Entrepreneuriat : la saga cité

Moins diplômée qu’ailleurs, la jeunesse des quartiers souffre d’un manque de considération et d’un chômage prégnant. Souvent en rupture, elle peine à retrouver le chemin de l’emploi. Et pour elle l'entrepreunariat peut constituer une opportunité de se construire. À quelles conditions ? Nous republions cet article alors que se déroule du 10 au 14 avril en Auvergne-Rhône-Alpes la Semaine de l'entrepreneuriat dans les quartiers.
Soufyane Mokhtari a fondé Syner-G Environnement en 2012 après avoir suivi le programme de formation Entrepreneurs dans la ville.

Le chômage constitue aujourd'hui la ligne de fracture la plus criante entre la jeunesse des zones urbaines sensibles (ZUS) et celle du reste du territoire français. Selon la dernière étude de l'Observatoire national des ZUS (Onzus), le taux de chômage chez les 15-24 ans y atteignait 42,1 % en 2013, contre 23,9 % dans les autres quartiers - quand la moyenne nationale, tous âges confondus, avoisine les 10 %.

À l'origine de ce fossé, de faibles qualifications. Plus du tiers des jeunes de banlieues (39 %) ont un niveau inférieur au CAP-BEP. Seuls 18,6 % poursuivent leurs études au-delà du baccalauréat. Des chiffres symétriquement inverses aux statistiques nationales. Conséquence : le lien distendu, voire inexistant, que ces jeunes établissent avec le marché de l'emploi.

Démarrez votre carrière

Pourtant, nombre de politiques, d'acteurs économiques et culturels n'ont de cesse de louer le vivier potentiel que représentent ces territoires en difficulté. Alors comment mettre à l'étrier le pied de ceux qui ne sont pas nés à la bonne adresse ? Le 16 décembre 2015, la préfecture du Rhône organisait « Démarrez votre carrière », un événement pilote en matière d'emploi des jeunes issus des quartiers populaires. Les services de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) ont pour cela ciblé l'intégralité d'une classe d'âge de diplômés bac+4 et bac+5 n'ayant pas encore trouvé d'emploi, toutes spécialités confondues.

Leur point commun : habiter à Vénissieux, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Saint-Fons, Saint-Priest, Meyzieu, Tarare, Belleville, Villefranche ou dans le 8e ou le 9e arrondissement de Lyon. Autant de zones « chaudes » où malgré des études supérieures, il s'avère plus compliqué d'être recruté ou de développer un réseau professionnel. Sous les ors de la République, une centaine de jeunes diplômés a pu rencontrer autant de représentants de 65 entreprises, allant du mastodonte national (Total, La Poste...) à la PME et TPE régionale.

Réticences culturelles

En parallèle d'ateliers classiques (rédaction et valorisation d'un CV, guichet des services publics de l'emploi, speed-dating avec des patrons), un stand est finalement devenu obligatoire pour certains participants : celui dédié à l'entrepreneuriat.

« Seuls sept jeunes sur la centaine s'y étaient inscrits d'eux-mêmes, explique Laurent Badiou, directeur adjoint de la Direccte Rhône-Alpes. Alors nous avons imposé à 60 % d'entre eux d'être présents à cette table. Nous avons forcé le destin, et nous avons eu des retours très positifs. »

Pourquoi ces réticences ? Les raisons seraient culturelles, estime Pascal Bodin, directeur de la Dirrecte Rhône-Alpes :

« La France n'est pas un pays d'entrepreneurs, c'est un pays de salariés. Mais on s'aperçoit que cela peut fonctionner si une démarche d'accompagnement est mise en place. »

De nouveaux marchés

C'est à l'initiative du Medef que cet atelier a vu le jour. Car au-delà de la reconnaissance de ces jeunes et de leur « courage, quasi non-conformiste, de suivre des études », souligne Xavier Inglebert, préfet délégué à l'égalité des chances du Rhône, ces parcours sont aussi la promesse de nouveaux marchés pour le patronat :

« Nous sommes soucieux de voir la population de nos entreprises refléter l'intégralité de la société, estimait ce jour-là Denis Olivennes, président de Lagardère Active. Nous devons être en résonance avec la société pour traiter ses aspirations. »

C'est-à-dire répondre à ses besoins et en créer de nouveaux, afin de s'assurer des débouchés croissants.

