Management : les tabous professionnels ont la vie dure

Dans le monde professionnel, il est des sujets que l'on préfère éviter. Avouer ne pas avoir compris une mission, dire que son chef est méprisant ou que le travail est mal fait... les tabous sont divers et nombreux. Récurrents, ils font mal. Comment s'installent-ils ? Comment réinstaurer le dialogue? Lever et dépasser le tabou confère une nouvelle dimension aux relations professionnelles. Dégagées du non-dit, elles s'avèrent plus constructives.

Avouer ses difficultés, demander de l'aide, dire que l'on est fatigué, que l'on a besoin d'un temps de récupération ou évoquer ses doutes... Autant de choses rendues difficiles en milieu professionnel.

Des tabous récurrents

Caroline (l'ensemble des témoins a souhaité garder l'anonymat, les prénoms ont donc été modifiés, NDLR) témoigne de son expérience de professeur en collège :

« Si l'enseignant rencontre des difficultés avec un élève, il est sous-entendu qu'il fait mal son travail, qu'il est fautif, surtout dans les établissements bien vus. »

Y aurait-il, au travail, des tabous récurrents ? « Le premier serait d'oser dire que l'on n'a pas compris. Si un employé ne demande rien, il se met en grande difficulté. S'il trouve le bon moment pour poser quelques questions, son manager va se dire qu'il s'intéresse au sujet », analyse Agnès Muir-Poulle, formatrice, coach, auteure d'un ouvrage sur « l'impertinence constructive » au travail (éditions PUG, 2014) et membre de la chaire Mindfulness, bien-être au travail et paix économique à Grenoble École de management (GEM). Selon elle, ce que l'on s'interdit de dire se classe en quatre catégories. Cela peut concerner la stratégie et le sens donné au travail, la posture managériale et sa non-exemplarité, la manière de travailler (le temps réel passé, le nombre de personnes, etc.) et enfin les difficultés rencontrées personnellement (à comprendre, à finir à temps, etc.).

Tabou et souffrance

Pourquoi s'impose-t-on le silence ? « Les sujets évités sont ceux qui font souffrir. Les personnes développent des stratégies de défense pour éviter de penser à la source de la souffrance. » Dans le bâtiment, par exemple, personne ne parle des risques d'accidents mortels. Dans les maisons de retraite, les équipes ne parlent pas d'un problème rencontré avec la sexualité des patients. Tout dépend du contexte organisationnel et de l'existence ou non d'espaces de dialogue (pause-café, réunion d'équipe, etc.). Ces espaces tendent à disparaître.

« Nombreux salariés racontent qu'en réunion, plus personne ne parle, ne débat : ne subsiste que le reporting », expose Duarte Rolo, psychologue clinicien, docteur en psychologie du travail et enseignant-chercheur à l'université Paris-Descartes.

« Nos tabous nous protègent de la différence. Nous avons besoin de nous sentir en conformité. Pour y arriver, nous préférons être silencieux au risque d'être lâches », complète Agnès Muir-Poulle.

Le contexte économique, « financiarisé » et basé sur de nouvelles organisations, parfois mondiales, est abordé par tous les experts comme première source de tant de silence. « Nombreux travaillent sans en comprendre le sens. Lorsque nous évoquons une main d'œuvre moins chère ailleurs, c'est de l'humain moins cher dont nous parlons. Il est tabou d'en aborder les conséquences », soulève la coach.

L'influence des bonus et de l'évaluation

L'impact de la parole sur les finances de celui qui la porte est indéniable. « Mon chef décide de ma part variable et de mon bonus. Chaque fois que j'ai quelque chose à lui dire, cela joue. S'il fait des erreurs, nous restons « soft » sur les remarques à lui faire. C'est une sorte de mensonge, ce qui ne fait pas partie de mes valeurs, mais cela ne dépasse pas pour moi ce qui est acceptable », témoigne Vincent, manager d'une équipe dans une grande entreprise française. Il fait d'ailleurs référence aux entretiens d'évaluation. Et pose aussi un regard de l'autre côté de la barrière hiérarchique :

« C'est compliqué de me retrouver face à un membre de l'équipe et lui reprocher un manque d'investissement personnel sur ses projets, lui dire qu'il faudrait faire différemment, qu'il n'a pas les compétences. Je pense notamment à ceux qui ont dû se reconvertir en interne et qui ont un décalage entre la perception de leur savoir-faire et la réalité. En tant que managers, nous essayons d'en parler par des moyens détournés, mais cela ne fonctionne pas. Nous nous demandons si être plus directs serait productif. »

Une approche très individualiste du travail

Ces évaluations déclencheraient une approche très individualiste du travail, selon Duarte Rolo :

« Ce qui est évalué correspond en partie à une forme de docilité, de soumission des salariés. Les contestataires sont souvent mal vus. Cela mène à un effritement des rapports collectifs de travail. »

Christophe Dejours, titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail à l'université Paris V, a écrit à ce sujet, dans Le Choix (éditions Bayard, 2015) :

« Au sein même de cet échange, il existe un sujet tabou, pourtant crucial : on parle objectifs et résultats, comme si le salarié en était le seul responsable, mais pas des problèmes que ce dernier tente de résoudre au quotidien. »

Ce fonctionnement serait-il le fruit de notre système éducatif ? « Nous avons peu pris confiance en nous face à ce qui représente l'autorité. Nous avons aussi peu appris le travail en équipe ou à pouvoir faire des erreurs. Nous arrivons donc un peu figés dans le monde du travail », partage Agnès Muir-Poulle.

