Numérique lyonnais, l'âge de raison ?

Après une décennie d’incompréhensions et de frustration des webentrepreneurs à l’égard de la politique de la ville, les geeks lyonnais ont rangé au placard leurs dissensions internes et les querelles de chapelle qui paralysaient leurs projets. Une nouvelle génération émerge en Rhône-Alpes, qui ambitionne de transformer le frétillement numérique actuel en un véritable éco-système. Saura-t-elle ne pas reproduire les erreurs du passé?

La flamme numérique vit-elle encore? Brasier au début des années 2000, le secteur a été malmené entre Rhône et Saône, en témoignent les dernières grandes restructurations de studios de jeux indépendants. A un moment de crise, où comme l'écrit l'intellectuel
communiste Antonio Gramsci "le vieux se meurt et le jeune hésite à naître", il est intéressant de faire le point sur "ce domaine dont l'enjeu, transversal et capillaire, touche globalement 80% de l'économie française. Les start-up numériques en France représentent 33 % de
croissance, 24 % d'augmentation des effectifs et 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires par an", précisait récemment Valérie Pécresse devant le think tank Le Labo des Idée, qu'elle a lancé en juin 2010. Or si la France est la cinquième puissance mondiale, elle est vingtième en matière de numérique, avec 5,2 % du PIB et 3,7 % de l'emploi au sens strict, nécessitant bien les efforts du plan d'investissement édicté par le gouvernement. L'effervescence de Pixel à Villeurbanne pour les industries culturelles et créatives, où sont regroupés plateaux techniques, think tank et espace de coworking sous l'égide du pôle de compétitivité Imaginove, la pépinière de start-up des Rives Numériques à Vaise portées par le Cluster des éditeurs de logiciels Edit ou la conférence Blend sur le point de réunir le petit monde du web en octobre laissent augurer d'un nouveau dynamisme. Reste à regrouper les acteurs et à trouver des synergies entre les branches. Défi essentiel, sûrement le plus difficile à relever.

 

C'est l'histoire d'une bande de trentenaires amis, "geeks" passionnés de nouvelles
technologies, hommes de réseaux visionnaires convertis à l'open innovation et aux projets collectifs. Tout droit sortis d'écoles prestigieuses comme l'Insa ou Centrale Lyon, ils ont
donné à la capitale des Gaules ses lettres de noblesses dans le numérique au début du millénaire. "Tout le monde se connaissait - entreprises du web, du commerce en ligne,
services dématérialisés pour les entreprises, fournisseurs d'accès, éditeurs de jeux vidéo… - et l'association Lyon Infocité a été le catalyseur de ces énergies. Il s'agissait de fédérer, de partager les bonnes pratiques dans une logique de territoire et de coopération avec les pouvoirs publics", se remémore son ex-président Julien Villedieu, aujourd'hui président du syndicat national des jeux vidéo. Une belle aventure, encouragée par le programme lyonnais pour la société de l'information (PLSI) et fondée sur la proximité. "J'ai le souvenir de Gérard Collomb jouant au baby foot avec certains d'entre nous dans l'association", se souvient
Thierry Alvergnat, maintenant directeur général du cluster Edit. Car de ce terreau originel et fertile ont émergé de nombreux événements et initiatives, à l'origine de toutes les filières d'aujourd'hui : le cluster Edit dans les logiciels, le pôle de compétitivité Imaginove dans les loisirs numériques, l'école de formation aux jeux vidéo Gamagora, les salons serious game expo, game connection, les forums des interconnectés réunissant les collectivités et les entreprises expertes, l'association LyonIX devenue Rezopole oeuvrant à l'installation
d'infrastructures telecom de premier plan, permettant de mieux comprendre les métiers et les
filières de ce secteur nouveau et nébuleux, de saisir les enjeux mais aussi de caresser de belles ambitions. L'adjoint au maire de Lyon et vice-président du Grand Lyon de l'époque, Pierre-Alain Muet, chargé du développement économique, maintenant député PS du Rhône, a vite pu faire la distinction entre les branches des logiciels (avec des acteurs importants comme Cegid, Esker, Fiducial…, innovants comme Antidot ou Yseop…, spécialisés dans le cloud, la dématérialisation), des loisirs numériques (jeux vidéo, serious games…), du Web (contenus, services…) et des infrastructure/telecoms. Mais la série de revers survenus les années suivantes - disparition de nombreux acteurs du web dans le sillage de l'éclatement de
la bulle, plongée dans les abimes d'Atari (ex Infogrames), fuite des cerveaux… ont été à la hauteur de l'émergence fulgurante. "Seuls des lieux où une certaine masse critique avait été atteinte ont pu résister, comme Paris", se remémore amer Guilhem Bertholet, serial entrepreneur, fondateur de l'incubateur d'HEC, membre du conseil d'administration de l'association la Cuisine du Web lancée à Lyon en 2012. La clé sous la porte de Lyon Infocité en juillet 2009 a marqué un coup d'arrêt à tout développement. "Les pouvoirs publics cherchaient à rationaliser les financements et des problèmes de structure sont apparus. Nous cherchions au début des financements à nos projets, puis petit à petit nous avons sollicité des projets aux financements obtenus. De plus les interlocuteurs des pouvoirs publics se sont multipliés", concède Julien Villedieu. Voilà pour la raison officielle. Dans la réalité, "l'association a explosé car elle a été victime d'un phénomène de luttes intestines et querelles de chapelles, mais aussi de soucis de gestion", relate Karine Dognin-Sauze, vice-présidente
de l'Innovation et des nouvelles technologies au Grand Lyon et épouse de Philippe Sauze,
ancien directeur d'Electronic Arts et aujourd'hui directeur général délégué de LDLC.

