Philippe Gillet, le bulldozer

Mars 2007. Le directeur de l’ENS sciences et principal artisan de l’Université de Lyon laboure au pas de charge. Il occupe une position clé dans nombre de chantiers majeurs appelés à structurer le dynamisme économique et international de la métropole. S’il fait – presque – l’unanimité dans les sérails scientifique, universitaire et politique, Philippe Gillet le doit à l’envergure de ses engagements de chercheur, d’enseignant autant que d’entrepreneur, à l’égalité de ses préoccupations techniques et humaines. Et à un sens peu commun de l’intérêt général.
©Emmanuel Foudrot

Le cheveu est hirsute. A la « Borloo ». Conséquence, sans doute, du retrait du casque que lui impose l'utilisation de cette moto qu'il a préféré aux voitures avec chauffeur dont s'équipent quelques patrons d'université. Le prochain quinquagénaire ne « fait » pas son âge. Il reçoit dans son vaste bureau. Il allume une Marlboro, polissant d'avantage son mimétisme avec l'acteur américain Robert de Niro. La dialectique est directe, volontiers rustique voire abrupte. L'accueil est chaleureux, mais le regard, parfois oblique, trahit une circonspection inquiète. « C'est un homme exceptionnel, dont on aimerait que l'exception soit banale. Ce serait tellement bon si tout le monde était comme lui. » L'hommage est de Bernard Bigot, son prédécesseur dans le fauteuil, promu ensuite directeur du cabinet ministériel de Claudie Haigneré, et aujourd'hui Haut commissaire au CEA. Le lecteur est prévenu. Il existe des personnalités qui « font » l'unanimité. Leur recette ? L'alchimie des deux compétences : technique et humaine, dont la quintessence forme ma maîtrise professionnelle. Et, dans son sillage, déploie mécaniquement autorité, crédibilité, et donc légitimité. Philippe Gillet, directeur de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, est du cénacle. Même les plus hostiles au PRES lyonnais dont il est le charpentier (lire En couverture), distinguent le projet de celui qui l'architecture. « L'homme et l'entrepreneur sont remarquables », confie Patrick Molle, directeur d'une EM Lyon qui a fait le choix de se soustraire à la future Université de Lyon.

« Ecorché vif »

Cette singularité, Philippe Gillet lui donne consistance dans la « considération de l'autre ». « Fondamentalement, j'aime les gens ». « Il est profondément humain », constatent, en écho, son ancien directeur de thèse, Jean-Paul Poirier, et Michel Quesnel, recteur de l'Université catholique de Lyon. Il a fait sien le choix de « tout » - sa conscience, son parcours professionnel, l'exercice de ses responsabilités - nourrir de cette imprégnation. « On ne bâtit sa réflexion qu'en assimilant celle des autres », rappelle-t-il prosaïquement. Là, dans cette proximité empathique, se forgent son charisme, et une disposition peu fréquente) mobiliser et à entraîner, même les plus récalcitrants.
Mais là aussi fermente la fragilité, favorisée par la nudité de ses remparts, par l'absence de toute carapace, par une ample exposition de lui-même. « C'est un écorché vif, un inquiet, un sensible, que les attaques peuvent meurtrir », constate Olivier Faron, son alter ego de l'ENS sciences humaines. Ainsi, les arbitrages et certaines décisions « humaines » que lui dictent ses fonctions managériales le déstabilisent. Le font vaciller. Rétif aux conflits de personnes, surtout lorsque ces dernières sont de cette race de scientifiques dont il est le pair, le disciple, et que caractérisent des liens bohèmes, bonhommes, conviviaux. Difficile de devoir rigidifier et hiérarchiser une relation autrefois cabotine, voire subordonnée, et de prendre la responsabilité, lors des promotions, des réorganisations, des affectations budgétaires, de créer des « perdants ». Y compris parmi ceux-là mêmes dont il fut l'élève. Cet apprentissage douloureux, il l'éprouva dès 2000, lorsque le géologue auteur d'une thèse d'Etat sur la formation des chaînes de montagne, accomplie à l'Université de Rennes - « jeune marié et jeune papa, j'y ai exercé dans un environnement scientifique fabuleux » - puis promu directeur adjoint de l'ENS Lyon, fut propulsé patron de l'un des sept départements du CNRS, celui des « sciences de l'univers ». Là, il se retrouve « de l'autre côté de la barrière. J'étais dans le fauteuil de celui qui répartit ces mêmes crédits qu'auparavant, simple scientifique, je trouvas toujours insuffisants ». Il apprivoise certes les arts du compromis et de la persuasion, la primauté de la méthode, l'apprentissage des « coups », aussi qu'il faut défendre les seuls projets « à la fois pleins de sens et portés par des gens compétents ». Reste que cette responsabilité de trancher constitue, encore à ce jour, le volet « le plus difficile » et son handicap « principal » dans le processus de transformation de sa vie de chercheur en celle d'administrateur de la science et de dirigeant. « Car je ne peux me résoudre à faire du mal aux gens ».

