Francis Mer : « L’hypocrisie est à son paroxysme »

Son franc-parler a fait sa réputation. L'homme, l'ancien président d'Arcelor, et l'ex-ministre de l'Economie et des Finances pétrissent le « parler vrai » dans le creuset de la relation personnelle, de l'entreprise, et de la politique. Tout à la fois il pourfend le politiquement correct et appelle à ne « pas tout dire ». C'est au prix de ce fragile équilibre que la capacité de toute communauté - quartier, famille, entreprise, pays - de « vivre ensemble » est assurée, résultant d'un « miracle permanent ».
©Laurent Cerino/Acteurs de l'économie


Quelle est votre définition du « parler vrai » ?

 

Cela consiste simplement à dire ce que l'on pense, à exposer des convictions qui peuvent ne pas être partagées. « Parler vrai » conduit au compromis, c'est-à-dire à l'établissement d'un dialogue dans le cadre duquel on incorpore une partie de ce que l'interlocuteur soutient pour parvenir à un accord. Ce compromis est la base des conditions de construction d'un avenir commun. Et c'est sa culture qui manque le plus en France, dominée par le dialogue de sourds où à force de ne pas vouloir choquer on n'ose pas dire ce que l'on pense et on parle sans écouter.


Le « parler vrai » est assimilé au « courage ». Comment la société a-t-elle pu à ce point évoluer qu'elle érige au rang de « courage » ce qui devrait être naturel ?

 

Cela prouve que la plupart des gens n'ont pas de colonne vertébrale. « Parler vrai » ne relève pas du courage, puisque c'est une manière, capitale, d'exister. Défendre ses convictions et argumenter exposent, créent des problèmes, réclament des efforts. Et c'est pour éviter cela que d'aucuns se réfugient derrière un présumé courage et préfèrent s'abstenir.



Comment le « parler vrai » s'exprime-t-il sur le terrain de l'entreprise ?

 

Il consiste essentiellement à faire de la pédagogie, à afficher ce que l'on croit être bon pour l'entreprise. Et donc à remettre à l'heure l'ensemble des pendules qui souvent ne sont pas placées sur le même méridien intellectuel. Mais cette pédagogie ne se contente pas d'affirmations, elle implique des explications et la présentation d'un objectif. Ce qui devrait dépasser l'obstacle de la hiérarchie, chaque subordonné devant être en mesure de faire savoir à son supérieur qu'il se trompe si cette remarque peut servir l'intérêt de la « communauté entreprise ». Il s'agit là d'un combat intellectuel, qui ne relève pas de l'affrontement et qui, après dialogue, écoute, argumentation, doit accoucher d'un compromis grâce auquel tout le monde va avancer. Ce « parler vrai » va ensuite conditionner la loyauté avec laquelle chacun appliquera la décision finale. Tout responsable devrait donc « parler vrai ». Ce qui est loin d'être le cas.
L'entreprise a le devoir d'établir une atmosphère de dialogue, d'encourager l'expression libre et la défense des convictions dès lors que leurs auteurs agissent de manière responsable et qu'une structure supérieure de décision arbitre, tranche et exécute de manière cohérente et exemplaire. La préservation du « capital humain » et la performance sont à cette condition.


Reste que seulement un tiers des Français considère l'entreprise comme un espace de « parler vrai ». Signe que votre analyse relève davantage du vœu que de la réalité…

 

Les gens ont peur d'être punis de « parler vrai » par une hiérarchie qui exerce un pouvoir sur eux. Preuve que nous évoluons dans un grand malaise. Toutefois, relativement à celui que connaissent les mondes des médias, de la politique, des syndicats, je trouve ce score plutôt bon…

 

… mais très loin de celui qu'enregistre la cellule familiale, avec 87 %.

 

Mais croyez-vous que je dis « tout » à mes filles et à mes gendres ? Pour entretenir un climat de dialogue, de confiance, d'affection, il faut savoir se comporter de manière responsable et, tout en « parlant vrai », savoir s'abstenir.
Nous sommes tous immergés dans la logique de vivre ensemble. Dans ce contexte, « parler vrai » ne signifie pas « tout dire ». L'équilibre de toute communauté - pays, quartier, entreprise, famille -, la capacité de « vivre ensemble », sont un miracle permanent. Je suis parfois même étonné de la relative facilité avec laquelle nous cohabitons, dominons les éruptions de violence, adhérons à des règles communes et contraignantes. Ce « vivre ensemble » implique que l'on respecte l'autre, que l'on sollicite son avis, qu'on accepte la stricte égalité de la valeur humaine. Ce cadre, l'exercice du « parler vrai » doit en tenir compte. Notamment en s'interdisant de s'imposer comme un dogme auquel tout le monde serait prié de se soumettre. « Parler vrai » à l'autre, c'est montrer qu'on s'intéresse à lui, et qu'on le reconnaît. « Parler vrai » consiste à accepter que l'autre a quelque chose à vous dire et à vous apprendre. Ce que l'on n'aime guère. « Parler vrai », c'est dire « sa » vérité en tant qu'homme responsable.