« Nous avons un modèle d'éducation dans lequel la stratégie d'évitement est involontairement valorisée, parce que l'on n'accepte pas l'erreur et qu'elle est efficace. Pour ne pas prendre la parole en classe, je fais tomber ma gomme sous la table. Adulte, en réunion, je me dis "Ce n'est pas la peine", c'est déjà vendredi soir, je vais garder ma phrase pour moi . En utilisant cette stratégie, celui qui sera en peine, c'est moi, je perds la confiance en, moi car je ne respecte pas mes propres valeurs », complète Dominique Steiler, professeur à GEM et titulaire de la chaire Mindfullness, bien-être au travail et paix économique.

Quand se taire fait mal

La non-expression serait un des premiers risques psychologiques au travail. « Le besoin de travailler fait que des personnes acceptent de manquer à leur éthique, se privent par exemple de dénoncer des choses. De cette manière, des individus au départ bien équipés se retrouvent cassés », souligne Agnès Muir-Poulle. « Cette difficulté à dialoguer peut-être source de mal-être, parfois de dépression, car la personne peut avoir du mal à voir où est la solution pour sortir de cette situation qui la fait souffrir», raconte Sophie Pironneau, médecin du travail et responsable du service prévention chez MT2i, à Grenoble et dans le Sud-Isère.

Et si parfois, les tabous pouvaient même être contre-productifs ? « Un tabou renvoie à ce qui se fait ou ne se fait pas. La finalité de dire ce que nous ressentons de manière constructive est de gagner en efficience : être dans la création plus originale, passer moins de temps à gérer les conflits, défend Agnès Muir-Poulle. Avant de compléter : Nous identifions la peur à la panique alors que cela peut être de la vigilance. Si je pense peur-panique, je vais me taire. Si je pense peur-vigilance, je vais parler. »

L'art et la manière de dire

Parler serait donc plutôt sain, à condition de trouver le bon ton, les mots justes et le moment adéquat. « Critiquer est le fait de la jeunesse. Un adulte doit essayer de comprendre ce qui se passe avant de réagir et faire des propositions par rapport à ce qui le dérange. L'impertinence constructive, c'est savoir développer une analyse de ses propres freins, clarifier son argumentaire et choisir les bonnes personnes pour engager un dialogue et trouver une solution », explique la coach. De relever le contraste :

« Ceux qui râlent au quotidien fatiguent le reste de l'équipe et peuvent agacer leurs managers. Par contre, ceux qui réussissent à parler de manière constructive de ce qui les dérange se sentent mieux. »

Que proposer alors face à tant de blocages d'un côté de la hiérarchie comme de l'autre ? « Nous incitons les employeurs à constituer le document unique d'évaluation des risques avec les salariés pour qu'ils mettent en place ensemble d'éventuels changements. Cela peut être le moment pour renouer le dialogue, c'est un support pour discuter, mettre des choses en perspectives », propose le médecin du travail.

La réalité dépeinte par nos témoins est plutôt sombre

Les managers ont-ils vraiment prêts à recevoir un avis différent du leur ? La réalité dépeinte par nos témoins est plutôt sombre, à ce propos. « Je travaillais comme cadre dirigeante dans une grosse entreprise, puis j'ai été convoquée et on m'a dit : "Tu rentres chez toi, on ne veut plus te voir, on restructure, tu ne dis rien à personne". Quelque temps plus tôt, j'avais fait des remarques sur la mauvaise répartition des résultats, peut-être que je n'avais pas assez mis les formes. Si un supérieur hiérarchique vit mal une remarque, tôt ou tard, il peut le faire payer », partage Pauline, devenue chef d'entreprise.

« Lorsqu'une personne quitte l'entreprise, quand un conflit éclate entre des salariés, nous n'avons pas le droit de poser de question. Quand j'en parle à ma chef, elle me répond que je n'ai pas besoin de savoir comment, où ni pourquoi, que je n'ai qu'à suivre la fonction que l'on m'a donnée », raconte Marion, employée d'une agence de communication.

Remise en cause

Quelles pistes alors ? « Il faut que les organisations forment les leaders à être des leaders au service des autres. C'est difficile pour tout le monde de recevoir un avis différent du sien ; un manager doit être formé à cela. Il y a une compétence de communication à acquérir. Cela demande du temps, de l'effort, un travail sur soi même si on une bonne disposition naturelle », formule Agnès Muir-Poulle.

Les managers, face aux préoccupations de qualité de vie au travail, sont de plus en plus nombreux à être formés. « Les bac + 6 sont ceux qui participent le moins aux formations, car ils pensent savoir-faire », rapporte Agnès Muir-Poulle. « Nous passons régulièrement deux jours isolés dans une salle avec un formateur sur la gestion d'équipe. Le retour à la réalité est plus difficile », témoigne, quant à lui Vincent, pourtant ouvert au changement.

Une autre piste serait celle des syndicats. Selon L'atelier RH, centre de recherche appliquée de l'Institut de gestion sociale de Lyon, 57 % des entreprises considèrent que leur présence permet de lever certains tabous (étude 2009).  Lever les tabous est « une question de volonté politique ou collective, car certaines méthodes d'organisation du travail néfastes pour le dialogue sont profitables aux entreprises. Comment agir sur ces méthodes ? Telle est la question à poser pour trouver la solution », conclut Duarte Rolo.

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