Forcer les rencontres

« La diversité crée la performance dans la dynamique de l'emploi, acquiesce Laurent Fiard, président du Medef Lyon-Rhône. Si les jeunes de banlieue ont une envie, une passion, il faut leur prouver que tout n'est pas si compliqué. Aujourd'hui, il est plus facile de devenir entrepreneur que footballeur ou chanteur ! »

Et pour que cela le soit davantage encore, nombre d'acteurs œuvrent sur le terrain au quotidien ; ainsi les missions locales, l'Adie (Association pour le droit à l'initiative économique), qui promeut le micro-crédit, Positiv Planet (ex-Planet Finance) et France Active, qui pratiquent la microfinance et l'inclusion financière, ou Nos quartiers ont du talent, dispositif d'accompagnement vers l'emploi des jeunes diplômés, né suite aux émeutes de 2005.

Tous salueront sans doute l'initiative de la préfecture du Rhône, amenée à se reproduire compte tenu de son succès d'estime - il faudra plusieurs mois, voire plusieurs années, pour en tirer un bilan concret. Pour autant, elle ne s'adresse qu'à une minorité. Afin de toucher la majorité des jeunes de banlieue, « forcer le destin » de ces « entrepreneurs qui s'ignorent », ce n'est pas seulement leur offrir des solutions de financement, c'est surtout forcer la rencontre - réelle - avec un monde où l'on parle business plan, capital-risque, vision, essaimage et incubateurs. Et quoi de plus opportun pour appréhender cet état d'esprit que les bancs d'une grande école de commerce.

Démarrez votre carrière

"Démarrez votre carrière", un événement de la Préfecture à destination des jeunes issus de quartiers populaires. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

"Il faut aller sur le terrain"

Les initiateurs du programme Entreprendre dans la ville, mis en place par Sport dans la ville, en association avec EMLYON, l'ont bien compris. Fondée en 1998, Sport dans ville est la principale association d'insertion sociale et professionnelle par le sport en France. En 2006, en partenariat avec l'école de commerce de Lyon, elle a décidé de mettre son expérience au service de l'entrepreneuriat.

La méthode de recrutement reste identique : aborder les jeunes de 20 à 35 ans sur les terrains de sport des ZUS et leur proposer une formation pour « travailler aux modèles économiques qu'ils ont envie de porter », explique Olivier Mathurin, responsable du pôle entrepreneuriat à Sport dans la ville :

« Il s'agit d'un public très moteur en termes de création, mais dont les entreprises accusent un taux de mortalité très élevé en raison du manque d'accompagnement », pointe-t-il.

Durant quatre mois, les candidats suivent deux jours de cours par semaine sur le campus d'EMLYON. En mars, le programme accueillera sa dixième promotion soit, depuis 2006, 195 porteurs de projet, une centaine d'entreprises, « dont 80 à 85 tiennent la route », détaille Olivier Mathurin. Le parrainage, réalisé par des entrepreneurs chevronnés, permet ainsi de « réviser ses canons culturels, de s'ouvrir à l'autre, pour ne plus avoir peur d'échouer ou de s'adosser à quelqu'un », dit Olivier Mathurin.

« À l'origine, puisqu'ils ne viennent pas à nous, il faut aller sur leur terrain. Mais il n'y a pas de profil-type « banlieue ». C'est la nature du projet qui commande l'impulsion, pas l'origine sociale », souligne Michel Coster, professeur en entrepreneuriat et directeur de l'incubateur EMLYON.

L'enseignant pointe l'écueil de la ghettoïsation :

« Il ne s'agit pas de stigmatiser davantage la différence, mais d'établir des ponts entre les réseaux, l'enseignement, les institutions, les acteurs publics, de multiplier ce type de programmes d'entraide et de solidarité, pour in fine les intégrer. »

Et cette intégration doit d'abord être économique, rappelle Olivier Mathurin :

« Nous assistons aujourd'hui à la montée en puissance de l'auto-entrepreneuriat. Notre but est, au-delà, de s'inscrire dans une forme juridique plus classique, type SARL ou SAS, afin de créer de l'emploi. »

L'école de commerce de Lyon est pour le moment la seule école de toute la région Auvergne Rhône-Alpes à se pencher spécifiquement sur les territoires en difficulté.