 


L'homme de foi est-il surpris d'apprendre que 71 % des Français considèrent que le monde religieux n'est pas un lieu de « parler vrai » ?

 

Longtemps, l'Eglise catholique romaine a imposé aux gens de croire sans avoir la moindre idée des raisons pour lesquelles ils croyaient. La religion catholique est pleine de dogmes ; difficile dans ces conditions de « parler vrai ». Grâce à Luther, qui s'est élevé contre la pression impérialiste de Rome et le comportement, à l'époque particulièrement douteux, du clergé, le monde protestant s'est affranchi de structure hiérarchique, a atteint une bien plus grande liberté de parole, et connaît un « parler vrai » au nom duquel chacun tire les conséquences de sa propre lecture des livres. A contrario, la litanie des exégèses détourne l'exercice de la religion juive du « parler vrai ».



Pendant cinq mois, la direction d'Arcelor a démonisé Mittal. En un week-end, elle a fait volteface et a présenté son conjoint honni comme le meilleur des partenaires. Un exemple édifiant de « parler faux », de mensonge, de manipulation. Quels types de dégâts l'ancien Pdg d'Arcelor redoute-il ?

 

J'ai été offusqué par la violence des mots retenus pendant la bataille. J'ai été atterré par la manière dont les parties ont usé pour, au nom du « parler vrai », créer une atmosphère qui n'était pas celle en réalité souhaitable. J'ai été frappé par la faiblesse des arguments lorsqu'il s'agissait de démontrer le désintérêt voire le danger du projet pour Arcelor. J'ai été stupéfait par la grande pauvreté, en terme de communication, du « parler ». Tout cela aura provoqué un profond malaise au sein de l'entreprise…

 


Et jeté le discrédit sur les dirigeants, décrédibilisés auprès des salariés. Comment s'étonner alors du désamour et de la méfiance des Français pour l'entreprise ?

 

Les mêmes, à l'unanimité, ont expliqué à leurs salariés que Mittal était d'abord le pire ennemi de leur cause, puis qu'il en était le meilleur allié… Ce type de comportement et de méthode va créer une distance à l'intérieur de l'entreprise, entre les salariés et la direction. Ces salariés ont cru aux arguments de leur chef, ont suivi ses recommandations, et se voient intimer de faire demi-tour et d'adhérer à des raisonnements contraires…



En politique, « parler vrai » relève-t-il de l'impossible si l'on veut exister et réussir ?

 

L'exercice est effectivement très difficile. En 2003, alors ministre de l'Economie et des Finances, je souhaite alerter sur l'ampleur de la dette publique. Je décide d'inscrire le résultat, négatif de 20 %, entre les recettes et les dépenses de l'Etat, dans la feuille de commentaires qui accompagne la déclaration d'impôts adressée aux contribuables. Cela provoqua des réactions, je dus m'abriter derrière le caractère irréversible du processus d'impression pour justifier son envoi final ! Le « parler vrai » n'est aujourd'hui pas encore le mode retenu par le ministre pour informer les Français sur les conséquences réelles de l'évolution de la dette.



La difficulté de « parler vrai » constitue-t-elle une singularité française ?

 

Absolument. En France, on ne sait pas s'écouter. Résultat, en entreprise comme en politique, on opère sur le même mode, extrêmement pyramidal : le patron décide, les subordonnés exécutent. Le gouvernement exerce son pouvoir sans même entendre ses parlementaires. Le culte du chef est tenace. On ne s'est pas pardonné d'avoir décapité les rois. Alors on a « inventé » l'empereur, le président, le général, le sauveur. Dans notre culture, le patron protège et on lui doit obéissance. Ce dogme anéantit tout « parler vrai », puisqu'il décourage d'écouter l'autre, de faire valoir poliment, simplement, et de manière argumentée ses convictions. On préfère éviter l'obstacle. Résultat, on est dans une situation où les syndicats ne représentent qu'eux-mêmes, où les patrons se drapent de droits divins alors qu'ils ne représentent qu'une partie de l'entreprise, où les politiques ont pour obsession leur (ré)élection, où les gouvernements ont peur de prendre des décisions puisqu'elles vont nécessairement compliquer leur tâche future.