« Le sens de l'histoire »

Et ceux-ci le lui rendent bien. Ils insistent sur sa générosité, son courage, son audace, son abnégation. Sur un esprit de compétition aiguisé, d'importantes prises de risques, une spontanéité volontiers touchante, ensoleillés par l'apparence d'une habile candeur et par un anticonformisme séduisants. Sur une curiosité - « j'aime toutes les sciences, au risque de m'éparpiller » -, selon Jean-Paul Poirier « commune à ces Normaliens qui s'intéressent à tout ». Il entend, éponge, pétrit, concasse, les conseils. « Il est fiable », insiste Pierre Jamet, directeur du cabinet du président du Conseil général du Rhône. Par coquetterie ou fausse sincérité, il égrène les « circonstances exceptionnelles » qui ont pavé son ascension météorique - professeur à 30 ans, dirigeant du CNRS à 42, directeur de l'ENS à 45 - , et rend hommage à ces Jean-Paul Poirier, Claude Allègre, Vincent Courtillot - aujourd'hui directeur de l'Institut de Physique du Globe - Guy Aubert ou Jean-Michel Caron qui ont ciselé sa vocation. Ces attributs, il les a malaxés et agglomérés pour devenir un « précurseur qui a compris le sens de l'histoire », indique Christophe Cizeron, directeur du cabinet de Gérard Collomb au Grand Lyon. Une telle hagiographie, qui transcende les compartimentations politiques, universitaires, scientifiques, a pour socle un sens de l'intérêt général et du service public exigeant. « Et même exceptionnel », ose Olivier Faron.

Tacticien

Cet altruisme ne laisse personne indifférent. Et même interpelle. Notamment sur la manière dont l'intéressé le compose avec l'accomplissement de son ambition personnelle. La somme de ses responsabilités - outre la direction de l'ENS, la présidence du Pole Universitaire de Lyon (PUL), le pilotage du PRES lyonnais, et la participation au conseils d'administration de la fondation Bullukian, de l'Institut Français du Pétrole, de l'OSU de Grenoble, ou de l'IUFM Lyon, il vient d'être élu président du conseil d'administration de l'Agence Nationale de la Recherche - et la fulgurance de sa trajectoire professionnelle fascinent. C'est-à-dire émerveillent, troublent, indisposent. « J'espère que je ne fais pas tout ça pour moi, et que je ne suis pas carriériste. Je n'ai sollicité aucune de ces responsabilités. Toutes m'ont été proposées », assure-t-il. Et de fait personne - ou presque - ne risque de murmurer une causalité nauséabonde de ses aspirations collective et personnelle. Sans doute parce que leur imbrication et leur cohérence prennent pour sillon avant tout la science et la recherche, qui fertilisent sa vocation depuis qu'il a quitté les bancs de l'ENS rue d'Ulm en 1983, et qu'il veut contribuer, par ses différents engagements, à ériger au cœur de l'enjeu sociétal, à irriguer dans les consciences. « Il est incapable de sacrifier l'intérêt général au bénéfice de son intérêt personnel », claquent d'une même voix Olivier Faron et Jacques Vincent. « L'homme est loyal, poursuit le vice-président de Danone et président du conseil d'administration de l'ENS Lyon. Il agit de telle sorte que la réalisation de son ambition personnelle le conduit naturellement à produire de belles choses pour la collectivité. » Ce proche collaborateur de Franck Riboud dissèque avec suavité une personnalité « peu classique. Philippe est un acteur du changement, c'est-à-dire un homme bien plus de projets que de gestion. D'ailleurs, et c'est symptomatique, il fixe des échéances à moins d'un an pour les projets de l'établissement, mais à bien plus long terme pour l'amélioration des processus de gestion ! ».
De ces projets, il met au service outre sa rage, un sens tactique acéré et une méthodologie rusée. Jacques Vincent a appris à la circonscrire. Dès l'initiation du projet, Philippe Gillet repère les parties prenantes et active ses réseaux - « au sens anglo-saxon du terme »- qui serviront à sa concrétisation. Il agit sans relâche, « ne s'avoue jamais battu ». Il sait aujourd'hui renoncer à une alternative ou donner raison à son interlocuteur pour demain emporter la décision finale. Arcbouté sur l'objectif, il ne l'est pas sur la trajectoire à emprunter pour l'accomplir. Et il possède le discernement « grâce auquel il sait ne pas mener le combat perdu d'avance ». « C'est un bulldozer qui déblaie et trace sa route, complète Christophe Cizeron. Il accepte le risque de ne pas dégager de consensus général et même de ne pas aboutir. Sauf à accepter le plus petit dénominateur commun, « ce à quoi il se refusera toujours ». Sa prédisposition au compromis est importante. Elle cesse là où ce compromis peut avarier ou seulement entraver l'envergure du projet.

