Michel Villette : « Soyons philosophe »

Professeur de sociologie à l'ENSIA (Ecole Nationale Supérieures des Industries Alimentaires) et praticien réputé des problématiques de responsabilité d'entreprise, Michel Villette circonscrit les difficultés qui font obstacle à la conception et au déploiement du rating social. Le manque d'instruments métrologiques fiables, le scepticisme du public, l'inévitable opportunisme des entreprises rendent improbable l'acceptation de cette forme particulière d'audit qui, d'autre part, pourrait n'être qu'un trompe l'œil tant qu'une définition crédible du bien commun ne sera pas édictée.

La corrélation entre bonnes pratiques sociales et performances économiques de l'entreprise n'est pas démontrée. Ce constat hypothèque-t-il l'avenir du rating social ?

 

 

Mesurer la performance économique d'une entreprise n'est pas simple. Après coup, c'est facile. Cependant, sur le vif, il y toujours beaucoup de débats entre experts sur les paramètres à prendre en compte, sur la façon de les mesurer et de les interpréter. Définir de manière synthétique et mesurable les pratiques sociales d'une entreprise est une ambition encore plus démesurée : chaque employé, chaque client sait très bien comment on le traite et ce qu'il ressent, mais l'agrégation de tous ces sentiments et jugements individuels n'est possible qu'au prix d'un coup de force ou d'un tour de passe-passe. Quant à l'éventuelle corrélation entre pratiques sociales et performances économiques... on peut dire tout et n'importe quoi. Personnellement, je ne sais pas, et d'une certaine façon, je préfère ne pas savoir. Mesurer le social n'est jamais anodin. Il faut une bureaucratie pour enregistrer les faits, il faut des enquêteurs, des questionnaires, des statistiques, des entretiens. Mesurer revient à accroître la surveillance du personnel, à approfondir et à systématiser les investigations sur ce qu'il pense, ressent et fait. Est-ce une bonne chose? Vaut-il mieux que l'employeur en sache trop ou pas assez sur les faits et gestes des gens qu'il emploie?
D'autre part, vaut-il mieux que les personnes au travail disent à leur manière ce qu'elles ont à dire, s'il y a lieu, ou bien faut-il que des spécialistes de l'audit social les fassent parler et leur fassent savoir, par médias interposés, ce qu'elles sont supposées ressentir ? J'estime qu'il m'appartient de décider si je suis content ou pas. Je n'ai pas besoin d'experts pour me le faire savoir, et encore moins d'expert payé par la direction des ressources humaines.

 



Est-il crédible d'étendre l'audit au champ social?

 

 

Personnellement, je me demande quelle est la signification politique profonde de l'éventuelle extension des démarches de l'audit au domaine social. Nous sommes aujourd'hui dans une société où l'on ne fait plus confiance aux gens qui travaillent ; toute activité doit être contrôlée par des « auditeurs » payés pour surveiller ce que font les autres. Les activités de contrôle autrefois réservées aux comptables et confinées aux « questions d'argent » s'étendent à tous les aspects de la vie en société. Bientôt on auditera aussi votre vie de couple et vos rapports sexuels. Tout doit être surveillé, mesuré, normalisé. Est-ce vraiment une démarche progressiste de vouloir développer l'audit à tors et à travers ? Certains pensent que le transfert des techniques d'audit au domaine social peut avoir un effet protecteur pour le personnel ou que cela permettra d'attaquer le capitalisme sur son propre terrain et avec ses propres armes. Je suis sceptique. L'audit social n'aura jamais la même force que l'audit comptable. Plutôt qu'un transfert des méthodes comptables hors du domaine où elles sont praticables, il vaudrait mieux faire reconnaître la spécificité des sciences sociales, avec toute la modestie qu'impose la fragilité des savoirs qu'elle propose. Il faudrait aussi mieux accepter les limites théoriques, politiques et pratiques de la quantification des phénomènes humains : ce serait plus libérateur qu'un audit de plus!

 


Le mode de fonctionnement des agences n'est pas sans susciter des conflits d'intérêts. Cette menace n'est-elle pas particulièrement prégnante dans le champ social?

