« Parler vrai » en politique : terrain de manipulation

« Parler vrai » constitue un levier de différenciation « marketing » aussi précieux que périlleux. Les plus intègres de ses porte-voix sont punis, les plus opportunistes le manient avec succès, jusqu'à le dissoudre dans le populisme.

Sans surprise, le monde politique arrive en queue de peloton : seuls 9 % des Lyonnais lui font confiance pour « parler vrai ». Un rejet aux multiples origines. Lassés des joutes tactiques, des duplicités, des « affaires », des impunités, des privilèges, des rivalités personnelles, des discours démagogiques… mais surtout de l'inapplication des promesses électorales, qui a eu raison de leur fidélité. « Ils ont pris conscience que, de l'état de la dette publique à celui de la pauvreté, la situation réelle de leur pays leur avait été dissimulée », analyse Thierry Grange, directeur de Grenoble Ecole de Management. Et pourtant, jamais depuis que Michel Rocard en avait propulsé l'axe cardinal en 1976, le « parler vrai » n'a semblé autant occuper une campagne électorale que celle des Présidentielles 2007. De l'essai de Jean-François Copé (lire ci-dessous) à la phraséologie employée par l'ensemble des candidats, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal en tête, il est le fil rouge des stratégies marketing. Car il constitue deux types de ressorts : celui de la proximité - au sens de « faire proche » des préoccupations et du langage des électeurs - au moment où la défiance de la population pour sa classe politique est paroxystique. Et celui de la différenciation et de la rupture à l'égard des rivaux - y compris dans son propre camp -, d'autant plus opportun que le paysage médiatique standardisé et concurrentiel se repaît de tout acte de distinction. Jusqu'à donner la parole moins aux apôtres du « parler vrai » qu'à ceux qui font vendre : les disciples du « parler fort ».

Syndrome de la vérité

Dans une société où s'enlacent méfiance et aseptisation, et au sein d'un aréopage politique dont la formation énarque a abruti et uniformisé le langage jusqu'à en assécher la sincérité, l'irruption d'une singularité la dote de vertus inespérées. Et irrationnelles. Chaque déclamation en décalage avec ce que l'électorat attend « naturellement » de son candidat est volontiers assimilée au « parler vrai ». L'auteur consolide ainsi son « cœur de cible », étonne agréablement les cercles voisins d'électeurs, et fait valoir un certain courage - en témoigne le fameux « ordre juste » de Ségolène Royal -. Surtout, sa parole brille des feux, empoisonnés, de la « vérité ». Denis Barbet, enseignant à l'IEP Lyon et président de la Société d'études des langages du politique (SELP), identifie là une manipulation particulièrement nocive. « Les mots sont des marqueurs d'espace politique. En revendiquant le « parler vrai » sur un sujet, on s'approprie le monopole de la vérité dont, par ricochet, les adversaires se trouvent exclus ». Un processus auquel la conception manichéenne du monde, comparable aux dichotomies « du moral et de l'amoral, du pur et de l'impur, du bien et du mal », fait le lit. « Or la notion de vérité est bien sûr inqualifiable. Sur un même sujet, deux personnalités politiques peuvent produire des analyses opposées, chacune avec sincérité et légitimité considérant la sienne et seulement la sienne pleine de vérité.
Dominique De Villepin « parle-t-il vrai » lorsqu'il accuse François Hollande de lâcheté? Qui de Philippe Séguin ou de Jacques Chirac était-il le plus fidèle héritier du Gaullisme? Qui de l'Humanité ou du Figaro était-il le plus « dans le vrai » au moment de commenter la crise sur le CPE? On est face à un conflit d'appropriation ».

Pari

Reste qu'en politique, « parler vrai » n'assure pas la conquête. Le destin présidentiel brisé de Michel Rocard, qui, vingt-sept ans après la publication de son essai en demeure l'incarnation suprême du titre, « Parler vrai »,l'atteste. Le maniement du « parler vrai » exige force doigté. La marginalisation, voire l'excommunication punissent les moins prudents ou les trop audacieux. Les « électrons libres » Raymond Barre, Claude Allegre, Philippe Seguin, ou Francis Mer ont payé un lourd tribut à des prises de position jugées trop iconoclastes ou dérangeantes par les caciques - parfois aussi les militants - de leur propre camp. Lequel d'une part sait museler lorsque, à l'instar de Bernard Kouchner, le réalisme et l'indépendance du discours tracent le sillon d'une popularité inquiétante, d'autre part n'accepte d'être bousculé qu'en deçà de certaines bordures. Car dans ce schéma antagoniste de la société dessiné par Denis Barbet, le désordre introduit par le « parler vrai » est rejeté - jusqu'à être associé à la déloyauté et à la traîtrise par la communauté à laquelle on appartient - lorsqu'il interpelle, remue trop la conscience. Et le confort. « Dans notre monde de virtualité, chacun est-il bien prêt à entendre un discours réaliste qui va remettre en cause sa responsabilité, ses devoirs, ses acquis? Certes non, quand bien même le divorce d'avec la classe politique semble le rendre davantage disposé. Et c'est cette limite distinguant l'acceptation du rejet que le candidat doit mesurer lorsqu'il « parle franc et réaliste ». « Parle vrai » constitue un pari », poursuit le politologue.

