique régional. Entretenant une discrète ambition, il a fait de Segeco, petit cabinet d'expertise-comptable auvergnat, une ETI fleurissante à coups de croissance externe. Et le dirigeant quadragénaire n'entend pas en rester là. De quoi se faire remarquer pour sa vision entrepreneuriale engagée et lointaine, mais susciter aussi une forte crispation et défiance de ses confrères.
Lorsque je suis devenu directeur général, là je me suis dit que je pourrais devenir président.
"Lorsque je suis devenu directeur général, là je me suis dit que je pourrais devenir président". (Crédits : Emmanuel Foudrot/ADE)

[Pour consulter ce portrait en accès libre, souscrivez à notre offre d'essai gratuite et sans engagement.] Le 22 juin dernier, Segeco réalisait l'une de ses plus belles prises. En rachetant le cabinet d'avocats Brumm & associés, l'annonce avait surpris les professionnels ‑ bien que l'opération reste modeste eu égard à d'autres rapprochements tel Fiducial avec Lamy & associés. Peu importe, pour l'entreprise d'expertise comptable, née en Haute-Loire et encore petite il y a dix ans, l'effet a été immédiat puisque tout le monde en parlait dans les cercles économiques. Il faut dire qu'acquérir ce cabinet spécialisé en négociation et contentieux, bien implanté, fondé par l'actuel adjoint aux finances à la ville de Lyon, Richard Brumm, se révèle être une belle opération pour le dirigeant de Segeco, Jean-Loup Rogé, 49 ans.

Avec une vingtaine de rachats en l'espace de dix ans, portant l'entreprise à 72 millions d'euros de chiffre d'affaires, c'est donc un nouveau coup qu'il met à son actif et qui le propulse sur le devant de la scène, inévitablement. "Il déteste se montrer, néanmoins, en menant son entreprise de la sorte et avec de telles opérations, il espère la reconnaissance de la place lyonnaise, de l'écosystème", rapporte un ancien cadre de l'entreprise.

Depuis cinq ans, Segeco se bâtit une image de groupe régional ; partie de son métier originel d'expert-comptable, elle devient une grande société aux services pluridisciplinaires couvrant les métiers du droit, de l'audit, du conseil, mais aussi de l'assurance. Une frénésie qui devrait se poursuivre jusqu'aux services de notaires, mandataires judiciaires et spécialistes de la propriété intellectuelle. Une palette étendue rendue possible par des acquisitions de structures, résultat de la dérégulation des professions du droit et du juridique issue de la loi Macron.

"Nous voulons monter en gamme, racheter par exemple le cabinet Brumm s'est révélé être une opportunité que nous n'avons pas refusée. Ce n'était pas la volonté de l'acquérir pour l'acquérir afin de faire une belle opération médiatique mais celle d'offrir un service en plus à nos clients", explique sans détour Jean-Loup Rogé.

Le client toujours le client, un argument qu'il maîtrise bien désormais et qu'il rappelle à tous les collaborateurs qui intègrent le groupe, ainsi que dans ses communications. Peu connue hier encore, Segeco est désormais partout : sponsor d'équipes de rugby (Lou Rugby, l'ASM, le Stade français), partenaire principal du congrès l'Entreprise du futur, nouvelle vitrine avec son futur bâtiment de 6 000 m² construit dans le 6e arrondissement de Lyon ‑ afin de rayonner et offrir de meilleures conditions de travail aux salariés lyonnais répartis actuellement dans trois bâtiments. Une telle montée en puissance, remarquée, interpelle donc et questionne sur les intentions de son PDG.

Segeco

Peu connue hier encore, Segeco est désormais partout. L'entreprise sponsorise notamment le Lou Rugby. LC/ADE

Ses confrères surtout ‑ qui n'ont pas souhaité témoigner à visage découvert ‑ disent observer "de loin" la montée en puissance de l'entreprise et la considérer comme n'importe quel concurrent. Histoire de garder la tête haute. Pourtant, Segeco bouscule, dérange, irrite le marché ; empiète sur des secteurs longtemps dominés par des acteurs historiquement installés ; et grandit très vite (d'une cinquantaine de salariés au tout début, à 180 en 2007 et 700 aujourd'hui). Les spéculations se multiplient autour de ce chef d'entreprise discret, personnalité montante du monde économique régional, qui parvient à transformer un petit cabinet auvergnat en un nouvel acteur fort dans les métiers du chiffre et du droit. Surtout, jusqu'où "veut-peut-va" aller Jean-Loup Rogé pour son entreprise ? Une énigme.