 


« Parler vrai », c'est parler avec des mots simples. Un environnement qui décourage de parler simplement dissuade donc de « parler vrai »…

 

Absolument. L'hypocrisie a atteint un paroxysme. On recourt aux « gens de couleur » pour désigner les noirs, aux « opérateurs de surface » pour qualifier les balayeurs. Résultat, au nom du politiquement correct, on ne parle plus simplement, on emploie un vocabulaire qui est moins compréhensible, on place des obstacles dans l'échange. Donc, on ne parle plus vrai. Et on s'éloigne de l'autre, à l'endroit duquel on manifeste une peur.

 


« Parler vrai » constitue une arme redoutablement efficace pour « faire passer » des décisions douloureuses…

 

Certes, ce qui nécessite du doigté et une pratique professionnelle, responsable, et là encore pédagogique. « Parler vrai » n'est pas suffisant. Ces décisions, il faut en expliquer au public concerné les raisons, l'inéluctabilité, les implications, il faut dire tout ce qui sera entrepris pour en limiter les dégâts, il faut s'accorder le temps de les mûrir et de les corriger. Et c'est d'autant plus essentiel dans un pays qui ne sait pas et ne veut pas affronter certaines problématiques dans l'urgence sans verser dans la révolution. L'exemple de la réforme des retraites l'atteste. Des années de demi-mesures - notamment sous le gouvernement Balladur - mais aussi de rapports « écrits vrais » et de conditionnement auront été nécessaires pour que le sujet, auparavant si explosif, devienne mûr et autorise le gouvernement Raffarin auquel je participais à s'en emparer et à le mener partiellement à bien malgré de vives réactions.

Les vertus de ce mûrissement valent particulièrement en entreprise. Certaines décisions doivent être préparées longtemps à l'avance si l'on veut que, péniblement, certains aient le courage in fine de porter le fer dans la plaie tout en favorisant une cicatrisation rapide. « Parler vrai » doit s'inscrire dans ce cadre. Au risque sinon de subir un douloureux retour de boomerang.



Faut-il assimiler le « parler vrai » à un acte de responsabilité ?

 

Quand un pays refuse de se regarder dans la glace, on peut bien sûr parler d'irresponsabilité. Mais est-on pour autant bien avancé ? Non. Le seul vrai sujet de prospective, celui sur lequel nous devrions tous nous pencher en priorité, c'est celui du déclin démographique en occident et de la détérioration accélérée du rapport actifs/inactifs. Nos comportements, notre cadre de vie vont s'en trouver bouleversés : durée du travail, montant des rémunérations, cotisations retraite, etc. L'irresponsabilité apparente de la population a un coupable : les chefs politiques, qui considèrent être exposés à suffisamment de problèmes à court terme politiquement et électoralement sensibles pour ne pas avoir à s'occuper d'un enjeu primordial mais dont les dégâts ne sont pas attendus avant une vingtaine d'années.



Les règles de fonctionnement du capitalisme mondial découragent de « parler vrai »…

 

La finance prend le pouvoir, affaiblissant profondément l'intérêt et l'efficacité du système capitaliste, qui se met lui-même en danger sous le joug du diktat court-termiste et qui tue l'entreprenariat. Dans ce domaine, peu de personnes parlent vrai et sont encouragées à dire : « Attention, je suis totalement impuissant pour faire évoluer ce monde, mais au moins je vous avertis ». Le « prophète de malheur » est passé de mode.



Que vous inspire la quête effrénée de la « transparence » qui caractérise la société, notamment économique ?

 

La transparence est un moyen d'éviter les excès. Il faut l'assimiler à l'acte de « rendre des comptes » et de clarifier. Elle est le pendant à un phénomène d'opacité qui a longtemps dominé : « Voilà mes résultats, ne me demandez pas comment je les ai obtenus ». Les Américains ont jugé qu'il était temps de rendre ces voies - y compris dans le domaine des rémunérations - accessibles, compréhensibles.



A vos yeux, Nicolas Sarkozy est-il des candidats à la présidentielle celui qui incarne le mieux le « parler vrai » ?

 

Son origine immigrée n'est sans doute pas étrangère à son amour du pays, à son envie de le faire bouger, à la force de ses convictions, à une distance au sujet raccourcie, et à une détermination plus grande que chez beaucoup de ses rivaux.

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