En avance

Il n'est pas nécessaire de chercher bien loin le terreau de cette structuration stratégique. « Rigueur du raisonnement. Observation, diagnostic et recherche de solution. Tout, dans sa démarche entrepreneuriale, est porté par son raisonnement de scientifique », note Pascal Gustin, directeur chez Algoé. « Dirigeant et scientifique ont en commun de devoir être en avance sur le temps, de se mettre en lointaine perspective », poursuit Philippe Gillet. Lequel affirme n'être qu'un « scientifique honnête » et regrette de ne pas posséder « cette intelligence de la « grande découverte » qui « fait » les « grands scientifiques » ». Sur ses 110 publications, seule « une dizaine » lui a procuré du « plaisir », et seulement « trois une forme de jouissance ». Les ténors de sa communauté décrivent pourtant un « bon », voire un « très bon professionnel ». « Peu nombreux », assure Vincent Courtillot, sont ceux qui accomplissent « aussi bien que lui » le tryptique des missions qui « fait » un homme de science : « Philippe est d'abord un chercheur. Ensuite, il a accepté de s'occuper des autres et de prendre de hautes responsabilités administratives en sachant sciemment que cela ne servirait pas sa carrière scientifique. Enfin, il est un excellent enseignant ». « Pour preuve, complète Jean-Paul Poirier, certains de ses élèves sont devenus des « bons » ». Un « dévouement aux autres » peu naturel dans une corporation dont la vocation, par essence, tourne le chercheur vers lui-même, recroqueville et isole bien plus qu'elle n'exhorte à faire connaître, à transmettre, à rendre l'auditoire meilleur. « Rares sont les scientifiques de cette envergure qui sont à ce point ouverts, notamment sur la société civile », observe Pierre Jamet. Ce « partage » du savoir, Philippe Gillet l'exprime selon une pédagogie fondée sur le trait comportemental majeur de sa personnalité : l'enthousiasme, qui, avec le « doute » - « l'échec est constitutif du métier de chercheur » -, scelle un acte de recherche à ses yeux de « création ».
Mais l'enthousiasme a aussi ses travers. Son attirance pour la direction de l'ENS et son désir de se réinstaller sur Lyon l'ont conduit à renoncer à ses responsabilités au CNRS « trop tôt, précipitamment », laissant en jachère « un certain nombre de chantiers. Une partie de la communauté scientifique lui en a voulu », confie l'un de ses hiérarques. Au sein du PRES Université de Lyon, la hâte et les méthodes déployées par Philippe Gillet divisent. Et irritent. Ses détracteurs déplorent qu'il ne prenne pas « le temps » de l'écoute et de la concertation, qu'il néglige les rythmes de gouvernance et de maturation propres à chaque établissement. « C'est le revers de son volontarisme, de ce côté « taureau » grâce auquel le PRES a pu voir le jour, observe Michel Quesnel. Cette impatience peut nuire à une présidence écoutante. » Et l'a conduit, selon Alain Storck, directeur de l'INSA, « à griller des étapes, ce qui n'est pas sans rapport avec la décision du conseil d'administration de l'école ne pas intégrer, à ce jour, le PRES. Nous n'avons pas trouvé, dans la méthodologie de Philippe Gillet la rigueur qui caractérise notre établissement dans le domaine du management de projet. »