Associé à 27 ans

Vingt-cinq ans de maison, entré en contrat de qualification, et président depuis dix ans, Jean-Loup Rogé a gravi les échelons de Segeco avec brio. Il n'a pas fondé l'entreprise, dont le siège social se trouve toujours à Brives-Charensac, mais lui a donné un élan incontestable depuis qu'il est aux manettes. Au point de faire passer le petit cabinet d'expertise comptable de la Haute-Loire au stade d'ETI pluri-professionnelle, dont le rayonnement atteint désormais toute la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Il porte une vision entrepreneuriale et stratégique pugnace obligeant ses collaborateurs à suivre sa cadence. L'homme réussit ‑ pour le moment ‑ à avancer sans encombre à force de croissance organique, mais surtout de croissance externe. De quoi faire entrer Segeco dans le cercle fermé des dix grands cabinets d'expertise comptable de la région. "Nous avons longtemps parlé d'intégrer le top 14 puis 10 et d'être leader des cabinets, car nous étions dans une logique de taille et  de notoriété, désormais je préfère ne rien dire", tranche, comme superstitieux, Jean-Loup Rogé. Devenu expert-comptable après une école de commerce, Jean-Loup Rogé est un pur "segecolien", comme il surnomme ses salariés. Il fera ses premiers pas au cabinet du Puy-en-Velay et accèdera, à l'âge de 27 ans, au statut d'associé. Une ascension soudaine pour celui qui se rêvait pilote de chasse.

"Je voulais partir, mais les dirigeants m'ont proposé de m'associer. Cela a été très rapide parce que je pense que j'étais assez à l'écoute des clients et assez imaginatif sur les solutions à apporter. Cela marchait bien", soulignait-il, en 2014, dans le livre Trop forts les Lyonnais (éditions Ouest-France), dans lequel il lève le voile sur quelques aspects de sa vie et de son parcours.

Jean-Loup Rogé prendra ensuite rapidement la responsabilité du bureau de Firminy (Loire) puis ouvrira celui de Lyon. Jusqu'en 2007, l'expert-comptable occupe le rôle de directeur général avant de racheter l'établissement Segeco à son fondateur pour en occuper le poste de PDG. Une ambition qu'il n'a jamais cachée : "Lorsque je suis devenu directeur général, là je me suis dit que je pourrais devenir président", écrira-t-il dans l'ouvrage. Une carrière sans fausse note, un pied en Auvergne, l'autre à Lyon, avec ce désir profond d'aller plus loin en repensant et décloisonnant les modèles et les métiers.

Lire aussi : Jean-Loup Rogé (Segeco) : "Notre gestion nous met à l'abri des conflits d'intérêts"

"Nous ne voulons plus être un cabinet avec des experts-comptables, des consultants, etc., mais un cabinet de collaborateurs qui accompagnent de manière globale les clients dans leur projet", anticipe-t-il, lui qui propose déjà un guichet unique de multidisciplinarité. Une vision que Jean-Loup Rogé porte depuis "toujours, car je suis à l'écoute des clients et j'ai compris ce qu'ils attendaient", justifie-t-il. Le dirigeant ne compte pas en rester là et prétend encore vouloir bousculer son petit monde.

Une ouverture qui crispe certains. "Il grignote des parts de marché un peu partout, donc il nous concurrence d'une certaine manière, cependant il ne sera jamais à notre niveau", tacle un avocat bien implanté à Lyon, avouant être régulièrement approché par des cabinets d'experts-comptables. En interne aussi, des critiques remontent. "Il possède une grande force d'attractivité et une longueur d'avance sur tout le monde, reconnaît l'ancien cadre de Segeco. Seulement, derrière, les équipes doivent suivre et ça rame, parfois. En voulant créer de nouveaux métiers, la tâche est plus difficile. Et nous sommes loin du résultat attendu."