 

Le choix contesté des lumières

Crise, querelles d'hommes… des écueils traditionnels qui ne semblent cependant pas les seules raisons de la fin de l'âge d'or. Pour Stéphane Sacquepée, consultant en technologies et ex-directeur du PLSI, politique numérique de la ville de Lyon et du Grand Lyon, les racines du mal sont aussi à rechercher dans la dichotomie entre le fonctionnement politique et l'esprit du monde d'internet : "Le premier mandat de Gérard Collomb a été une vraie réussite en
matière de numérique. Mais par la suite ne considérer que ceux qui ont réussi, les champions, au détriment des petits en devenir, s'est révélé être une erreur magistrale, car
ce sont ces derniers qui faisaient le réseau. On est passé de la compétence à la réputation".
Certes dans le deuxième mandat l'argent n'a pas été fléché comme il se devait vers le numérique par les collectivités, mais la dynamique s'est aussi enrayée par une incompréhension mutuelle entre les pouvoirs publics locaux et ces entrepreneurs d'un nouveau genre. "La stratégie politique a privilégié la filière du jeu plus glamour ainsi que les entreprises de taille apportant de la visibilité", se souvient Romain Blachier, socialiste adjoint
au maire du 7e arrondissement et observateur des nouvelles technologies. Alors que la communication a été privilégiée, les problématiques des petits acteurs n'ont pas toujours été traitées en priorité. "Il subsistait un problème de locaux adaptés à leur croissance spécifique. Quelques fondateurs démarraient nécessairement dans un garage ou une cuisine, car le
bail 3-6-9 n'était pas adapté. Nous avons sollicité le politique pour mutualiser les ressources
sur un plateau - un espace de coworking avant l'heure - mais nous avons mis du temps à être entendus", illustre Pierre-Laurent Sinigaglia, ancien vice-président de Lyon Infocité,
entrepreneur en série dans les logiciels libres, systèmes d'exploitation et serveurs exilé à
Barcelone. Les bonnes volontés ont achoppé sur des fonctionnements et perceptions
opposés. "Le Grand Lyon voulait un projet plus visible à côté de la Villa Créatis dans le 9e arrondissement, alors que la proximité avec la gare et les infrastructures de transport public était nécessaire pour de jeunes salariés ne possédant pas de voiture", se souvient Pierre-Laurent Sinigaglia. "Il fallait la Part-Dieu ou Confluence", déclare cet entrepreneur pour
exprimer le décalage entre l'immédiateté des besoins exprimés et les réponses sous forme de projet d'urbanisme à moyen terme. Cette génération jeune, très portée sur la technique et peut-être trop exigeante ne s'est pas bien accommodée avec "le temps des décideurs politiques, généralement calé sur celui de leurs mandats électifs", déclare Nicolas Pasquier, ex-président d'Intradot Labs et membre fondateur du cluster Edit. En conséquence la communication s'est amenuisée, les incompréhensions entre les univers se sont multipliées.
"Il faut dire que Lyon Infocité représentait 200 entreprises. A côté du Medef ou de la CGPME nous étions des "mickeys", jeunes, peu institutionnalisés et influents", reconnait Pierre-Laurent Sinigaglia. Et Samuel Triolet de Rezopole de battre sa coulpe: "Le secteur a peut-être été trop désorganisé, avec des associations qui tiraient la couverture à elles". Résultat de ces bugs stratégiques : les politiques ont appréhendé le secteur comme n'importe quel autre, avec des organisations en silo et des nominations politiques. "Les gens ne se sont plus sentis soutenus, leurs interlocuteurs n'ont plus été des professionnels du numérique mais des responsables politiques", note cet entrepreneur. Or le monde numérique ne fonctionne pas sur des critères hiérarchiques, mais sur la légitimité et la compétence. "Les acteurs habitués aux organigrammes plats ont fui ces dispositifs verticaux et se sont mis en retrait", révèle
Stéphane Sacquepée. Cette fracture humaine synonyme de perte de confiance a fait perdre aux élus la capacité du territoire, qui faisait sa force, à réunir l'ensemble des compétences numériques nécessaires et disponibles localement pour s'emparer des problématiques mondiales. 

