Entreprise et faux semblant

Les entreprises, terrain de jeu du parler vrai?

 

« Dans leur majorité, certainement pas », claque David Courpasson. Ce que confirment 62 % des Lyonnais. Et les arguments ne manquent pas. Lieu d'antagonismes, de compromis, de coalitions temporaires, de pouvoirs, l'entreprise encourage ses ressources humaines davantage à se courber et à composer qu'à s'opposer et à prendre le risque de se distinguer. Car parler vrai bouscule, dérange, remet en cause. Un « désordre » que les dirigeants clament fécond dans leurs discours mais répugnent dans les actes. « Pourtant, ont-ils bien le choix? Pour assurer sa pérennité, l'entreprise peut-elle censurer les remises en question? », s'interroge Cégolène Colona, consultante chez Cegos. « Parler vrai est source de tensions internes, poursuit le directeur de la recherche d'EM Lyon. Or les entreprises ne veulent pas prendre le risque d'être dépassées ». Et confient aux cabinets conseils le soin de construire des « mythes », habilement grimés en « certitudes puis en vérité ». De cette généralité, l'enseignant extirpe toutefois les corps entrepreneuriaux investis dans « l'inventivité, la création de tendances, l'innovation. Eux parlent vrai naturellement, développent un management durable et nouent avec leurs clients une communauté, fondée sur l'interconnexion et la confiance. Ils n'ont pas besoin de marketing, car leur existence même est fondée sur la créativité. C'est le cas de Royal Canin aujourd'hui, et hier de la FNAC ou d'Infogrames ». Au contraire de celles « suivistes et opportunistes » où il fertilise le déséquilibre, le parler vrai scelle dans ces entreprises la stabilité sociale. Et constitue un ressort marketing endogène, qui, sans artifice, les singularise de leurs concurrents.

Vengeances

Reste que l'absence de parler vrai est moins préjudiciable qu'un parler vrai institué avec force et non appliqué ou tronqué. « Les effets de la distorsion sont redoutables », prévient Jeanne Bordeau, directrice de l'Institut de la qualité de l'expression. Les frustrations provoquées par la punition ou l'absence de récompense de son « parler vrai » menacent certes pas l'édifice mais l'infectent. « Les victimes optent soit pour la résignation, soit pour le coup de canif », analyse David Courpasson. Dégradation du mobilier, négligence, faux arrêts de travail… autant de « mini-rébellions », de vengeances misérables, de mesquineries désespérées « qui néanmoins ne sont pas plus condamnables que la cession de stock-options quelques semaines avant l'annonce d'une mauvaise nouvelle industrielle… ». Ou que la manipulation des actionnaires concernés par une OPA. L'imbroglio Mittal/Arcelor est à ce titre édifiant. Cinq mois durant, la direction du conglomérat luxembourgeois vocifère aux oreilles de ses actionnaires et de ses salariés que le mariage avec « l'agresseur » hollando-indien constitue le pire des périls industriels et sociaux. Puis en un week-end, c'est la volte-face. Le diable du vendredi devient l'ange du lundi. Les dégâts d'une instrumentalisation aussi mensongère pourraient être considérables (lire interview de Francis Mer). Confiance rompue, démotivation, désapprobation, trahison… le délitement du sentiment d'appartenance des salariés semble assuré. Comment les collaborateurs d'Arcelor se soumettront-ils à un projet stratégique et à un management démonisés par leur propre direction, laquelle n'avait d'ailleurs pas hésité à les impliquer dans la résistance?

Paradoxe

« L'entreprise est au cœur d'un paradoxe : elle est un lieu de mensonges, mais elle a une obligation de réalité, qui impose de parler « vrai », ou plutôt « réel » », explique Thierry Grange, directeur de Grenoble EM. Les conditions de ce parler vrai sont donc fragiles. « D'autant plus que le courage managérial n'est pas une caractéristique de la culture française », concède Thierry Bourgeron, directeur des ressources humaines du groupe Casino. Quelques règles se dégagent. Le parler vrai doit surgir du sommet de la pyramide, qui va en légitimer l'application dans toutes les strates, « mais, précise Ségolène Colona, dans le respect de la hiérarchie et de l'organisation ». 
La facilité de son déploiement est inversement proportionnelle à la taille de l'effectif et au nombre de seuils hiérarchiques. Il prend corps dans un cadre d'autonomie, « malheureusement, souvent découragé car il contredit l'une des priorités du management : le tout sécurité. Pourtant, parler vrai est un mode efficace de prévention des risques, car il responsabilise et met en alerte les salariés », regrette Patrick Gilormini, responsable du pôle management et stratégie de l'ESDES. Il exige un climat de confiance et d'exemplarité. Il doit s'assurer d'une cohérence que l'hétérogénéité des métiers, des activités, des pays rend délicate dans les multinationales. « La première des cohérences, c'est celle entre les récepteurs internes, les salariés, et ceux externes, les clients. C'est difficile. D'autre part, on n'use pas du parler vrai de la même manière à Buenos Aires ou Atlanta et à Bangkok. Les cultures sud-américaine ou anglo-saxonne favorisent le parler vrai ; mais en Asie, on défigure sa crédibilité et on fait perdre la face à son interlocuteur », analyse Thierry Bourgeron. Qui, épicurien réputé, pense connaître le lieu suprême du parler vrai : « La table. Les grands cuisiniers donnent du bonheur aux convives. Or le bonheur libère, rassure. Il met en confiance. Et donne envie de parler vrai ».


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