Michel Chapoutier, le chamane de l'Hermitage

Mystique et homme de terrain, roi de grands crus parmi les plus réputés de la vallée du Rhône et partisan d'une démocratisation du vin, entrepreneur à l'américaine et défenseur des terroirs, héritier et visionnaire de génie : Michel Chapoutier est tout cela, et supporte nombre de paradoxes. De Tain-l'Hermitage à l'Australie, il cultive le sens du contre-pied, dans sa vie comme dans sa vigne.
(Crédits : Laurent Cerino/ADE)

On nous avait prévenu. « Vous allez voir, Michel Chapoutier, c'est un drôle de personnage, un peu mégalomane », avait dit le barman du café du centre-ville de Tain-l'Hermitage. Quelques rues plus loin, le design sombre du siège social de la maison M. Chapoutier tranchait avec les façades un peu décrépies de la petite ville drômoise. Une fois le seuil franchi, un déluge d'œuvres d'art. Canevas aborigènes australiens et bronzes chinois de la dynastie des Zhou accueillent le visiteur dans l'antre de l'un des plus grands noms du vin hexagonal.

Épaules carrées, trapu comme un rugbyman, il file dans le dédale de couloirs. S'il n'était pas né dans la vallée du Rhône, septième génération d'une famille de viticulteurs depuis 1879, Michel Chapoutier dirigerait sûrement une start-up dans la Silicon Valley. Des grands entrepreneurs américains, il possède la démarche pressée et ce besoin de sortir des sentiers battus. « Disruptif », dirait-on en Californie. « Créatif », préfère l'intéressé. Installé dans son bureau, l'homme de 53 ans est bavard. Autodidacte, lecteur passionné, il parle physique quantique, médecine traditionnelle, arts premiers ou psychanalyse avec la même emphase. L'inexpliqué, voire le mystique, tout ce qui peut échapper à la rationalité occidentale le passionne. Régulièrement, il s'emporte contre le système scolaire français, coupable de vouloir « tuer le cerveau droit », celui de l'intuition et de l'émotion.  « Je trouve cela très intéressant, les dogmes qui tombent, les certitudes que l'on remet en cause », résume-t-il.

Créatif, Michel Chapoutier l'est sans doute. Comme lorsqu'il n'hésite pas à utiliser des hélicoptères au-dessus de ses vignes pour les sauver d'une attaque de gel. « L'air froid est plus lourd, en brassant avec les pales de l'hélicoptère, on arrive à gagner deux degrés », justifie-t-il. Une imagination qu'il fait remonter à l'époque où, enfant, il passait des journées d'été à garder des vaches dans le Vercors. « On s'emmerdait comme un rat mort, s'amuse-t-il. Mais cela faisait travailler mon imagination », assure celui qui pratique toujours la méditation aujourd'hui. « Si j'avais une école, les élèves auraient une heure de "boring", d'ennui, par jour ».

Tain

"Chapoutier city"

Mais l'iconoclaste cache aussi un homme d'action à la réussite exceptionnelle. Lorsqu'il rachète les parts de son grand-père en 1990, la maison familiale est en perte de vitesse, avec un chiffre d'affaires en berne. En moins de trente ans, il le multiplie par vingt, à cinquante millions d'euros annuels. Viticulteur et négociant, Michel Chapoutier dirige aujourd'hui plus de 150 salariés et règne sur 350 hectares de vignes.

Plus gros propriétaire sur la mythique colline de l'Hermitage (34 hectares), ses vins ont reçu plus de trente fois la note de 100/100 dans l'impitoyable guide Robert Parker, l'équivalent du Michelin dans le secteur viticole. Dans la vallée du Rhône, seules les familles Jaboulet, son voisin, et Guigal peuvent rivaliser. À Tain-l'Hermitage, il rachète de nombreux bâtiments et hôtels, ouvre des gîtes et des restaurants. De quoi faire grincer quelques dents. « C'est Chapoutier city », ironise un riverain.

Avec Valrhona, la célèbre entreprise de chocolat également implantée sur la commune, Chapoutier fait figure de poids lourd local. « Il a dix idées à la seconde », s'amuse Gilbert Bouchet, sénateur de la Drôme et maire de la ville pendant 22 ans. « Par sa dynamique, il a donné une impulsion à tout le monde. Il y a vingt ans, Tain-l'Hermitage était une cité endormie. Michel Chapoutier a contribué à lui redonner une image, poursuit l'élu qui ne tarit pas d'éloges à son sujet. Déjà très jeune c'était un précurseur. Il sait de quoi il parle, il connaît les terroirs de A à Z. C'est une bible ! » « Il possède une vraie vision », abonde Yann Chave, viticulteur à Mercurol, à quelques kilomètres.