 

Nouvelle ère

La scission en diverses branches semble une conséquence directe de ces désagréments,
mais elle devait avoir lieu un jour ou l'autre et n'a pas que des côtés négatifs pour certains. "Nous sommes passés du numérique aux numériques. Il fallait en finir avec des filières non professionnalisées regroupés sous la bannière Lyon Infocité. Elles ont maintenant des existences propres, avec des fondamentaux différents. Edit représente par exemple 8 000 emplois et 800 millions de chiffre d'affaires, avec des produits industriels, certes immatériels, mais qui ont leurs normes et leurs cycles de vie. Une différence fondamentale avec les agences web par exemple", compare Thierry Alvergnat, directeur général du cluster Edit. De nouvelles bases donc. "Après quelques années de purge violente les acteurs survivants sont
plus matures et résilients. On trouve maintenant des ETI de 300 personnes qui cherchent à passer à 500, des acteurs qui réalisent 20 millions d'euros de chiffre d'affaires et souhaitent passer à 50 voire 100. Les LDLC, Cavissima, Mister-Auto… donnent envie dans les écoles, attirent des jeunes qui ont des idées", se réjouit Guilhem Bertholet, dirigeant de l'agence de conseil UpMyBiz, appartenant à cette nouvelle génération arrivée dans les années 2007-2008 et désireuse de mettre à nouveau tout le monde autour de la table. "Le forum mondial 3W2012 tenu à Lyon a aussi eu pour conséquence de réveiller les initiatives locales comme la Cuisine du Web", se réjouit Karine Dognin-Sauze. L'association, encore jeune et très portée sur la communication, caresse de grandes ambitions : multiplier les événements
comme les banquets, organiser la conférence Blend en octobre, gérer un espace de coworking, faire du lien entre les adhérents, entre les start-up et les business angels, nouer des partenariats avec les écoles comme l'ISCPA récemment, telles sont les missions de cette
association qui représente 8 000 salariés et cherche à la manière d'Eugénie Brazier et des mères lyonnaises pour la cuisine, à créer un réseau. "Nous n'avons pas de visées hégémoniques, nous établissons un fléchage vers la Cordée ou l'Atelier des Medias en matière de coworking, ou vers le concours Startup Weekend, avec pour but absolu de faire revivre un écosystème. J'ai moi-même rencontré pour ma société des conseils en e-commerce ainsi que des clients grâce à la Cuisine du Web", illustre son président Grégory Palayer. Les rencontres organisées permettent à tout le monde de savoir "qui est qui" et "qui fait quoi", ce qui est essentiel dans ce secteur plus qu'ailleurs. "Les fondateurs doivent
simplement mieux définir leur périmètre pour peser dans les débats", avertit Tanguy Selo, directeur général d'Imaginove. Autant de bonnes énergies qui réclament aussi ce lieu symbolique, non politique, créateur de synergies et de liens comme la Cantine à Paris. "Le
web lyonnais, les business angels, les graphistes auraient un point de ralliement, avec des lieux de conférences, de coworking, de test pour le public", se plat à rêver Christophe Batier, directeur technique du service Icap à l'Université Lyon 1. Pour l'émulation, Laurent Sinigaglia, qui a connu ce genre d'endroit à Barcelone, ajouterait "une mixité d'entreprises en création, en préprojet, de prestation de services, et bien sûr des grands comptes".

