Réfugiés et entreprises, l'aubaine

Alors que l'afflux de migrants est perçu par une partie de la société comme néfaste pour la culture et l'économie nationales, les réfugiés peuvent être - en réalité - une richesse, comme le souligne le FMI. Si on leur donne une chance de s'intégrer professionnellement, ces migrants peuvent se reconstruire, et participer à leur tour à la prospérité du pays. Pour les entreprises, c'est l'engagement d'ouvrir de nouvelles perspectives, et parfois même de révolutionner la perception du travail au sein de la communauté des salariés. Encore faut-il lever des freins tenaces, éviter le piège du "refugees washing", et créer une authentique relation de confiance. Enquête sur ce véritable défi du XXIe siècle, alors que se tient ce lundi 18 décembre la journée internationale des migrants.

Comme tous les jours de semaine depuis un an, Sabri s'est levé à 4 h 50 du matin pour embaucher à 6 heures.  Après son traditionnel café et une banane avalée, puis quelques minutes de bus, il atteint un bâtiment en taule aux couleurs rouge et jaune vieillies. Le voilà à son poste de technicien, lunettes de sécurité vissées sur les yeux, dans la poussière et la chaleur d'AB Fonderie, à Saint-Genis-Laval (Rhône). À 35 ans, cet homme d'apparence joviale et au regard malicieux, trapu et robuste, vit cette expérience au sein de la fonderie d'aluminium comme une nouvelle page de sa vie. Voilà deux ans, il avait entamé un long voyage à travers cinq pays. Le Tchad puis l'Égypte, affrontant les passeurs véreux, fuyant les menaces de Daesh en Libye, traversant la mer en bateau de fortune, puis remontant par la Sicile pour atteindre la France. Un périple au péril de sa vie pour échapper aux geôles d'un État instable, miné depuis 2011 par une guerre civile qui déchire le pays.

Sabri est un réfugié politique originaire du Soudan du Sud. Il est aussi, désormais, « un salarié heureux et tranquille », fier de son CDI décroché au sein de cette entreprise aux 2,2 millions d'euros de chiffre d'affaires et à la vingtaine de salariés. « Ce contrat, c'est une belle preuve de confiance. Ce travail m'a aidé à me reconstruire, j'ai de la chance », explique l'intéressé, dans un français en progression teinté d'un accent arabe. « C'est passionnant de transmettre son savoir-faire, et de contribuer à le "remettre debout". Il a un courage incroyable », témoigne Frank Molle, le patron d'AB Fonderie qui lui a tendu la main, comme il le fait depuis plusieurs années pour les personnes en difficulté.

Sabri

Sabri, 35 ans, réfugié politique du Soudan du Sud, ne souhaite pas être « traité différemment » au sein de l'entreprise AB Fonderie, où il a décroché un CDI.

"Opportunité macroéconomique"

À l'instar de Sabri, nombreux sont les réfugiés - en situation légale, ayant donc obtenu une carte de séjour et le droit de travailler - à espérer trouver un emploi. « Après l'urgence, nous devons nous pencher sur des solutions durables d'intégration. Et l'une des clés, c'est l'emploi », souligne Kavita Brahmbhatt, cofondatrice d'Action emploi réfugiés (AERé).

Si la découverte de l'environnement professionnel peut avoir un impact réel et direct sur la reconstruction personnelle du réfugié, l'économie nationale peut, elle aussi, en tirer profit. « Oui, c'est une opportunité macroéconomique », poursuit le chef d'entreprise Frank Molle. Cette perception du terrain est confirmée par un rapport du Fonds monétaire international (FMI), publié en 2016, au lendemain de l'afflux massif de réfugiés en Allemagne. « Les migrants peuvent avoir un effet stimulant sur la population active et un impact positif à long terme sur la croissance et les finances publiques, surtout dans les pays aux populations vieillissantes. » D'autres études économiques sont venues confirmer cette tendance, et les entreprises, en France, commencent à se saisir de cette question, voire de cette opportunité.