« Pendant quinze ans, il a répété que les vins blancs allaient connaître le succès, alors que personne n'y croyait. Aujourd'hui c'est le cas, raconte le producteur d'hermitage et de crozes-hermitage. Il a une personnalité un peu fantasque, c'est vrai. Mais en partie grâce à lui, la vallée du Rhône a le vent en poupe. Quand on parle de lui, on parle de nous ».

Un envol des côtes du Rhône qui doit beaucoup aux revues spécialisées américaines sur lesquelles Michel Chapoutier a su s'appuyer très tôt. « Il est un génie du marketing. Dès les années 1980, il a vu que ces magazines explosaient, il ne ratait aucune dégustation de Robert Parker en France. Cela nous a permis de sortir de notre trou », ajoute Yann Chave.

Conflit familial

Pour Michel Chapoutier, la prise de conscience est venue d'outre-Atlantique. Après de courtes études en œnologie en Bourgogne, il s'envole dans les années 1980 pour la Californie et la Napa Valley. Grâce à Family Vineyards, Helen Turley, Joseph Phelps, le jeune homme découvre les plus grandes maisons américaines. « Cela m'a énormément marqué », se souvient-il. Il y trouve une « liberté technologique et réglementaire », inconnue alors en Europe, mais aussi un « star system », où la signature du vinificateur a pris le pas sur le terroir cultivé.

« Les vins couraient après le goût du consommateur : plus d'astringence, de sucre, de la puissance, de la concentration... L'œnologue était là pour calibrer le vin en fonction de la demande », analyse-t-il.

Une façon de faire aux antipodes de ses convictions. « Un vin représente 90 % d'agronomie et d'agriculture, c'est ce qui fait le potentiel de qualité », estime-t-il. Une dérive qu'il retrouve une fois rentré en France. « À l'époque, l'AOC devenait presque un gimmick marketing », raconte-t-il. On vend alors un nom plus qu'un terroir. Très vite, il décide de réhabiliter la spécificité des sols propres à chaque vigne. Quitte à entrer en conflit avec sa famille. « Ce que je n'aimais pas chez Chapoutier, c'est déguster à l'aveugle un de nos vins et en reconnaître le style. » Une fois aux commandes, il s'impose un objectif : faire quasiment disparaître ce style maison au profit de celui de l'appellation. « Il faut qu'une personne qui goûte dise : Ça c'est « un hermitage » et non « un Chapoutier » ».

Un retour aux sources, à ses yeux seul moyen de lutter contre la concurrence américaine en pleine croissance. « Ils sont moins fiscalisés, disposent de libertés administratives que nous n'avons pas. Notre seul avantage, ce sont nos terroirs, nos vignes et nos sols qui ont 2000 ans d'avance sur eux », fait-il valoir.

La biodynamie oui, le naturel non

Dès les années 1990, il opte pour une culture en biodynamie. Ce système de production, établi en grande partie sur la pensée du philosophe Rudolf Steiner, considère une exploitation comme un organe vivant autonome, qui possède en elle-même l'énergie nécessaire pour surmonter les maladies et les intempéries. Dans une telle optique, les intrants (engrais, etc.) sont exclusivement d'origine naturelle, et réduits au minimum. La biodynamie s'appuie aussi sur l'influence supposée des astres et des cycles lunaires. « On parle d'énergies », précise Michel Chapoutier, par ailleurs fervent défenseur de l'homéopathie. Des méthodes souvent taxées d'ésotérisme, sans fondement scientifique. « Personnellement je n'y crois pas. Je n'ai peut-être pas assez fumé pendant ma jeunesse », s'amuse son voisin Yann Chave.

Qu'importe pour Michel Chapoutier, qui estime qu'il reste encore beaucoup à découvrir. « On a pris du retard en France, à cause du couvercle des Lumières, de cette raison érigée en dogme. Aujourd'hui, nous voyons que la physique quantique amène des logiques totalement à contre-pied du rationalisme d'antan. Même les mathématiques euclidiennes de notre enfance sont remises en cause. Pourquoi pas l'agrologie et la pédologie (l'étude des sols, NDLR) ? », s'interroge-t-il.