La Gauche empêtrée

Un pari perdu par Michel Rocard, « qui espéra s'emparer du Parti en jouant contre lui l'opinion publique ». Et un pari dont le péril s'abat inégalement à gauche et à droite. « Parler vrai » au sein du Parti Socialiste, c'est débattre de chantiers dont l'ampleur de l'urgence a d'égale celle de la contestation qu'ils vont provoquer chez les électeurs. Combattre la dette publique, réformer la fonction publique - avec pour corollaire la réduction des effectifs et l'introduction de règles managériales issues du privé -, réorganiser le système des aides afin de revaloriser le travail et l'emploi, harmoniser les traitements sociaux et salariaux du privé et du public, rallonger la durée du travail - indissociable du financement des retraites -…, autant de voies « d'agir vrai » si incompatibles avec le doctrine et l'histoire socialistes qu'aucun de ses dirigeants, la plupart pourtant conscients de leur véracité, ne se risquera à les emprunter. La pleutrerie du projet du PS le démontre. « En politique, « parler vrai », c'est afficher des promesses électorales vraisemblables, et c'est le faire dans la constitution - avant même de la promouvoir - d'un programme plausible, réalisable », estime Pierre Bouretz, enseignant en philosophie à l'EHESS. Et de constater à la lecture de celui du PS que l'héritage du « Rocardisme » a été dilapidé et blasphémé sous le joug de la surenchère démagogique.

Populisme

Cette malheureuse asymétrie épargne davantage l'UMP et son porte-drapeau Nicolas Sarkozy qui, avec 17 % d'avis favorables, apparaît aux yeux des Lyonnais comme la personnalité - tous domaines professionnels confondus - incarnant le mieux le « parler vrai ». Très loin devant son dauphin « politique », Ségolène Royal, créditée de … 3 %. Ses recettes? Outre une dialectique simple, accessible, directe, une énergie communicative, et une faculté de communicant exceptionnelle, il a su placarder sa rupture avec l'incarnation la plus populaire du « parler faux » (mensonge, « affaires », inapplication des promesses) : Jacques Chirac. Mieux, il consacre son « parler vrai » aux seuls sujets qui épousent les préoccupations de son électorat et vont en embrasser les valeurs : l'ordre, l'autorité, le labeur, l'individualisme. Une subtile résonance qui démontre que la ligne de démarcation entre le « parler vrai » et le « populisme » est poreuse. Et s'efface lorsque l'empathie est malaxée avec stratégie. Chaque dérapage, considéré comme du « parler vrai » , est contrôlé, galvanisant le cœur de cible et aliénant pour principal électorat celui déjà perdu. « Lorsque Nicolas Sarkozy décide de passer les banlieues au Kärcher, que pensent ses partisans? Qu'il « appelle un chat, un chat », qu'il a « compris » leurs problèmes et leur quotidien, qu'il incarne le pays « réel » en contraste avec celui « virtuel », qu'il est davantage « du côté du peuple » que du système politico-médiatique dont il est pourtant l'un des maîtres, qu'il « dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas »… Bref, qu'il est presque des leurs », dissèque Denis Barbet. Jusqu'à exhiber une intimité et une fragilité familiales qui, dans le prisme de « l'événement » adultérin publiquement confessé, le « rapprochent » un peu plus de la population… Une décortication du candidat UMP qui, trait pour trait, est applicable à un certain… Jean-Marie Le Pen. Preuve que le « parler vrai » retourne ses vertus en péril lorsque la rhétorique est pétrie à des fins d'instrumentalisation politicienne et électoraliste. Preuve aussi qu'il n'est pas sans dommage lorsque cette manipulation le place en « opposition » avec l'utopie ou l'idéal, éléments fondateurs de toute construction politique et de tout progrès. « Il est urgent de réhabiliter le « faire rêver ». Pour cela, il faut cesser de mettre celui-ci en rivalité frontale avec le réalisme et de l'assimiler au mensonge et au laxisme, bref au « parler faux », soutient Denis Barbet. Tout comme le « parler vrai » ne peut espérer connaître d'écho positif que s'il est inscrit dans une perspective, une issue. Ce que le diagnostic « décliniste », anxiogène, ne propose guère. D'où, explique Thierry Grange, l'assimilation à une théorie « anti-patriote ».

 

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