Collisionneur circulaire de 91 km : « Il n'y a pas de scénario fixe » selon le CERN, qui ouvre son projet au dialogue

INTERVIEW. Après trente années d'exercice, le plus puissant collisionneur de particules au monde, le « Long Hadron Collider » (LHC), implanté entre la France et la Suisse, arrivera en fin de parcours à horizon 2039, selon l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN). Le Centre de recherche travaille déjà depuis dix ans sur son successeur : le « Futur collisionneur circulaire », dont le scénario de référence privilégie aujourd'hui un anneau de 91 km de circonférence, passant sous le lac Léman. Un projet aux implications titanesques et dont le CERN entend présenter les premiers éléments lors d'une réunion publique organisée ce mercredi 24 avril à Meyrin (Suisse). Entretien avec Johannes Gutleber, coordinateur du projet.
L'expérience « CMS », installée sur le plus puissant collisionneur de particules au monde (le « Long Hadron Collider », situé entre la France et la Suisse), a notamment permis d'étudier le Boson de Higgs, particule élémentaire découverte en 2012.
L'expérience « CMS », installée sur le plus puissant collisionneur de particules au monde (le « Long Hadron Collider », situé entre la France et la Suisse), a notamment permis d'étudier le Boson de Higgs, particule élémentaire découverte en 2012. (Crédits : CERN)

Un anneau de 91 kilomètres de circonférence, 29 km de diamètre et enterré à 200 mètres sous terre : voici les dimensions astronomiques du « Futur collisionneur circulaire » (FCC) envisagé par l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à la frontière franco-suisse. Ce grand accélérateur magnétique, qui prendrait la suite de l'actuel « Long Hadron Collider » (LHC, 27 km de circonférence), vise à propulser les particules et les faire se percuter à une vitesse proche de celle de la lumière, afin de les factionner et les étudier. L'objectif : poursuivre la recherche scientifique, dépasser le plafond de verre actuel des connaissances en perçant les secrets de la « matière noire » (95 % de la matière physique estimée à ce jour), dont la composition reste encore inconnue.

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Pour l'heure, le CERN a lancé une étude de faisabilité technique et économique, qu'il entend livrer au printemps 2025. Roches à excaver, gestion de l'eau, tracé du collisionneur : l'Organisation dévoile en ce moment sa première vision de ce projet estimé à 15 milliards d'eurosÀ commencer, ce mercredi 24 avril, par une première réunion publique organisée à l'auditorium du Portail de la Science, dans son siège de Meyrin (Suisse)*.

La Tribune - Pourquoi présentez-vous ce projet aujourd'hui ? Où en est la recherche scientifique sur la matière et que cherche-t-elle à découvrir ?

Johannes Gutleber, coordinateur du projet FCC - La validation expérimentale du boson de Higgs, en 2012, a permis de compléter les modèles standards de la physique, qui expliquent à peu près 5 % de la matière que l'on peut observer dans l'univers. Mais on ne connaît pas encore le reste, les 95 %. Nos observations mettent aujourd'hui en question ces modèles : il y a par exemple une asymétrie entre la matière et l'antimatière, tandis que l'on remarque que des particules possèdent une masse alors que, selon les modèles, elles ne devraient pas en avoir. Certaines choses ne collent pas.

De même, la machine LHC (« Long Hadron Collider ») était conçue pour un certain but et elle atteindra bientôt ses limites. Nous savons aujourd'hui que la recherche scientifique que l'on peut faire avec ce collisionneur aura une fin vers 2039 ou 2040. C'est pourquoi les physiciens demandent aujourd'hui une nouvelle machine, dotée d'une très haute précision, qui permettrait d'améliorer voire de développer un nouveau modèle de la physique, pour comprendre le fonctionnement de notre univers.

La Tribune - Existe-t-il d'autres projets de ce type dans le monde ?

JG - Des études sont aussi réalisées ailleurs, notamment en Chine. Le pays développe notamment un collisionneur extrêmement similaire au FCC que nous sommes en train de concevoir. Pour autant, aujourd'hui, il n'y a pas encore de décision de la communauté scientifique internationale d'aller dans un pays ou dans un autre.

La grande différence entre l'étude FCC et le projet chinois, c'est que la première est accueillie ici au CERN, dans le cadre d'une collaboration internationale. Aujourd'hui, nous travaillons dans une approche collaborative, ouverte et transparente avec 140 instituts dans le monde, dans 33 pays.

C'est une chose importante à dire, car cela fait partie de la constitution du CERN : il est écrit que toute recherche et tout résultat de développement est prévu exclusivement pour une utilisation pacifique.