« Nous constatons une hausse des demandes des entreprises partenaires », appuie Fanny Auber, directrice de Singa Lyon, une association qui favorise l'intégration socio-économique des réfugiés. Ce qui pourrait bien s'apparenter à une « tendance » est relativisé par certains acteurs, à l'instar de Louis Gallois (lire son interview), président de la Fédération des acteurs de la solidarité :

« Les entreprises embauchent des profils qui apportent une plus-value à leur effectif. La nationalité de la personne importe peu, balaye celui qui préside également le conseil de surveillance de PSA. Je ne suis pas certain qu'il existe un « particularisme » visant à intégrer « spécifiquement » des réfugiés. Cette action relève davantage d'un engagement général vers les publics défavorisés. »

Fanny Auber

Fanny Auber et l'association Singa Lyon. Crédits : LC/ADE

Signaux faibles

Au fil des témoignages, d'autres « avantages » apparaissent toutefois pour expliquer cet engagement. Ils mêlent tout d'abord des éléments « classiques » comme celui de la RSE, de la charité ou de l'engagement personnel des patrons. D'autres signaux, faibles, viennent révéler les bienfaits potentiels - managériaux, commerciaux, de relations humaines ou encore d'attractivité - que peut apporter, aux entreprises, cette collaboration. « Au-delà du geste caritatif, les entreprises se rendent rapidement compte de l'opportunité que cela peut engendrer pour leur structure », assure Kavita Brahmbhatt.

Elle écarte cependant, comme d'autres acteurs associatifs « le refugees washing », qui consisterait à financer une cause pour « blanchir » l'image du groupe, sans autre engagement de sa part. Mais pour que la collaboration fonctionne, encore faut-il lever les barrières culturelles et psychologiques pour en saisir la pleine mesure, tout en contenant les craintes d'une partie de la société française. À ce titre « les réticences culturelles sont encore fortes dans une partie de la France. Ainsi, certaines entreprises ont encore du mal à assumer publiquement cet engagement », assure une source informée.

À la clé, une relation « gagnant-gagnant » se dessinerait entre réfugiés, salariés et entreprises, un triptyque collaboratif qui peut rejaillir positivement sur l'ensemble de la société française. « Je ne sais pas si, au fond, nous ne sommes pas les plus grands bénéficiaires de cette aventure », s'interroge même Manoelle Lepoutre, directrice engagement et société civile chez Total chargée de la responsabilité sociale de l'entreprise (RSE) et de l'engagement citoyen.

Main d'œuvre et spécificité

Les personnes réfugiées sont-elles « une opportunité » pour l'économie française ? L'une des premières réponses relève d'abord d'un besoin conjoncturel lié au marché du travail. « Au vu de la pénurie de compétences et de la main-d'œuvre dans certains métiers (logistique, informatique, service, industrie), oui, cette population est une opportunité », assure Bruce Roch, directeur RSE et Solidarité chez The Adecco Group. En France, selon les chiffres régulièrement avancés, entre 150 000 et 250 000 emplois (dont la majorité en CDD) ne seraient pas pourvus, notamment dans des métiers difficiles. En quête d'intégration, les réfugiés acceptent souvent ces emplois, pourtant loin de leur qualification initiale (lire le portrait de Ziad). L'envie de travailler est plus forte que tout. Une détermination qui peut devenir un atout pour les employeurs.

« Ils ont trois qualités principales : la baraka (bénédiction en arabe, NDLR) ; une santé de fer ; et un sens de la débrouille qui traduit une grande intelligence. Sans ces qualités, Sabri - comme les autres réfugiés - ne serait sans doute jamais arrivé sur sa terre d'exil. C'est triste à dire, mais seuls les meilleurs arrivent à survivre à leur voyage », confie Frank Molle, le ton grave.

Ce sont également des « réservoirs de compétence et de talent », estime une autre source patronale demandant l'anonymat. Par leur approche et leur savoir-faire local, ils intrigueraient aussi les entreprises. « Je me souviens d'une maison de couture très intéressée pour travailler avec des réfugiés afghans. Leur façon traditionnelle de coudre apportait une touche d'innovation et de nouveauté dans les créations, illustre la cofondatrice d'AERé. Pour rayonner, la France a toujours besoin de main-d'œuvre spécifique et de diversité. » Un atout qui se traduit, également, dans les compétences linguistiques.