« Fuir n'est pas une solution »

L'une des clés de la réussite du programme Entrepreneurs dans la ville consiste à ne plus considérer la banlieue comme un territoire extra-terrestre. À faire preuve de bienveillance, en des lieux où la précarité ne cesse de renforcer les antagonismes (en 2012, 38,4 % des personnes vivaient sous le seuil de pauvreté au sein des ZUS, contre 12,2 % en France). Pour Cécile Galoselva, cela passe par la nécessité de réinvestir ces territoires. La fondatrice et PDG d'Etic, lauréate du prix Talents des cités et du trophée Femmes en or, a d'abord quitté Vaulx-en-Velin, jeune diplômée, avant d'y revenir et d'y installer le siège de son entreprise spécialisée dans la gestion éthique et responsable de bâtiments.

« J'avais un peu honte d'avoir quitté mon quartier. Fuir n'est pas une solution. Ces quartiers ne sont pas agréables, d'abord et avant tout parce qu'il y a très peu de partage des richesses. »

Désormais, elle encourage les chefs d'entreprise à délocaliser hors de Paris, en régions et en particulier dans les quartiers sensibles. Ce qui ne l'empêche pas d'être « radicale sur la qualité des CV et des candidatures » qu'elle reçoit, afin de sortir de la logique des « postes sous-qualifiés » traditionnellement réservés à ces bassins d'emplois, estime-t-elle.

Christophe Labare est le fondateur d'Obiz Concept, une startup de marketing relationnel créée il y a quatre ans, qui a reçu le premier prix Rhône-Alpes Deloitte 2015. Il a répondu à l'invitation lancée par la préfecture le 16 décembre pour participer à l'événement « Démarrez votre carrière ».

« Je ne suis pas venu chercher des banlieusards, je suis venu chercher des collaborateurs, assène-t-il. Il faut ouvrir les portes à parts égales : nous sommes d'abord tous des citoyens. »

Entrepreneurs dans la ville

Le programme Entrepreneurs dans la ville permet de ne plus considérer la banlieue comme un territoire extra-terrestre. Tom Thiellet, fondateur du Moulin à Salade, en a bénéficié. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Émancipation

C'est aussi ce que souligne Sandrine Barrière, gérante d'Appuy Créateurs, une coopérative d'activités et d'emplois basée à Clermont-Ferrand, qui se confronte aux dynamiques géo-économiques propres à l'Auvergne.

« La situation est difficile pour tous les jeunes, rappelle-t-elle. Par exemple, en milieu rural, un entrepreneur produit trois fois moins de chiffre d'affaires que son alter ego en milieu urbain. Il est important de garder nos jeunes sur nos territoires. Mais pour cela, il faut avoir des choses à leur proposer. »

À Grenoble, l'association Cap Berriat s'y attelle en prenant le problème à la racine : la question de l'émancipation des jeunes. Loin des grandes incantations politiques, Mohamed Habbouche, chargé de projet au sein de la structure, fait chaque jour de « l'aller vers », sur le terrain, à la rencontre des jeunes du quartier populaire de Saint-Bruno, pour « transformer le pâtir en agir », dit-il. Pour passer « de rien, d'une envie, d'une colère » à une prise d'initiative, voire une activité économique soutenue par la couveuse Paprica (Plateforme pour l'aide aux projets et initiatives de création d'activités) ou par le programme Piments, dédié à l'entrepreneuriat solidaire et collaboratif. À l'origine, piloté par Cap Berriat, en charge de 112 créateurs de projets en 2014, ce dispositif sera bientôt déployé dans 12 régions de France. Afin que l'entrepreneuriat puisse établir ses quartiers dans les banlieues.

Retrouvez notre interview d'Abdel Belmokadem : "Sans discrimination positive, la diversité en entreprise n'aurait jamais pu avancer"

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