L'étude réalisée en Chine porte pour sa part sur un projet national, qui vise plutôt à inviter, peut-être, les scientifiques à utiliser cet instrument en Chine. C'est différent.

La Tribune - Vous organisez ce soir une première réunion publique relative au FCC. De même, vous avez lancé une étude de faisabilité et commencez à sonder des territoires en France et en Suisse, le long du tracé circulaire de 91 kilomètres. Celui-ci est-il selon vous « arrêté » ?

JG - Le Futur collisionneur circulaire ne se trouve pas encore dans une phase de « projet » à proprement parler : nous menons en ce moment une étude de faisabilité, à la fois technique et de viabilité économique. Désormais, pour voir si le projet est réellement faisable à la fois techniquement, territorialement et financièrement, il faut une implantation et un tracé spécifique. Nous avons ainsi étudié une centaine de scénarios d'implantation régionale différents, ici, mais aussi dans d'autres endroits dans la région.

L'état d'avancement aujourd'hui, c'est que nous avons un scénario de référence, qui nous permet de développer les infrastructures techniques, d'aller rencontrer les communes et de voir avec elles si, et dans quelles conditions, une telle infrastructure est réalisable.

Nous y allons par étape : nous avons d'abord commencé avec les services compétents des Etats hôtes, ensuite les mairies, les conseils municipaux. La prochaine étape concerne le dialogue avec les habitants. Ce, via le lancement ici au CERN des réunions publiques.

La Tribune - Vous dites que ce scénario est aujourd'hui « privilégié ». Pourriez-vous envisager un anneau plus petit ?

En fait, il est déjà plus petit. Les scientifiques veulent un anneau plus grand, avec le moins de courbure possible, pour gagner de l'énergie. Nous avons commencé avec un accélérateur plus large en kilomètres. J'ai étudié une centaine de scénarios pendant la période de crise sanitaire. Nous avons réduit, et encore réduit, pour arriver aujourd'hui à 91 kilomètres. Quand nous avons commencé, nous avions planifié douze sites de surface, contre huit aujourd'hui.

La Tribune - Vous dites également que le FCC n'est « pas encore un projet » : quelles sont donc vos marges de manœuvre et votre rapport au dialogue à venir avec les communes concernées ?

C'est en effet le scénario privilégié, mais nous avons désormais besoin de la confirmation de la géologie. D'un autre côté, sur l'emplacement des sites de surface, il y a des optimisations, qui sont en train d'être faites avec les communes ensemble, et ce n'est pas terminé.

Il n'y a pas aujourd'hui de scénario fixe. Certains sites de surfaces, malheureusement, ne peuvent pas trop bouger, parce qu'il y a une symétrie à respecter. Mais à d'autres endroits, nous avons aussi une certaine marge de manœuvre.

Cette marge, pour ces points-là, n'est pas complètement exploitée. Par exemple, à Challex (Ain), nous sommes en plein travail afin de trouver le meilleur emplacement pour eux et pour nous, dans l'application de la méthode « éviter - réduire - compenser ».

C'est un équilibre : nous voulons une belle performance pour la machine, dans des coûts qui doivent aussi rester dans une certaine limite, au regard des risques de réalisation. Et d'un autre côté, il y a la question de la compatibilité territoriale. Nous pesons les intérêts de ces différents piliers et ensemble, nous cherchons le bon emplacement.

La Tribune - Vous projetez aujourd'hui un premier calendrier de lancement du FCC à l'horizon 2045, dans une vingtaine d'années. Cet agenda peut-être paraître assez restreint au regard de l'ampleur de l'infrastructure, qui se situerait à cheval entre deux pays. Mais aussi en matière de réglementation et d'appréhension de la concertation, dont les approches restent différentes entre la France et la Suisse. Comment comptez-vous aborder ces aspects et répondre à ces questions ?

Pour élaborer ce calendrier, nous nous sommes appuyés sur l'expérience des autres projets menés au CERN : par exemple celle du « LHC », qui était précédé par le « LEP » (dans le tunnel de 27 km), lancé en 1989. Avec le temps, nous avons accumulé les connaissances : combien de temps et quels efforts faut-il pour préparer un nouveau projet ?

De plus, le CERN est déjà une organisation internationale, comme l'Organisation des Nations Unies (ONU). Nous avons un statut particulier avec deux États hôtes, mais aussi tout un collectif de 23 États membres. Les décisions se prennent toujours ensemble lors des conseils. Il y a aussi une discussion sur les mesures administratives applicables. Tout cela, c'est l'histoire du CERN.