Franck Molle

Franck Molle, PDG d'AB Fonderie. Crédits : EF/ADE

Connaissance du pays, agilité, compétences spécifiques et donc linguistiques, ne sont-ce pas les talents que recherchent les entreprises pour capter les signaux faibles ou conquérir de nouveaux marchés ? Peuvent-ils être ces « têtes chercheuses » de nouveaux business d'une firme, comme l'estime la consultante en innovation sociale Maÿlis Dupont, également cofondatrice de l'association Kodiko ? « Si nous voulons des salariés pour développer des marchés au Moyen-Orient ou dans des pays émergents, nous avons d'autres leviers de recrutement. Nous sommes armés pour cela, relativise pour sa part la responsable RSE du géant pétrolier. Mais il n'est pas impossible de trouver parmi les réfugiés une "perle rare". Nous n'avons pas de barrière. »

Fierté et guerre des talents

Un consensus semble se former autour d'un impact particulier : cette collaboration modifierait la logique managériale et les relations humaines au sein de l'entreprise. À ce titre, l'expérience de Catherine Levy, senior marketing director chez Sanofi, est particulièrement intéressante. Grâce à l'association Kodiko, qui propose un programme de mentorat de réfugiés par des salariés volontaires en entreprise, elle a noué une relation professionnelle avec Fatoumata, migrante venue de Guinée. Son but ? « Mettre [ses] compétences et [son] réseau à sa disposition », afin de l'aider à retrouver un emploi dans le secteur pharmaceutique, là où Fatoumata exerçait dans son pays d'origine. Pas facile quand la France ne reconnaît pas son diplôme. « J'ai pu ainsi appréhender la complexité de notre administration française, et de fait, ce que peut être la fragilité de notre système ».

Pour autant, la dirigeante estime que « cette expérience [l]'a transcendée. Je suis sortie de ma bulle, de mon confort, tout en étant valorisée personnellement par la transmission de mes compétences ». Elle en a également retiré une meilleure approche de son réseau professionnel : « Solliciter ses contacts pour autre chose que du business permet de nouer des liens différents, plus personnels et de confiance. » Une nouvelle donne sociale qui a rejailli également au sein de l'entreprise. « La relation entre la dizaine de collègues qui ont suivi ce programme a changé. Nous avons une complicité supplémentaire, et tirons une fierté plus grande de notre entreprise. J'ai personnellement retrouvé du sens dans mon travail. »

Une expérience qui peut « développer la mobilité et l'agilité des salariés », confirme, de son côté, la directrice de Total, société également membre du programme Kodiko. Cet engagement pourrait-il devenir un argument de recrutement pour les grands comptes ? « Les entreprises qui seront séduisantes demain, alors que la guerre des talents fait rage, seront celles qui permettront à leurs salariés d'obtenir autre chose qu'un salaire », témoigne Catherine Levy.

Barrières culturelles

Tout n'est cependant pas si facile. « La bonne volonté initiale des salariés peut être mise à mal dans la pratique. Ils peuvent être bousculés dans leur culture, car ils sont parfois formatés par des logiques qui échappent à celles des réfugiés, met en lumière Maÿlis Dupont. Quand un salarié d'un grand groupe est élevé à la performance et au résultat opérationnel, il peut avoir du mal à accepter la "lente" progression de la personne accompagnée. Les réfugiés ont besoin de temps ». Un constat confirmé par l'expérience de Catherine Levy. « Oui, cela peut être frustrant. Mais on apprend ainsi à se satisfaire des petites choses, à réfléchir à moyen terme au lieu du diktat de l'immédiateté. Surtout, il ne faut jamais juger », assure-t-elle. La communication et l'échange semblent alors le meilleur remède pour éviter tout quiproquo. Ce fut en tout cas le crédo de Roula, réfugiée syrienne (lire son portrait) : « Mon travail d'assistante administrative nécessitait des subtilités que je ne comprenais pas. Je n'ai jamais hésité à demander de l'aide », explique-t-elle.

Au-delà des aspects économiques et humains, la notion de travail et de confiance semble fédérer toutes les parties. « Je ne souhaite pas être traité différemment. M. Molle me rémunère pour un travail précis, je dois être capable de l'effectuer comme n'importe quel autre salarié, poursuit Sabri. Nous avons un contrat de confiance », termine le Sud-Soudanais et néo-Lyonnais, déjà pressé de retourner dans la chaleur de l'atelier.

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Commentaires 2
à écrit le 19/12/2017 à 18:54
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Gerard Collomb vient de dire que la France donnait 2.1 milliards d'euros par an pour l'hébergement d'urgence des réfugiés, ou devrais je plutôt dire des immigrants économiques illégaux et hors la loi. A cela il faut rajouter le milliard de l'aide méd...

à écrit le 18/12/2017 à 18:39
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"les réfugiés peuvent être - en réalité - une richesse, comme le souligne le FMI" si c'est le FMI qui le dit c'est déjà sujet à caution. De plus je reviens sur le mélange "réfugiés" et "migrants" termes que l'on mélange allègrement, c'est plus rapide...

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