"PNI"

Cet appétit d'ogre n'inquièterait pourtant pas le milieu, si l'on en croit les propos recueillis. "Cela ne m'intrigue pas. Il construit un groupe en rachetant des cabinets comme d'autres ont essayé avant lui, mais ils se sont cassé les dents, car créer une culture commune est relativement laborieux et long", avance un dirigeant d'un cabinet international d'experts-comptables. Néanmoins, en coulisses, Jean-Loup Rogé, personne non identifiée (PNI), intrigue. "Il essaye de copier ce que font les grands cabinets", relance l'homme. "Le garçon est audacieux. Nous ne le craignons pas, mais à terme, tout est possible", reconnaît en substance le PDG d'un cabinet d'audit.

Jean-Loup Rogé

Patron discret, invisible des soirées du Tout-Lyon et peu engagé dans les instances représentatives de sa profession, le patron de Segeco reste un mystère pour nombre de ses concurrents qui ne le croisent que très rarement, et se contentent plutôt de commenter sa stratégie, tout en s'interrogeant sur le bien-fondé d'un développement si rapide. "Comment gère-t-il son développement ?" "Comment a-t-il pu racheter le cabinet Brumm & associés ? On se le demande." "Il a su bien s'entourer." "Quel est son objectif final ?" "C'est un modèle capitalistique, rien d'autre." Ce sont ses rachats qui suscitent toutes les rumeurs.

Pour eux, le chef d'entreprise réussirait les acquisitions grâce à sa fortune personnelle, issue de la famille Rogé (pharmacien qui vendra son établissement à Prosper Cavaillès et donnera naissance à Rogé Cavaillès, devenue la célèbre marque de produits de soin pour la peau). Une information qui circule un peu partout et fait sourire l'intéressé, qui infirme, précisant : "Ce n'est pas mon argent personnel qui participe au développement de l'entreprise, mais celui des banques, des associés et notre rentabilité." Autre remarque eu égard à ses méthodes : "Il fait augmenter les prix des cabinets en les rachetant plus cher", rouspète en cœur des acteurs lyonnais. Un "bruit qui court" revenant régulièrement aux oreilles de Jean-Loup Rogé et qu'il tient à rectifier :

"L'idée de payer plus cher n'est pas possible ni tenable pour un jeune groupe comme le nôtre. Nous rachetons d'ailleurs un petit peu en dessous avec la promesse de valoriser le cabinet acquis. Ce ne serait pas confraternel d'appliquer des méthodes agressives et de casser le marché."

Ce que confirme l'ancien cadre de Segeco. Finalement, personne ne connaît Jean-Loup Rogé, mais tout le monde le connaît et y va de sa petite phrase. Quand bien même quelques experts-comptables saluent cette vision : "Il a raison de se tourner vers d'autres métiers. Le nôtre (expert-comptable) est un vivier de proximité, mais de plus en plus dévalorisé. Il faut donc aller vers un service global. C'est évident et il l'a vite compris", reconnaît Grégoire Bisson, directeur Rhône-Alpes du cabinet BDO, qui prend rarement la parole publiquement. Une position confirmée par un confrère : "Si nous restons sur nos métiers de la comptabilité, nous ne pourrons pas survivre. Nous devons nous ouvrir, bouger." Et Grégoire Bisson d'ajouter : "Jean-Loup Rogé peut certainement agacer, car cette performance de croissance et le modèle d'entreprise intriguent et créent de la jalousie. Il réussit là où d'autres n'y arrivent pas ou ne veulent pas aller. Néanmoins, on peut se demander comment il arrive à gérer tout cela, car quand je vois le temps que cela nous prend d'intégrer de nouvelles entités, il doit avoir une équipe très structurée."

Intégration, l'enjeu

Lorsque Segeco rachète des cabinets de quelques dizaines de personnes, l'entreprise grandit un peu plus et se voit confrontée à la problématique de l'intégration de nouveaux collaborateurs issus de métiers différents, de régions éloignées, aux manières de travailler propres et qui doivent se retrouver à collaborer sous une marque commune avec des métiers que le dirigeant souhaite décloisonner.

Pas si simple. Des évolutions qui demandent une adaptation et une compréhension de tous les "segecoliens". La dimension humaine devient alors fondamentale. "Dans l'intégration des nouveaux venus réside un très fort enjeu de cohésion de groupe", souligne une ancienne collaboratrice qui a connu le passage de 180 à 600 salariés. Pour y parvenir, Jean-Loup Rogé a la "capacité de séduire" ses interlocuteurs lorsqu'il prend la parole en public. "Il sait les emmener avec lui et acquérir leur confiance. Il vit pour son entreprise", avance-t-elle. Et pour faciliter le programme des "100 jours d'intégration", Segeco a tout prévu avec notamment quelques soirées comme la réputée convention annuelle qui réunit l'ensemble des collaborateurs. "Désormais, le plus difficile est de trouver un lieu qui puisse nous accueillir jusqu'à 5 h du matin", plaisante le PDG, qui revendique, au sein de l'entreprise, une "culture de fête".