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La Tribune - Pour autant, l'aspect réglementaire a largement évolué et les considérations environnementales ne sont plus celles des années 1980 ?

Naturellement, il y a des incertitudes. Rien n'est fixe, rien n'est imposé. Il y a des procédures à suivre et des incertitudes, comme dans tout grand projet.

La Tribune - Par ailleurs, l'actuel collisionneur LHC consomme énormément d'énergie électrique, de l'ordre de 600 GWh par an (l'équivalent de la traction des rames du métro parisien en 2013, indique le média Connaissance des énergies). Quelle serait la consommation énergétique du FCC, qui serait quant à lui trois fois plus grand ?

Les ingénieurs travaillent sur le prototype et le concept des éléments clés de cet accélérateur, mais pas encore sur tout l'accélérateur. Par ailleurs, nous sommes en train d'augmenter très significativement l'efficacité énergétique de l'accélération. Pour donner un ordre d'idée, aujourd'hui, l'efficacité énergétique des équipements de conversion de l'électricité en ondes radiofréquences est située entre 45 et 55 %.

Nous allons, avec d'autres infrastructures de recherche, au sein d'universités comme d'entreprises, pousser cette efficacité bien au-delà : nous sommes déjà à 55 % aujourd'hui et notre but est d'aller au-delà de 70 % d'efficacité de conversion d'énergie. Ce qui est l'un des éléments clés de la durabilité d'un tel collisionneur.

La Tribune - D'où vient justement cette énergie électrique ? Comment vous approvisionnez-vous ?

L'énergie est l'une des raisons pour lesquelles nous faisons le choix de faire cet accélérateur ici et pas ailleurs. L'électricité fournie au CERN vient exclusivement du réseau français. Ici, nous passerons de nouveau par un branchement électrique avec la France : ce sont des connexions de 400 kilovolts.

L'accélérateur aurait en moyenne, dans sa phase d'exploitation, une consommation annuelle de 1,3 TWh d'électricité. C'est comparable à un grand centre de calcul : China Telecom par exemple.

Aujourd'hui, nous sommes à peu près dans le même ordre de grandeur : l'ensemble des activités du CERN consomment environ 1,3 TWh d'électricité chaque année. Avec la mise à jour du LHC en 2027, nous arriverons à peu près à 1,5 TWh.

La Tribune - Vous regardez donc d'assez près le projet de nouveaux réacteurs nucléaires EPR2 du côté du Bugey (Ain) ?

Pour nous, ce n'est pas vraiment le premier aspect. Nous savons, parce que nous travaillons avec RTE (Réseau de transport d'électricité), que les capacités dont nous avons besoin ne sont pas significatives par rapport aux autres consommateurs. Nous ne serons pas en compétition.

Nous savons déjà, dans notre étude de faisabilité, que nos besoins de ressources électriques sont aujourd'hui satisfaits. Et vu que cet accélérateur ne va pas entrer en fonction avant 2045, nous sommes également très positifs sur l'hypothèse que la couverture des besoins en électricité sera en grande partie alimentée par les énergies renouvelables.

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La Tribune - Vous dites que l'étude de faisabilité ne livrera pas encore toutes les réponses. Mais déjà des aspects sont pointés du doigt par des associations et des élus, notamment celui du creusement des tunnels. Aujourd'hui, quelles sont vos estimations des quantités de terres à excaver ?

Le FCC est un grand projet, mais ce n'est pas un grand chantier : il s'agit de plusieurs chantiers disséminés sur un terrain représentant environ 80.000 hectares, pendant une dizaine d'années. Les matériaux excavés sortiraient de plusieurs puits. Nous les avons pour l'instant estimés, en s'appuyant sur les cartes et les bases de données actuelles, à 16,4 millions de tonnes au total, dont 14,3 millions de tonnes que l'on souhaite valoriser et 2,1 à mettre au dépôt. Ce sont donc des données à prendre avec prudence.

Malheureusement, nous n'aurons pas consolidé ces résultats avant la fin de l'étude de faisabilité, au printemps 2025. C'est typiquement un travail qui va continuer au-delà de l'année prochaine.

La Tribune - La Préfecture de Haute-Savoie vous a délivré des autorisations pour carotter certains sites, afin d'étudier la composition des sols. Que savez-vous de la composition de ces terres, mais aussi des risques sismiques, pointés du doigt par le collectif les « Co-CERNés » ?