Toujours cette envie de bousculer le confort des habitudes. Pour autant, pas question de succomber à la mode actuelle du vin naturel, qui proscrit les interventions pouvant altérer la vie bactériologique du vin, notamment l'ajout de sulfites pour stopper le processus de fermentation. « Le vin naturel n'existe pas, tranche-t-il. Tout l'art du vigneron est justement d'interrompre le processus à mi-chemin ». Pas question de se passer du savoir-faire du vigneron. « Bien sûr qu'il faut essayer d'avancer avec moins de sulfites, admet-il. Mais les vins nature sont ratés une fois sur deux, avec un goût d'éthylphénol qui donne cette odeur de cuir de cheval ».

Et de pointer les milieux « bobo parisiens » persuadés de retrouver le « vrai goût du vin comme dans le temps ». « Je suis désolé, dans le temps il n'y avait pas de frigo, le beurre était rance, ça ne le rendait pas meilleur. Remettre en cause le mode de production actuel ne veut pas dire se passer du progrès », martèle-t-il.

Démocratisation

Pas question non plus de se passer de clients. L'autre leitmotiv de Michel Chapoutier, dont les bouteilles d'hermitage peuvent se vendre plusieurs centaines d'euros. « Nous sommes reconnus pour des produits d'élite, mais le vin est en train de se ghettoïser, de devenir un produit snob », met-il en garde.

Lire aussi : M. Chapoutier : "Le monde du vin doit faire attention de ne pas se ghettoïser dans un snobisme suicidaire"

Pour lui, la production de vin de qualité à prix abordable est un impératif.

« Le vin est une distraction, les gens peuvent se passer de nous », rappelle-t-il.

Alors pour attirer les jeunes et un public moins fortuné, l'entrepreneur revendique la mise sur le marché de côtes-du-rhône bon marché. À l'image de Mouton Rothschild avec mouton-cadet dans le Bordelais des années 1930, la maison Chapoutier joue la carte de la démocratisation. « Cela permet de montrer notre savoir-faire à des gens qui ne peuvent pas acheter des bouteilles à quarante ou cinquante euros, mais le pourront peut-être un jour de manière occasionnelle. »

Pour parvenir à vendre des vins de bonne qualité à des prix abordables, Chapoutier profite de sa double casquette de producteur et de négociant. Au fil des ans, l'entreprise a créé un réseau de viticulteurs, des sous-traitants encadrés tout au long de l'année par la maison-mère, qui rachète leur production. Une position loin de l'image d'Épinal du petit producteur indépendant, revendiquée par d'autres. « Quand vous achetez un foulard Hermès, vous ne demandez pas si c'est un salarié d'Hermès ou un sous-traitant qui l'a fait », réplique Michel Chapoutier.

Acquisitions à tout-va

Mais le négoce ne suffit pas toujours à produire un vin abordable. « Aujourd'hui, l'amortissement du foncier représente près d'un tiers de la bouteille », rappelle-t-il. En 1975, son grand-père refusait d'acheter une parcelle de la colline de l'Hermitage vendue 10 000 francs. Quarante ans plus tard, l'hectare vaut entre deux et trois millions d'euros. Impossible à rentabiliser. Le groupe s'est donc lancé dans une stratégie d'acquisition de domaines moins prestigieux, moins chers, mais prometteurs.

« Nous sommes devenus des inventeurs de terroirs, au sens d'inventeurs de trésors. Il faut que nous arrivions, en pionnier, à repérer les sols à potentiel énorme, et à petits prix. J'ai acheté des terres dans le Roussillon à 15 000 euros l'hectare, qui ont donné des vins notés 100/100 par Parker », s'enorgueillit-il.

Inconditionnel des sols granitiques, Michel Chapoutier pronostique une « ruée vers l'or » dans les cinquante prochaines années sur les terroirs des côtes d'Auvergne. « Avec le réchauffement climatique, des terroirs qui étaient un peu frais deviennent intéressants », anticipe-t-il.

Admiration et énervement

Dans la région, la croissance de la maison Chapoutier suscite aussi bien l'admiration que l'énervement. « J'aurais bien aimé quelqu'un comme lui dans le Beaujolais », lance David Large, viticulteur de 31 ans installé à côté de Villefranche-sur-Saône. Enfant d'une famille de vignerons depuis deux siècles, il a officié comme caviste puis est devenu sommelier chez Chapoutier entre 2015 et 2017 avant de se consacrer à temps plein à son exploitation familiale en vin naturel. De son passage dans l'entreprise, il retient une « énergie incroyable », une exigence et un apprentissage de la biodynamie, « rare chez des grands groupes ». Depuis quelques mois, le jeune homme se lance lui aussi dans le négoce et rachète le raisin de producteurs locaux. « C'est un modèle à suivre », assure-t-il.