 

Liens à tisser en urgence

Ces tentatives de rapprochement peuvent sembler anecdotiques, mais elles sont en réalité cruciales réalité cruciales dans l'économie numérique, "y compris entre les filières encouragées par les marchés et les usages à converger", note Pierre Mathieu, conseiller en
implantation d'entreprises high-tech à l'Aderly entre 2007 et 2012. Les acteurs du web ont besoin de débit pour leurs contenus toujours plus enrichis en vidéos et photos. Les jeux en ligne exigent des datacenters de plus en plus solides, prévus pour que 100 000 personnes se connectent en même temps. Les logiciels, réorientés sur le SaaS comme Cegid, recherchent
une bonne infrastructure pour que les clients se connectent en même temps. Bonnes pratiques et collaborations avec Rezopole sont donc requises. De même "le web devient un canal de diffusion des logiciels et des jeux vidéo, nous pouvons donc partager un certain nombre de chantiers avec Imaginove comme les infrastructures d'hébergement, le webmarketing pour faire connaître le produit ou la recherche ergonomique pour que l'utilisateur soit à l'aise", révèle Thierry Alvergnat du cluster Edit. Cependant dans la réalité
il n'existe pas encore de vrai projet structurant. "Il manque encore ces petits frottements, cette convergence de compétences entre les filières. Imaginez un site communautaire pour enfants proposant des jeux et du contenu pédagogique. Celui-ci recoupera le web, les jeux, les logiciels", illustre Ludovic Noël. De même la "gamification" de l'environnement porte Imaginove à collaborer avec le pôle de transport LUTB ou le cluster Edit. Les smart grids permettent de renvoyer des données à l'utilisateur. Encore faut-il qu'il sache les utiliser. De nombreuses pratiques peuvent être empruntées à l'univers des jeux. "La question est de savoir comment
nous allons répondre ensemble aux appels à projets, à la feuille de route pour le numérique
de la ministre Fleur Pellerin : I-care pour la santé, cluster Edit, Imaginove, espace numérique entreprises (ENE), Rezopole", illustre Tanguy Selo, directeur général d'Imaginove. 

 

Dur oubli du "top-down"

Forts des expériences du passé, les politiques savent maintenant que l'innovation du territoire passe par l'orchestration des collaborations entre les filières. Insuffler du dynamisme, ménager les egos, passer outre les querelles de chapelles semble envisageable. L'approche collective a été assimilée et l'aide individuelle à une entreprise semble une pratique appartenant au passé. "Les collectivités locales ont compris qu'il leur fallait lancer des projets
structurants. Le quartier de la Part-Dieu ou Confluence seront des lieux d'expérimentation, la Smart City va demander des convergences de compétences", prévoit cet entrepreneur. Mais le plus dur sera sûrement de ne plus résonner en silos industriels et de prendre toute la mesure de la transversalité et de la philosophie du numérique. Hakim Bey, écrivain politique
anarchiste, déclarait que "l'existence du Web ne dépend d'aucune technologie informatique.
Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les liens téléphoniques suffisent déjà au développement d'un travail d'information en réseau. La clé n'est pas le niveau ou la nouveauté technologique, mais l'ouverture et l'horizontalité de la structure".

Les erreurs du passé ont-elles été intégrées ? Rien n'est moins sûr. "Concernant la fibre optique la délégation de service public va sortir, mais pour la concevoir les fonctionnaires
s'enferment dans leur bureau et ne font pas participer la communauté. Il manque encore cette vision de partage et ce storytelling qui ont fait par le passé l'identité lyonnaise dans le numérique", déplore Stéphane Sacquepée.

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