Nous ne sommes en effet pas certains que la terre soit homogène. C'est pourquoi, à partir de juin 2024, nous allons commencer à faire des investigations du sous-sol, avec des instruments sismiques, mais aussi réaliser des forages pour voir à quoi s'attendre.

La Tribune - Quels seraient les débouchés en aval ?

Un des principaux aspects selon moi, c'est de savoir comment nous allons évacuer ces matériaux, et que faire avec. Nous souhaitons réutiliser la plupart des matières. Certaines parties le seront directement pour faire le béton : c'est surtout le cas du calcaire, ou encore du sable pour le ciment.

Aussi, nous avons déjà identifié de la molasse à certains endroits : une matière très hétérogène, sédimentaire, composée de cailloux mixés à du sable et d'autres choses. Pour celle-ci, nous avons mené une compétition internationale en innovation : nous avons envoyé des échantillons à ces universités en cherchant des solutions crédibles, à horizon 2030. Et nous avons découvert que de nombreuses activités dans le monde cherchent à transformer ce matériau stérile en terre fertile.

Nous sommes d'ailleurs en train de mettre en place un laboratoire à ciel ouvert à Cessy (Ain), où dans les quatre prochaines années, nous chercherons à développer des procédés pour rendre cette matière fertile. Dans l'idée de l'utiliser ensuite pour des parcs, des villes, des friches...

Enfin, il y a toujours une certaine quantité de matériaux qui ne pourra pas être valorisée et mise en dépôt : pour celle-ci, nous prévoyons de les convoyer via des tapis roulants vers les principaux axes de transports.

La Tribune - Le FCC soulève également de nombreuses questions sur les choix de société : le projet est-il « bien raisonnable ? », interrogent notamment des élus ainsi que des militants associatifs dans une tribune publiée dans Le Monde le 21 mars dernier. Comment vous placez-vous dans ce débat sur le rapport « coûts - bénéfices », au regard des premiers éléments à votre disposition ?

Aujourd'hui, chaque infrastructure de recherche a l'obligation d'étudier le rapport coût-bénéfice. Le résultat préliminaire est qu'il s'avère très bénéfique. Il y a encore d'autres externalités sur l'environnement à inclure, mais déjà aujourd'hui, nous voyons que même en ajoutant d'autres effets négatifs dans les coûts, le ratio va rester largement bénéfique.

La Tribune - Vous êtes en ce moment au cœur de l'étude de faisabilité et commencez tout juste à présenter les contours du projet : quelles seront les prochaines étapes ?

Au printemps 2025, l'étude de faisabilité devra être terminée, parce qu'à ce moment-là, la communauté FCC internationale doit donner son avis dans un processus qui s'appelle la « mise à jour de la stratégie européenne pour la physique des particules ».

Cela signifie que la communauté internationale va se mettre d'accord sur les prochaines étapes : souhaite-elle continuer avec une étude de conception plus détaillée pour le FCC ? Est-ce qu'elle veut plutôt s'engager dans une étude ailleurs dans le monde ? Ou plutôt vers un autre type de recherche ? C'est un processus incontournable, qui a lieu tous les cinq ans. Par exemple, la dernière stratégie, en 2020, a conclu à cette étude de faisabilité.

La Tribune - Il y aura certainement une étape de concertation publique : avez-vous déjà déposé une demande à la CNDP ?

Nous anticipons déjà beaucoup. Mais aujourd'hui, nous sommes dans une étude, il n'y a pas encore de projet. Ici, à mi-parcours de l'étude de faisabilité, nous pensons que nous avons assez d'éléments, mais pas tous les éléments, pour commencer un dialogue tout en transparence avec la population en France et en Suisse. Nous savons que cela prendra du temps.

Réunion publique d'information et d'échanges relative à l'étude de faisabilité du FCC : sur inscription préalable, le mercredi 24 avril, de 18 h à 20 h, dans l'auditorium du Portail de la Science, à Meyrin (Suisse).

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Commentaires 3
à écrit le 25/04/2024 à 9:38
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Ce qui manque le plus à nos sociétés technique et scientifique se sont des gens de la qualité des Tesla et de Stephen Hawking et des politiques formés scientifiquement pour leur soutien.

à écrit le 25/04/2024 à 9:27
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Allons nous enfin créer un trou noir..

à écrit le 24/04/2024 à 15:02
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Ils n'allaient sûrement pas s'arrêter en si bon chemin après avoir vaguement trouvé le boson de Higgs. Entre ce FCC fantastique et Iter, qui est tout aussi pharaonique, la physique fondamentale a l'air d'être un fromage infini pour qui usine dans ce ...

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