Une culture de fête, mais surtout une culture d'entreprise à construire pas à pas, rachat après rachat. Une délicate mission qui doit conduire à la pérennité du groupe. "Il faut donner du sens, une âme à ses collaborateurs. Dans ces conditions, il n'est pas simple d'y parvenir. Si cela fonctionne, Segeco sera l'exception", avance un dirigeant. Dans cette optique, Jean-Loup Rogé envisage de changer de nom afin de fédérer l'ensemble de ses collaborateurs autour d'une marque-employeur commune, à l'image du nouveau siège qui sanctuarisera l'entreprise dans l'écosystème. Une stratégie qui n'est pas sans rappeler celle conduite par Fiducial.

Segeco

Segeco disposera d'une vitrine nouvelle avec un futur bâtiment de 6 000 m².  Crédits EF/ADE.

Futur Fiducial ?

"Je me réjouis de l'existence de Segeco qui permet de servir des clients de tout horizon, soutient Jean-Pierre Lac, président de Lyon Place financière et tertiaire. Jean-Loup Rogé n'est pas encore au même stade que Christian Latouche, PDG de Fiducial, mais il y arrivera." Segeco aurait toutes les caractéristiques pour devenir le nouveau Fiducial. Une comparaison sur laquelle tout le monde s'accorde et qui aurait de quoi flatter, et pourtant. À coups de rachats successifs, le charismatique chef d'entreprise Christian Latouche a bâti très tôt son empire avec une volonté d'élargir ses activités et de se tourner principalement vers la cible des TPE. "Nous sommes précurseurs en la matière et, face à un marché qui se transforme, désormais d'autres cabinets sont obligés de se diversifier comme Segeco le fait, commente l'entreprise. Mais de là à nous comparer à eux... Nous avons rapidement racheté de très importantes entités de 1 000 à 2 000 personnes par exemple. Ce qui n'est pas leur cas."

Le modèle de Segeco "n'a rien à voir. Notre philosophie n'est pas tournée vers l'actionnariat comme il [Christian Latouche] a pu le faire, mais le contraire. De plus, nous ne nous développerons pas dans le secteur de la sécurité, ni vendrons des crayons", avance Jean-Loup Rogé, perplexe aussi à l'idée de parvenir au milliard d'euros de chiffre d'affaires.

"Si nous suivons notre plan de développement, dans cinq ans, nous atteindrons 150 millions d'euros de chiffre d'affaires. Nous réalisons de la croissance externe uniquement pour nous positionner sur des métiers que nous ne savons pas faire. La taille n'a pas d'importance", affirme-t-il modestement. Fiducial n'est pas Segeco et Segeco ne sera pas Fiducial, CQFD.

Si certains évoquent "une boulimie capitalistique", portée par la seule envie de grossir pour mieux revendre, le "fidèle" dirigeant ne l'entend pas de cette façon : "Après avoir exercé trente métiers ici, je compte bien en faire trente autres. Ce qui ne veut pas dire que je ne pense pas à la transmission. Seulement, pour bien la conduire, il faut savoir s'entourer des meilleurs."

Sa gouvernance a ainsi été revue l'été dernier pour mieux supporter le développement de la structure et mieux répartir les rôles entre les cinquante associés. Segeco bouge encore et n'a pas fini de trouver le bon modèle sur lequel se reposer. "La vision, la trajectoire vers laquelle Jean-Loup Rogé veut emmener les équipes n'est pas stable et pas encore comprise, mais ce n'est pas propre à Segeco, mais au marché qui veut cela", affirme l'ex-cadre.

C'est la raison pour laquelle un nouveau projet d'entreprise est en cours d'élaboration pour septembre 2018. Une stratégie qui s'étalera sur trois à cinq ans et devra permettre de consolider l'ensemble pour confirmer la dynamique et son emprise sur le marché régional, chatouillant ainsi les plus grands cabinets. "Vous savez, les grandes success stories peuvent vite arriver."

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