D'autres sont moins tendres. « On n'a rien en commun. Un peu comme le tourneur-fraiseur d'une usine qui ne croise jamais le PDG », étrille Thierry Allemand, farouche viticulteur indépendant installé en Cornas, l'une des appellations les plus en vue de la vallée à une quinzaine de kilomètres de Tain-l'Hermitage. « Moi je passe mon temps dans les vignes. Lui il délègue », tranche-t-il. « C'est comme les cuisiniers, Alain Ducasse, Paul Bocuse, qui parcourent le monde et multiplient les projets. Leur talent c'est de savoir gérer une grosse équipe, moi je ne sais pas faire. »

Chacun chez soi, les deux mondes ne se croisent pas souvent. Mais depuis quelques années le souffle de Chapoutier se fait sentir jusque dans les paisibles coteaux de Cornas. Comme d'autres investisseurs à la recherche de la bonne affaire, l'entreprise rachète des terres pour y planter des vignes. « Les prix montent, on ne peut plus acheter, les jeunes ne peuvent plus s'installer », regrette Thierry Allemand pour qui l'appellation est victime de son succès. « Des gens comme Auguste Clape ou moi-même ont travaillé pour faire connaître l'appellation. Et puis les grosses entreprises comme Chapoutier n'ont plus qu'à venir récupérer notre savoir-faire. Ce sont d'abord des hommes d'affaires ».

Affaire de famille

Tout à sa quête du prochain Eldorado, Michel Chapoutier a implanté la maison Chapoutier en Alsace, au Portugal, en Espagne, jusqu'en Australie où il est tombé fou amoureux de l'art aborigène. Sa passion des arts premiers le pousse aussi à acheter une maison au Canada. Un tissage inuit orne d'ailleurs le fond de son bureau. On l'interroge sur le sens des dessins. « C'est une carte. » Pour Chapoutier, ne pas se perdre passe aussi par un maintien de l'activité dans la vallée du Rhône.

Le groupe exporte aujourd'hui près de la moitié de sa production. « On pourrait arriver à 80 % facilement, mais ce ne serait pas souhaitable », estime Michel Chapoutier. « C'est facile d'exporter, mais plus difficile de se maintenir sur le marché français », approuve sa fille, Mathilde Chapoutier, devenue en juillet dernier, à 26 ans, directrice commerciale du groupe.

La huitième génération de « M. Chapoutier » n'a rien d'une novice. Plus « cartésienne » que son père, multidiplômée, elle a déjà passé trois ans en Chine et en Asie centrale à développer le groupe familial. Avec le même instinct pionnier. En témoigne le positionnement de l'entreprise au Tadjikistan ou en Ouzbékistan qu'elle a entamé. « Une opportunité à ne pas rater », assure-t-elle. Elle jure ne pas avoir voulu travailler dans l'entreprise paternelle, mais s'être prise au jeu. Quant aux soupçons de favoritisme, elle les balaie immédiatement : « Mon père est deux fois plus dur avec moi. »

Tolérance zéro

Car le génie n'empêche pas l'exigence.  Dans le milieu viticole, Michel Chapoutier a la réputation de mener ses troupes à la baguette. Certains évoquent même une personnalité capricieuse, éprouvante pour ses collaborateurs. « Vendre de l'excellence, c'est vendre de l'effort, de la contrainte, de la tolérance zéro », rétorque-t-il, en évoquant les sacrifices nécessaires dans le sport de haut niveau. Son assistante l'interrompt : « Sébastien Chabal est dans le coin, il souhaiterait vous rencontrer. » Le maître des lieux accepte. « Je ne suis pas très people », assure-t-il. L'homme reçoit pourtant régulièrement des personnalités, notamment des politiques de droite comme François Baroin fin octobre, ou Gérard Larcher il y a deux ans. Président d'Inter-Rhône, l'organisme chargé de la promotion des vins de la vallée, Michel Chapoutier ne fait pas mystère de son opposition aux 35 heures et de ses positions plutôt libérales, mais n'hésite pas à venir en aide financièrement au journal l'Humanité par souci de pluralité. Le droit au paradoxe, toujours.

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