« L'exemple » ENS

Toutes sortes de critiques qui n'affadissent pas son « plaisir » d'administrer l'ENS Lyon et de chaperonner le projet Université de Lyon. « Son » ENS « est le plus bel exemple de ce que doit être un établissement d'enseignement supérieur : campus restreint, étudiants et professeurs de qualité, relations étroites avec les organismes de recherche, la science comme objet fondateur et fédérateur, un creuset intellectuel passionnant…Presque parfait ! ». Sa vision de l'école est celle, adoube son président du conseil d'administration, de « l'excellence », qu'il arrime à « une double dimension géographique : le territoire local, avec l'Université de Lyon, et le monde, en ouvrant à l'international. » Sa responsabilité de directeur, Philippe Gillet l'assimile à celle de chef d'orchestre, qui s'échine à mettre en harmonie les « trois intelligences » caractéristiques - « et non hiérarchisables » - de la science : celle qui découvre, celle qui valorise la recherche, celle qui met en formes économique et sociale. Des intelligences à la fois symbiotiques et asymétriques, asservies et anachroniques, rarement propriétés d'un même esprit.
Mais le prestigieux établissement ne le conservera pas éternellement. Ce Strasbourgeois de 49 ans, fils de professeurs de mathématiques et d'allemand, le sait : il aborde un carrefour. « J'arrive à l'âge où on s'interroge : comment et dans quelle direction vais-je gérer le dernier quart de ma vie professionnelle ? ». « Son ambition comme son destin sont clairement nationaux », assure Jacques Vincent. L'entreprise ? Il est de ces scientifiques du public qui l'ont définitivement absoute et dédiabolisée. La « clarté de son raisonnement », son sens aigu du didactisme, sa capacité à « simplifier les problématiques, à ne jamais se laisser submerger par une situation, et à sélectionner ses objectifs », constituent, aux yeux du dirigeant de Danone les conditions clefs d'un « homme de l'entreprise. Mais je ne crois pas qu'il trouverait dans la fabrication de yaourts la nourriture intellectuelle suffisante ! ». La politique ? Elle le fascine. L'hypnotise. Il en a le sens et le goût. Au nom de la réserve que lui impose sa fonction, aussi pour cuirasser sa faculté, fédératrice, de travailler « avec tout le monde » et de picorer dans chaque famille pour construire au-delà des clivages qui gangrènent son milieu, il refuse toute confession personnelle. Le professionnel affirme sa neutralité, « dans le sens d'un intérêt général et d'une science qui sont non partisans ». Le citoyen est sans doute « de gauche », mais de cette gauche désidéologisée et pragmatique, délestée des dogmatismes, déterminée à rassembler tous les camps que cette même cause, chez lui sacerdotale, de la recherche et de l'enseignement, engage. Il brouille les pistes. En « homme libre », auquel l'embastillement dans le cloisonnement et la doctrine, qui polarisent l'appareil politique français, n'autoriserait aucune perspective. Et guère de satisfaction. Olivier Faron pronostique que la politique broierait « tout ce qui fait sa richesse et sa singularité ». Et de citer, en référence, Bernard Kouchner, dont l'indépendance de pensée et la nature de l'investissement « ne sont pas compatibles » avec l'exercice de la politique. « Philippe est bien plus utile à la cité en étant hors du système qui la régit ».

Fier

Son besoin de reconnaissance est, avant tout, social. Fier, il le fut lors de la cérémonie de remise de sa légion d'Honneur. Fiers, ses anciens patrons de l'Institut de Physique du Globe le sont d'un homme « qui est issu de nos rangs et qui fait honneur au métier de scientifique ». « Attention, prévient toutefois Pascal Gustin. Il ne faudrait pas que toute l'énergie qu'il déploie au bénéfice de la métropole soit insuffisamment récompensée et sécrète de la frustration. Il fait partie de ces non Lyonnais qui se sont épris de leur ville d'adoption et qui participent activement à la transformer. Chacun doit avoir conscience que Philippe constitue une opportunité pour l'agglomération. Qu'il ne faut pas gâcher. » Ce qu'il ne devrait pas faire du temps qu'il découvrira au crépuscule de son parcours professionnel. Il pourra alors sustenter sans réserve ses passions pour le VTT, la nature, ou la cuisine - à l'apprentissage de laquelle, adolescent, il décida in fine de renoncer et lui préfère la géologie « qui ne m'obligerait pas, chaque matin, à me lever à 5 heures »-. Et il pourra rassasier son appétit de séries télévisées américaines. « Je peux regarder à la suite 5 épisodes de 24H chrono ! ». 24 heures : si seulement un projet pouvait y voir le jour…

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