 

 

Toutes les formes d'audit buttent sur la même difficulté et adoptent progressivement les mêmes méthodologies pour y faire face : un référentiel, des procédures, un droit de réponse des audités, etc. De plus, les cabinets d'audit comptable se gardent bien de définir eux-mêmes, directement, les normes comptables qu'ils appliquent. Ils s'abritent derrière un organisme professionnel international et cela leur donne un certain pouvoir de négociation vis-à-vis de leurs clients. S'ils veulent se maintenir, les cabinets de scoring social devront faire la même chose.

 


Une agence de rating social peut-elle prétendre à la crédibilité et à la transparence lorsqu'une partie de son capital est apportée par les entreprises qu'elle prétend auditer?

 

 

La démarche est en effet un peu bizarre. Mais soyons philosophes. L'hypocrisie joue un rôle important dans toutes les sociétés humaines. Vaut-il mieux être sous la coupe d'un dirigeant despotique et cynique ou d'un hypocrite? Les politologues vous diront que l'hypocrisie est un moindre mal, puisqu'on peut toujours demander à l'hypocrite de tenir ses promesses : c'est un espace de négociation qui reste ouvert.

 



Comment l'auditeur social doit-il noter une décision à l'impact négatif (par exemple un licenciement massif) liée à une politique d'accompagnement social performante ?

 

 

Rappelons-nous la politique d'EDF dans les années 1980 : elle faisait le forcing pour obtenir l'autorisation d'implanter une centrale nucléaire sur un territoire et promettait en échange une manne financière aux élus et aux collectivités locales : on appelait cela le salaire de la peur. Fallait-il qualifier EDF d'entreprise anti-sociale et anti-démocratique parce qu'elle imposait un choix technologique en dépit des craintes légitimes des populations ou bien fallait-il célébrer la qualité et le sérieux des politiques d'accompagnement social des grands chantiers nucléaires? Toute évaluation des politiques sociales suppose une définition préalable du bien commun. Si cette définition est implicite ou sans légitimité, si elle n'est pas reconnue et admise par les intéressés, les soi-disant évaluations « objectives » ne sont que des trompe-l'œil. Exemple : licencier du personnel en sureffectif sera considéré comme un mal dans le cadre d'une définition communautariste du bien commun, mais ce sera considéré comme un bien dans le cadre dune philosophie libérale puisque la remise à disposition de ce personnel sur le marché du travail - supposé fluide - évitera un gaspillage de ressources humaines et donc un appauvrissement de la collectivité. Vous ne pouvez pas « noter » cette mesure sans adopter une position philosophique et politique.
Toute la question est de savoir quelle est l'autorité politique qui peut prendre position clairement et légitimement sur ce genre de sujet. Nos élites politiques de droite comme de gauche sont très hypocrites sur ces questions; elles habillent une pratique libérale de fait, avec discours vaguement paternaliste et protecteur. Dans ce contexte politique délétère, comment une agence de scoring social pourra-t-elle instaurer un système d'évaluation crédible et cohérent? Je lui souhaite bon courage.

 



A l'aune des motivations réelles et des comportements des entreprises, peut-on croire que le rating social a un avenir au-delà du seul public - restreint - des convaincus de longue date et des militants de la cause sociale, sociétale, ou environnementale?

 

 

Les premiers sondages montrent un intérêt limité du grand public. Ce dernier ne manifeste pas de demande particulière. Ce sont les entreprises et les institutions qui sont demandeuses, car elles ont grand besoin de se blanchir à nouveau, après le désastre boursier et les scandales financiers. En réponse à cette demande des directions d'entreprise et des institutions, des prestataires de service essaient de formuler une offre, et parmi eux, en France, d'anciens syndicalistes qui tentent un transfert de légitimité du champ des luttes syndicales au domaine du conseil. Je me demande si cette tentative est une très bonne idée.

 

 

 

Le syndicalisme français est-il assez solide pour servir de caution à une entreprise de blanchiment de politique sociale ?

 

 

 

Je ne sais pas. Certaines entreprises semblent en être persuadées, puisqu'elles passent commande, mais il faut apprécier cette attitude dans la durée. Les grandes entreprises d'aujourdhui aiment prendre des « options » sur tout ce qui bouge et qui est nouveau. Elles payent pour voir, comme au poker ; elles expérimentent les solutions nouvelles en y mettant un peu d'argent. Si ça marche, elles continuent. Dans le cas contraire, elles oublient...

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.